Ce texte a été écrit dans le cadre du cours Écriture de fiction I (roman), donné à l’Université Laval par Pierre-Luc Landry à l’automne 2012.

 

Ma famille habite dans un petit village perdu au milieu des montagnes. Je ne vous dirai pas son nom, ça ne vous dira rien. Il est semblable à beaucoup d’autres : on y trouve une station-service, un restaurant-bar qui s’appelle le Margot et une école primaire, mais pas de cabinet de médecin. Il y a trois salons de coiffure et le salon de massage de Louison Duguay, dans la rue Tardif, qui fait aussi de la voyance, mais ne cherchez pas de garage, il n’y en a pas. Pas d’école secondaire non plus : une grande polyvalente, dans un autre village, réunit les élèves de la région.

C’est quand même un beau village, mais il y a trop de chiens. Quand je sors de chez nous, je ne peux pas aller à gauche, vers l’école primaire et le restaurant, ni à droite, vers la station-service et le salon de massage, sans en rencontrer sur les terrains des gens. Si vous vous demandez, des salons de coiffure, il y en a à droite comme à gauche. C’est pour ça que je ne les ai pas mentionnés.

Mon problème avec les chiens, c’est que je ne les aime pas. Ils me font peur. Alice dit que c’est à cause de mon père : il en est terrifié. Il a dû me transmettre sa phobie. J’aurais préféré qu’on adopte un chien quand j’étais petit. À l’heure qu’il est, je n’aurais plus peur du gros berger allemand des Bérubé, qui habitent à deux maisons de chez nous, à droite. Ils le laissent attaché à la corde à linge de leur cour arrière et il aboie furieusement toute la journée. J’ai peur qu’il parvienne à briser sa chaîne un jour que je passerai devant la maison de ses maîtres. Vous me direz que Louison Duguay ne doit pas me masser régulièrement et c’est vrai; par contre, si vous voulez insinuer que je ne marche pas souvent vers la droite et donc devant la maison des Bérubé, vous avez tort. Parce qu’à droite, au bout de la rue Principale, il y a le rang Thivierge. Et j’y vais très souvent.

Nous habitons en face de la caserne de pompiers qui est en même temps l’hôtel de ville et le bureau de poste. C’est bien pratique : ma mère n’a qu’à traverser la rue pour prendre le courrier. Et si jamais un feu se déclarait dans notre maison, l’incendie ne durerait pas bien longtemps. Papa peut donc essayer de nous cuisiner des rondelles d’oignon maison sans friteuse en toute tranquillité.

J’ai vécu dans plusieurs villages et celui-ci n’est ni le plus grand ni le plus petit – les écoles primaires de vingt-quatre élèves, ça ne m’impressionne plus –, mais c’est sans conteste le plus beau. Le rang Thivierge et la rivière aux Cardinaux, en bas de la falaise de sable au milieu de la forêt, y sont d’ailleurs pour beaucoup. Sans les chiens, j’irais même jusqu’à dire que c’est mon village préféré.

***

Quand je sors avec Tom et Nicky, les chiens ne me dérangent pas. Ce n’est pas seulement que la présence de mes frères m’empêche d’avoir peur, mais les chiens eux-mêmes se tiennent tranquilles. Ma mère dit souvent que les animaux peuvent sentir la peur et qu’ils attaquent plus facilement s’ils savent qu’on les craint. Tom et Nicky ne sont pas comme moi, ils ne paniquent pas quand ils entendent aboyer, et ça doit être pour ça que les chiens ne les remarquent pas.

Personnellement, ça ne m’a jamais rassuré de savoir qu’il ne faut pas avoir peur des bêtes pour qu’elles n’attaquent pas. Maman et Tom le disent toujours comme si je devais trouver dans leur affirmation de quoi guérir ma phobie, mais au contraire, ça me rend encore plus nerveux de savoir que je ne fais pas ce qu’il faut.

L’hiver passé, mon ami Félix m’a invité à jouer chez lui et quand je suis arrivé devant sa maison, il y avait un gros chien blanc à qui il manquait un œil. Il n’était pas attaché et il s’est mis à avancer vers moi en grognant. Je suis resté dix bonnes secondes sur le trottoir, paralysé, à me demander s’il fallait que je me laisse tomber à terre comme on fait avec les ours. Finalement, Félix est sorti de la maison.

— Relaxe, Martin, il est gentil! qu’il s’est exclamé. C’est le chien de mon oncle!

Christie! Je vous jure qu’il n’avait pas l’air gentil du tout. Tous les propriétaires de chiens assurent que le leur n’est pas malin, mais c’est de la foutaise.

L’oncle de Félix est sorti aussi et je lui ai demandé s’il pouvait rappeler son monstre (je ne le lui ai pas demandé comme ça, évidemment).

— Mon petit gars, je vais te dire une chose, m’a-t-il lancé. Rester planté là en le regardant comme ça, c’est la pire chose que tu peux faire. Il le sait que tu as peur et il va essayer encore plus de te dominer.

Sans doute, ça partait d’une bonne intention. Reste qu’il n’a jamais rappelé son chien et qu’il est resté là, avec son neveu qui riait, à me faire la leçon. Après ça, Félix se demande pourquoi je n’aime pas son oncle.

***

Ce soir, après le souper, je m’en vais marcher dans le rang Thivierge avec mes frères.

Tom a ramassé une branche sur le sol et il la taille avec son couteau pour en faire une sorte de lance. Il est végétarien comme nous autres, mais ça ne l’empêche pas de traîner un couteau de chasse avec lui partout où il va. C’est Maman qui le lui a donné pour sa fête l’an passé. Elle a dit que c’était à la condition qu’il ne l’utilise pas pour tuer des animaux ou blesser des arbres. Tom a dit d’accord sans l’écouter et il a ouvert l’emballage du cadeau avant d’être émerveillé par le couteau. Personne n’imagine Tom tuer quoi que ce soit de toute façon.

Tout en tailladant sa branche, il nous raconte le dernier tremblement de terre sur la côte Ouest et ses conséquences. Mon frère, le trappeur sans trappes, est un coureur des bois qui préfère la forêt à n’importe quel hôtel. Il ne regarde à la télévision que les émissions qui parlent de survie en conditions extrêmes et de catastrophes naturelles. Il n’a pas l’intention de s’en remettre au hasard : qu’il se perde en forêt, qu’une alerte de tornades soit déclarée dans la région ou que les agents de conservation dans la nourriture transforment la population terrestre en zombies, il sera prêt.

Chaque fin de semaine ou presque, il passe une nuit quelque part dans les dix hectares d’érables de monsieur Lalancette, seul ou avec Louis-Philippe et David, à essayer une nouvelle technique de construction d’abris ou d’allumage de feu sans allumettes. Maman n’aime pas trop ça parce que Tom revient tout le temps avec des taches de gazon ou de boue sur ses vêtements qu’elle a de la difficulté à faire partir, mais elle l’encourage quand même. Papa n’aime pas trop ça parce que c’est dangereux, point. Pour sa fête, il lui a offert une trousse de premiers soins.

Nicky interrompt Tom :

— Les catastrophes naturelles, ce n’est pas le plus gros problème. C’est triste de perdre tout ce qu’on a, mais une maison, ça se reconstruit. Le pire, c’est quand les assurances essaient de nous faire croire qu’un tremblement de terre, ce n’était pas couvert.

Il en parle avec l’aigreur de quelqu’un à qui c’est déjà arrivé.

— Tu te goures, Tom. Ce n’est pas la nature qu’il faut essayer de combattre, c’est la société.

Je ne reconnais pas mon frère ces temps-ci. Il ne rit plus, il ne vient plus manger avec nous à la cafétéria de l’école et on ne peut plus rien dire sans qu’il le prenne au tragique. Maman dit qu’il fait sa crise d’adolescence, Alice dit qu’il fait sa crise d’adolescence, Tom dit qu’il fait sa crise d’adolescence. Papa dit qu’il devient réaliste.

***

— Qui est-ce qui te parle de combattre la nature? proteste Tom. Je veux m’adapter à elle. La civilisation n’arrive pas à sa cheville.

Nicky hausse les épaules.

— Profites-en, alors. Il n’y en a plus pour longtemps.

Je n’aime pas ça quand ils embarquent dans des discussions sérieuses comme maintenant. Entendons-nous, c’est toujours Nicky qui commence, mais comme disait Papa quand nous étions petits : Ce qui compte, ce n’est pas celui qui a commencé, mais celui qui arrête le premier. Et celui-là n’est pas Tom.

— Tu exagères. Je suis d’accord que ça va mal, mais ce n’est quand même pas la fin du monde.

— Non? Toi qui t’y connais tellement, tu trouves ça normal qu’il y ait autant de catastrophes naturelles depuis quelques années? Et la guerre en Asie, ça ne te fait rien?

Tom ne se laisse pas intimider :

— Relaxe, le grand! Les cataclysmes et la violence, ça existe depuis des millénaires. On en est seulement plus informés maintenant. Le monde finit toujours par s’en remettre.

— Oui, mais de plus en plus lentement! renchérit Nicky. Les bombes nucléaires et les guerres chimiques, on a beau dire, ça laisse plus de traces que des combats à l’épée! La guerre avec les Nazis, c’était quand même bien pire que la première, la « guerre détranchée ». La prochaine, je ne veux même pas l’imaginer.

Christie, j’aimerais autant qu’il n’en parle pas, dans ce cas-là.

— Et puis toi qui es tellement peace and love, Tom, tu ne penses pas que si on devait apprendre de ses erreurs, juste au 19e siècle, les Nazis auraient suffi pour empêcher la guerre du Vietnam, la bombe atomique à Tchernobyl, les guerres de religion au Rwanda, la destruction du mur de Berlin et la guerre au Moyen-Orient pour combattre les cartels de l’essence?

Je suis essoufflé rien qu’à entendre sa tirade. Il faut croire que ses cours d’histoire de secondaire III sont vraiment plus complexes que ceux que j’ai en secondaire I. Je n’ai pas hâte d’y être. Tom, lui, semble peu impressionné. Il fait mine de le frapper avec son bâton.

— Nicky, pitié, tu dis n’importe quoi! Informe-toi!

***

Poursuivi par Tom, Nicky s’est enfui en avant. Pendant un moment, nous marchons très éloignés les uns des autres. Je suis content qu’ils aient cessé leur conversation déprimante, mais j’espère qu’ils ne se bouderont pas trop longtemps.

Je suis en train de chercher quelque chose à dire pour briser le silence lorsque j’entends Nicky, loin devant, qui nous crie de venir voir. Je me mets à courir, mais Tom le rejoint le premier et regarde à l’intérieur du fossé que Nicky lui indique. Ils échangent quelques paroles que je ne comprends pas. À moins qu’ils ne s’insultent avec amabilité, je crois bien que c’en est fini de leur petite chicane.

J’arrive et Nicky me dit tout bas :

— Regarde.

Je reçois la vision comme une bouffée d’air chaud quand on ouvre un four. Même chose pour l’odeur de pourriture et le bourdonnement des insectes. Oh! comme j’aurais préféré ne pas voir ça. Qu’est-ce qui t’a pris, Nicky, de vouloir nous le montrer?

C’est un jeune chevreuil mort, gisant dans les herbes. Il a les yeux ouverts et sa langue pend. Son pelage est luisant de sang séché et des mouches tournent autour de sa tête. Il a sans doute été frappé par une voiture dans les jours précédents. Je lis l’horreur dans ses yeux grands ouverts. Il me semble que c’est cette tête-là que fera l’humanité à la fin du monde.

***

Quand j’avais six ans, nous vivions dans un autre village et j’allais souvent à la bergerie des parents de mon ami Jonathan. Parfois, j’aidais à nourrir les animaux : je déroulais les balles de foin au-dessus des mangeoires et versais les poches de grain dans les récipients à l’intérieur des enclos. Mais ce que je préférais, c’était donner le biberon aux agneaux. Jonathan et moi nous chicanions souvent à ce sujet. Nous voulions toujours être celui qui leur ferait boire la mixture de lait et de poudre protéinée à la vanille.

Un jour, sa grande sœur nous a demandé si on voulait voir quelque chose de drôle. Nous l’avons suivie sans nous douter de quoi que ce soit, et elle nous a guidés derrière la bergerie, où nous attendait un agneau au crâne éclaté.

— Papa l’a tué ce matin. Il était malade, je crois.

Le pire dans tout ça, c’est que je ne me méfie toujours pas quand on me dit qu’on a quelque chose à me montrer. Je commence seulement à me rendre compte qu’en campagne, ce quelque chose est le plus souvent un animal mort.

***

Nous sommes restés quelque temps devant le fossé, mal à l’aise mais fascinés. Puis nous avons pris le chemin du retour. Il fait déjà plus sombre qu’à l’aller.

C’est moi qui parle le premier pendant que nous marchons :

—Je ne savais pas qu’il y avait des chevreuils au printemps. Je pensais qu’ils sortaient seulement en automne.

— Non, ça, c’est la chasse, répond Tom. Mais les chevreuils, il y en a tout le temps.

— C’est peut-être comme les premières mouches qui sortent au printemps, suggère Nicky. Elles sont tellement lentes. C’est peut-être la même chose pour les chevreuils?

Je suis bien content de voir les blagues de Nicky lui revenir et je renchéris :

— C’est sûr que ça ne vole pas fort, un chevreuil avec des ailes de mouche.

***

En rentrant, je suis allé directement dans ma chambre. J’avais envie d’être seul.

Je dors au grenier, en haut de l’escalier bringuebalant de l’ancienne salle de jeu, qui sert de débarras maintenant que nous n’y jouons plus. Ma chambre est minuscule, avec des murs encore recouverts de feuilles de construction. Tout craque, et quand il vente, on croirait qu’il y a des chauves-souris dans le plafond tellement c’est bruyant.

C’est un peu comme l’été passé, quand des corbeaux ont fait leur nid dans un trou entre le toit en tôle et la charpente de bois, juste au-dessus de ma chambre. Plus les bébés grandissaient et plus je les entendais agiter leurs ailes et courir un peu partout dans le toit. À la fin de l’été, ils me réveillaient chaque matin au lever du soleil. Quand ils sont partis, mes parents ont fait boucher le trou. Maintenant, il n’y a plus que le vent qui peut s’infiltrer dans les vieux murs mal isolés.

Je m’assois sur mon lit, le dos au mur, et je prends mon carnet à dessin. D’un 2B mal aiguisé, je me mets à crayonner. Des pattes fines, des sabots noirs.

Le regard du chevreuil ne me quitte pas depuis que je l’ai vu.

Un poitrail fort, une petite queue touffue.

Il a dû avoir peur lorsqu’il a vu la voiture. Peut-être qu’il s’est tout simplement aventuré sur la route parce qu’il avait faim et qu’il savait qu’il y avait de bonnes herbes de l’autre côté. Ou bien il voulait se promener un peu. Il m’a semblé si jeune.

Une tête allongée aux grands yeux noirs.

Et maintenant, le voilà tout seul dans ce fossé sombre. Les larmes me viennent aux yeux quand j’y pense. Sûrement que le chevreuil est triste lui aussi et il doit avoir de plus en plus froid maintenant qu’il fait nuit.

Des ailes rondes, fragiles. Des ailes de mouches qui lui sortent du dos.

Maman a dit qu’il y aura un orage cette nuit. Je pleure à l’idée de la pluie tombant dans les yeux grands ouverts du chevreuil.

***

Je me suis couché tôt ce soir. Tranquille, dans mon lit, j’ai attendu que Papa, Maman, Tom et Nicky aillent dormir eux aussi. Je compte jusqu’à deux cent après que la porte de la chambre de mes parents se soit refermée, puis je me lève. Et là, en accomplissant chacun des gestes que j’ai répétés dans ma tête, je deviens aussi discret qu’un ninja.

J’enfile un jean par-dessus mes boxers. Je mets un chandail à manches longues et des chaussettes. Je prends mon sac à dos, j’ouvre la porte de ma chambre et je sors. Après avoir descendu l’escalier de la salle de jeu sur la pointe des pieds, je vais coller une oreille contre la porte de la chambre de mes parents. Papa ronfle. Tout va pour le mieux.

En bas, je vais chercher une lampe de poche et une grosse agrafeuse dans la boîte à outils de mon père et deux nappes en coton dans la lingerie. Puis, je mets mes chaussures et je sors.

Dans le coin de la cour, il y a une bâche en plastique bleu dont Papa ne s’est jamais servi. Je la prends et je l’étends sur l’herbe par-dessus une des nappes. Je la recouvre de l’autre et j’agrafe le tout en place. Repliant la bâche, je la fourre dans mon sac à dos avec la lampe de poche. J’enfile les bretelles du sac et je regarde le ciel. Les nuages sont menaçants.

— Ne t’en fais pas, Chevreuil, j’arrive bientôt.

Et je me mets en marche.

***

C’est là que la bête féroce des Bérubé décide de me faire un coup de chien.

Non contents de le laisser emmerder les villageois toute la journée, mes voisins ne le rentrent pas non plus la nuit. Évidemment, je l’ignorais. Je ne m’appelle pas Ivan comme mon graphiste de père et je ne passe pas mes nuits à aller quérir l’inspiration dans les rues désertes du village pour finir mes commandes à la dernière minute.

Lorsque je passe devant la maison des Bérubé, j’ai complètement oublié leur animal, mais celui-ci m’a bien vu. Il bondit vers moi en aboyant. Je sursaute et recule, convaincu que je vis mes derniers instants. Heureusement, sa chaîne le retient avant qu’il ne quitte la cour et il est tiré en arrière en émettant un son étranglé. Comme je m’éloigne rapidement, il continue de grogner et je le regarde par-dessus mon épaule jusqu’à ce que je ne le voie plus.

Cela ne s’annonce pas de tout repos de vouloir aider mon ami.

***

En arrivant au fossé où le chevreuil repose, je sors la lampe de poche et la braque sur lui. Le rayon de lumière se reflète dans ses yeux grands ouverts et je souris d’un air que je veux encourageant.

— Tiens bon, je suis là. Ça ne sera plus long.

J’essaie de coincer la lampe de poche entre mes dents, mais le goût de caoutchouc de la poignée me donne envie de vomir. Je ne pourrai jamais tenir ainsi : je suis le genre de personne qui a la nausée en se brossant les dents. Je finis simplement par poser la lampe de poche sur l’herbe au bord du fossé.

Je sors la bâche de mon sac et je descends l’étendre à côté du chevreuil. Puis, j’entreprends de le pousser. Ce n’est pas une mince affaire. Au début, l’animal ne bouge pas d’un poil, puis je décide de le relever pour le renverser sur le plastique. Ça va bien jusqu’à ce que mes espadrilles glissent dans l’herbe alors que je le tiens presque à la verticale. Il me tombe quasiment dessus et c’est de justesse que, me jetant en arrière, je ne suis pas écrasé par le chevreuil. Un sabot manque ma tête de peu.

Je reste assis dans l’herbe quelques instants. Christie! Je l’ai échappé belle.

Lorsque je cesse de trembler, je réessaie. Je relève lentement le chevreuil et je le laisse tomber sur le plastique. Je suis en train de reprendre mon souffle quand je me rends compte qu’il n’est qu’aux trois quarts sur la bâche. Je le pousse, mais je ne parviens qu’à faire glisser la nappe sur l’herbe. Je murmure :

— Bien sûr, ça ne pourrait pas être facile.

C’est le chevreuil qui me joue des tours. Certain.

Je finis par le pousser par-dessous, comme tantôt, pour qu’il roule sur la toile. Alors je m’assois, adossé au chevreuil.

— Attends un peu, laisse-moi le temps de respirer. Il faut encore que je te sorte de là.

***

Hisser le chevreuil hors du fossé se révèle quasiment plus facile que de le placer sur la nappe. Comme je connais désormais son poids, je n’ai qu’à me glisser sous la bâche et le pousser sur la route. Cela dure peut-être cinq minutes. Je suis tout à fait concentré et je ne gaspille aucun de mes gestes. Si mon professeur de mathématiques parvenait à me faire voir ses examens comme une tâche aussi importante, j’aurais sans doute de meilleures notes dans son cours.

Une fois le chevreuil et son tapis sur le gravier en bordure de la route, j’escalade le bord du fossé. Je me saisis de la lampe de poche, je l’éteins et la range dans mon sac à dos.

— Pas trop mal, Chevreuil?

— Oy, non! Ça va. J’aurions être tellement plus à mon aise ici qu’au fond de ce fossé.

— Profites-en, alors. Là où je t’emmène, ce n’est pas au grand air et tu y seras peut-être un peu serré.

— Tant pis, ça ne pourriont pas être pire que d’où tu m’as sorti.

Prenant un coin de la toile de plastique dans chaque main, je la tire sur la route pour la dégager tout à fait de la gravelle.

— Dis au revoir à la forêt, Chevreuil.

— Au revoir à la forêt, Chevreuil.

***

Je traîne ma cargaison à reculons dans l’obscurité pendant quelque temps, mais ça ne me semble pas long, car le chevreuil me fait la conversation. Il me demande fréquemment :

— Je n’aurions pas être trop lourd, Martin?

Et je lui réponds :

— Aucun problème, Chevreuil. Occupe-toi plutôt de m’avertir s’il y a quelque chose derrière moi.

Grâce aux bons yeux du chevreuil, je ne trébuche pas de tout le rang Thivierge.

***

J’arrive sur la rue Principale et les vrais problèmes surviennent avec l’apparition des lampadaires et de l’asphalte, sur laquelle même les draps de ma mère feront du bruit. Et qui dit lumière et bruit dit risques d’être aperçu tirant un chevreuil mort sur une bâche de plastique dans les rues du village à deux heures du matin.

— Oy! Ne me regarderions pas comme ça, proteste le chevreuil devant mon air embêté. Si je saurions me tirer d’affaire dans ton monde, je n’aurions pas fini percuté par une voiture et laissé pour mort dans un fossé et on n’en seriont pas là.

Je lâche ma charge et je m’avance sur la rue Principale. Il n’y a pas un chat dans le village. Je cherche quelque chose, de préférence à roues, pour rendre moins périlleux le transport du chevreuil. Je ne trouve rien de convenable. Mais où sont les planches à roulettes abandonnées dans les stationnements quand on en a besoin?

Je retourne jusqu’au chevreuil, qui fixe le ciel ennuagé d’un seul œil.

— Alors?

— Alors rien. On va passer comme ça dans la rue, pas le choix. Espérons seulement ne réveiller personne. Je n’habite pas si loin de toute façon.

En plein jour, le bruit des nappes frottant sur l’asphalte de la rue Principale n’attirerait l’attention de personne. Mais de nuit, ça fait un raffut incroyable. Après avoir tiré la bâche une seconde, je m’arrête et me retourne d’un coup, convaincu d’avoir réveillé tout le village. Comme rien ne se passe, je tire le chevreuil de nouveau, quelques secondes d’abord, et quelques autres, puis je ne m’arrête plus. Nous préférons garder le silence pendant le trajet.

Arrivé devant chez moi, je prends deux coins de la bâche dans chaque main et je hisse mon fardeau sur le balcon. Avec une lenteur infinie, j’ouvre la porte de la maison et tire le chevreuil à l’intérieur. J’entreprends de monter l’escalier en soulevant lentement la bâche et son contenu à chaque marche. Je m’efforce de ne pas faire de bruit, mais je comprends désormais que je ne serai pas découvert. Je n’ai pas accompli tout ça pour échouer si près du but. Le chevreuil, lui, sait bien que nous arrivons bientôt : il ne se plaint pas d’être tout écrasé dans les nappes.

Je traverse le couloir de la salle de jeu en tirant la bâche derrière mon dos, puis je monte l’escalier de la salle de jeu. Je referme la porte de ma chambre en chuchotant :

— On y est, Chevreuil, on y est.

— Oy… ç’auriont être ta forêt, ici? Les arbres auriont être si plats.

— Ça, c’est mon bureau et ça, mon lit. J’ai mon carnet à dessins aussi, je te montrerai ça une autre fois. Cette nuit, je pense qu’il vaut mieux dormir.

— Je n’aurions pas connaître ces noms, ç’auriont être des arbres exotiques, sûrement? Mais tu as raison : je serions épuisé. Je ne pouvions pas dormir au fond de ce fossé.

Je tire la bâche de sous le chevreuil, j’arrache les nappes et jette le plastique par la fenêtre. J’étale les nappes sur mon plancher, l’une par-dessus l’autre. Elles sont toutes trouées, mais ça ne fait rien. Je place le chevreuil sur le tissu et le pousse sous mon lit. Les nappes glissent sans résistance sur le bois verni.

— Oy! Ça chatouillions!

— J’ai fini. Te voilà chez toi.

— Ç’auriont être vrai… ça n’auriont pas être grand…

Mon cœur se serre.

— Tu n’es pas bien?

— Ça m’auriont aller. Rien ne seriont pire que le fossé.

— Mais c’est moins bien que ta forêt?

— Je n’aurions pas dit ça. Ç’auriont seulement être une autre forêt. L’arbre, le lit, au-dessus de ma tête, sentiriont le chêne. Ça devriont être un cousin des arbres de mon ancienne forêt. Et l’herbe où tu m’aurions placé est douce. Elle sentiriont le lilas. Ce seriont peut-être petit comme forêt, mais je n’aurions plus besoin de grands espaces quand je ne pourrions même plus remuer les pattes. Voudrions-tu que je te dise? Cette nouvelle forêt conviendriont très bien au nouveau moi.

Je lui souris.

— Si tu es content, je suis content.

Je me déshabille et me glisse sous mes couvertures.

— Bonne nuit, Chevreuil.

— Oy, bonne nuit, Martin.

***

Aujourd’hui, Alice revient à la maison. J’ai hâte qu’elle arrive, parce que Papa va faire des trous dans le plancher à force de marcher de la cuisine au salon et du salon à la cuisine en regardant par la fenêtre toutes les cinq secondes. Maman lui dit qu’il n’a pas besoin d’être debout pour voir la voiture d’Alice arriver et qu’il ferait mieux de s’asseoir avec nous devant la télé.

— Oui mais il lui est peut-être arrivé quelque chose, elle a peut-être eu un accident, peut-être qu’elle a été arrêtée, tu aurais dû la punir plus que ça quand elle a fumé du pot en secondaire V, elle est sûrement trafiquante de drogue maintenant, ça doit être pour ça qu’elle n’appelle presque plus et qu’elle est en retard aujourd’hui!…

De un, il peut bien parler avec ses histoires de drogue. Maman et lui racontent celle de leur rencontre chaque fois que nous avons de la visite et ça va comme suit : il y aura douze ans et des pistaches à mon prochain anniversaire, un jeune homme s’est présenté dans un CLSC pour une prise de sang. L’infirmière qui s’en chargeait s’est rapidement aperçue que son patient souffrait de dépression. Elle lui a proposé d’aller fumer un joint avec elle dans le stationnement, histoire de le requinquer un peu. Le jeune homme l’a suivie et ç’a été sa première et sa dernière expérience de drogue. En même temps, l’artiste et l’infirmière sont devenus amoureux l’un de l’autre.

De deux, Papa s’est toujours énormément inquiété pour Alice bien qu’elle ne soit pas sa fille. Il faut savoir que la femme du jeune homme dépressif était décédée un an plus tôt en donnant naissance à leur troisième fils. Ce fils, c’est moi. Cette femme, c’est ma mère. Je l’aime – même si je ne la connais pas. Je l’aime même si Adriana est ma mère aussi. D’ailleurs, elle nous parle plus d’elle que ne le fait mon père. C’est à croire que, ayant tout dit d’elle à l’infirmière, il ne peut plus en parler maintenant…

Lorsque Papa a rencontré Adriana, Alice avait sept ans. Elle lui a dit qu’il ressemblait à un chameau avec ses cheveux beiges et ses joues qui pendaient de n’avoir pas ri depuis longtemps. Elle lui a demandé comment il s’appelait et il a dit Ivan. Elle a compris divan et a crié que ce n’était pas un nom et qu’il se moquait d’elle. Lui, le con, ça l’a fait sourire.

***

Depuis, Alice a beau ne pas être la fille biologique de Papa, elle est aussi peu ponctuelle que lui, en plus de conduire presque aussi mal : elle appelle à la maison au moins trois fois par année pour que nos parents l’aident à payer une contravention. Elle parle et rit fort et elle n’aime pas faire le ménage ni la vaisselle. Elle aime l’artisanat comme Maman et l’art comme Papa. Elle obtient aussi de bons résultats à l’école, comme Papa à son âge, comme Maman aussi, comme tout le monde en fait, sauf Tom et moi.

Pauvre Tom qui essaie de regarder sa vidéocassette de Yamakasi en paix avec nos parents qui se parlent d’un bout à l’autre du salon. Maman exhorte Papa encore une fois à venir nous rejoindre sur le sofa. Pauvre Papa qui s’inquiète quand Alice n’est pas encore là, quarante-cinq minutes après l’heure prévue.

***

Ce n’est pas que je ne comprends pas Papa. Mais je le connais. Il s’en fait tellement pour tous les malheureux détails qu’il finit par devenir un paquet de nerfs et provoquer des disputes. Attendez seulement qu’Alice arrive. Il va lui tomber dessus et il va tous nous mettre à cran. D’autant plus que nous sommes dans la partie descendante de son cycle de travail, celle où l’échéance approche et où il commence à stresser.

Papa est graphiste. Il travaillait pour le Journal de Montréal quand Tom et Nicky étaient petits et il a décidé de se lancer à son compte quand il a rencontré Maman. Nous sommes déménagés en campagne quand j’étais petit. Personnellement, je n’ai aucun souvenir de Montréal et je n’ai connu Papa que travaillant à la maison. Tom et Nicky disent que c’est bien mieux comme ça. Je pense qu’alors ça devait être vachement pénible quand il travaillait au Journal.

Papa est super quand il n’a pas de projet en cours. Il ne perd pas non plus son cool quand on lui passe commande, parce que les premiers jours, il ne fout rien. Bon, les conversations avec le client, les plans du projet, tout ce à quoi il est obligé pour que les gens qui le paient soient contents, il le fait sans problème. Mais le projet lui-même, il ne le commence jamais avant la veille de la date de tombée. Alors, il bûche comme un fou devant son Mac pendant toute la nuit, avec du café noir et les yeux rouges. Pas moyen de lui parler pendant cette journée-là : il est fébrile comme un chat devant un aspirateur et il ne pense qu’à son projet. Même s’il ne le commence pas avant 23 h.

Les jours d’après, il dort. Il se lève parfois pour aller pisser ou manger une pomme, mais il se recouche aussitôt. Ses clients appellent pour partager avec lui leur appréciation du produit final, mais ils ne peuvent en faire part qu’à Maman, car lui n’est pas parlable.

Quand il a assez dormi, il se relève et tout recommence. Pour un temps, il est super, d’autant plus que de réussir ses commandes dans de telles conditions le remplit toujours de fierté. Si Tom était intéressé par les ordinateurs, Papa pourrait lui enseigner comment pratiquer ce sport extrême qu’est le graphisme tel qu’il l’exerce. Mais voilà, Tom n’en a rien à cirer de l’informatique et Maman ne s’en trouve que plus heureuse.

***

Papa s’est finalement assis devant Yamakasi avec nous, mais c’est pour la forme : ses yeux voyagent sans arrêt de la fenêtre à sa montre et il bat du pied sur le plancher. Comme moi qui lorgne la sortie en éthique et culture religieuse, quand Sonia Grenier nous montre des diapos de mandalas. Maman lui répond patiemment en fabriquant une espèce de toile d’araignée orange en macramé.

— Il me semble que depuis le temps, elle devrait avoir appelé pour dire qu’elle va bien, non?

— Peut-être bien, Ivan…

Je la soupçonne de ne pas l’écouter.

— Elle devrait s’acheter un cellulaire, aussi! Ou bien une pagette. On serait pas en train de s’arracher les cheveux en se demandant ce qui lui arrive.

— Tu serais le premier à te plaindre qu’elle fait juste texter ses copines quand elle est ici.

Silence.

— Veux-tu bien me dire à quoi va servir l’horreur que tu es en train de tricoter?

Papa fait exprès et Maman proteste à grands cris. Tom, pendant ce temps, monte le son de la télé en se gardant bien d’intervenir.

***

Je me suis réveillé l’autre matin et il y avait une mouche qui tournait autour de mon lit. Elle bourdonnait lentement, par secousses, elle montait se cogner quelques fois au plafond puis redescendait en glissant le long du mur avec l’air de ne pas savoir ce qu’elle voulait. Une vraie mouche conne de printemps. Je l’ai regardée faire l’ascenseur de mon lit au plafond pendant que me revenait, avec une égale lenteur, le souvenir un peu irréel d’avoir ramené le chevreuil du fossé à la maison.

Un peu irréel? Autant dire que j’en avais fumé du bon, moi aussi.

J’ai fixé le plafond jusqu’à ce que je me rende compte que je n’entendais plus la mouche. Elle devait s’être faufilée quelque part entre mes murs. Je me suis décidé et je me suis penché par-dessus le bord de mon lit.

Dans la pénombre du dessous de mon sommier, une masse brune me fixait de ses grands yeux noirs. J’ai soutenu son regard une seconde puis je me suis relevé. La tête m’a tourné.

— Martin?

J’avais le cœur qui battait.

— J’aurions bien dormi… Ç’auriont être la première fois depuis des jours.

Je ne me suis pas demandé si mes frères et mes parents pouvaient entendre sa voix dans ma chambre.

— Est-ce que je pourrions rester? S’il te plaît, Martin. Je voudrions pas retourner dans le fossé.

La bête avait la douce voix de ma mère, chargée de l’inquiétude de mon père.

— Ils auriont venir me chercher et me mettre dans une de ces boîtes jaunes qui roulent… Par-dessus les chats écrasés et les chiens morts. Je les aurions déjà vus faire. Oy! je ne voudrions pas que ça m’arrive.

Je me suis penché de nouveau, j’ai tendu la main et touché son sabot, à moitié pour le consoler et à moitié pour me convaincre qu’il était réel. Ses yeux sombres étaient pleins d’eau et il me regardait avec espoir. J’ai souri.

— Ne t’en fais pas, Chevreuil. Même si je voulais te ramener dans le fossé, je ne pense pas que j’aurais assez de chance pour me balader avec toi dans le village sans me faire surprendre une deuxième fois.

***

Je n’ai pas grand-chose à faire pour l’occuper. Il dort beaucoup, il ne mange pas, il se distrait en reniflant les odeurs de ma chambre et celles qui entrent par la moustiquaire de la fenêtre. Souvent il veut aller vers les odeurs qu’il perçoit. Il ne comprend pas qu’elles puissent être si proches et que, derrière les fenêtres et les murs, on en soit si loin. Je lui montre les dessins de mon carnet et il est flatté de se reconnaître dans mes portraits de lui. Je dois le rassurer quand un camion passe sur la rue Principale et que la maison tremble : il n’est pas habitué à la proximité du son et n’a jamais senti la terre bouger.

Il a plu l’autre jour et nous sommes restés dans ma chambre toute la soirée. Bien qu’il se  soit habitué à bien des choses déjà, il a eu peur en constatant qu’il entendait les gouttes tomber et qu’il restait au sec.

— Même dans un buisson, d’ordinaire, la pluie m’auriont trouvé…

Puis, il a accepté le miracle et s’est endormi. Le ciel a pris une lueur rose sous les nuages foncés et l’air était chaud. Je lisais sur mon lit et j’entendais de temps en temps le chevreuil soupirer dans son sommeil : « Oy… » Je l’imaginais ronronner, les pattes de devant croisées sous son menton comme les chats. Christie qu’on était bien.

Personne, jusqu’à présent, ne s’est rendu compte que je l’héberge. Une chance que l’an passé Maman a décidé qu’elle ne faisait plus le ménage de ma chambre. Une chance aussi que Nicky et Tom sont toujours à l’extérieur en train de faire du skate ou de camper dans la forêt.

Le lendemain de la nuit où il a plu, pourtant, j’ai bien cru être découvert par Tom. Il avait dormi entre deux des érables de monsieur Lalancette à l’intérieur d’une tente de fortune, nulle autre que la bâche trouée. Heureusement, il en a parlé à tout le monde séparément, et chacun a supposé qu’un autre était responsable de l’état de la toile.

Papa dit souvent que ce qui manque dans notre famille c’est plus de communication.

Avec Alice, Tom et Nicky, on s’entend généralement pour dire le contraire.

Mais dans des moments comme celui-là, je me dis qu’on se parle peut-être juste assez.

***

 Personne ne sait jamais d’avance de quoi aura l’air Alice, sauf Maman, qui n’utilise le Mac du bureau que pour voir les photos qu’elle lui envoie. Comme d’habitude, Papa a failli faire une crise cardiaque en voyant sa tête. Moi aussi ça m’a surpris, ses cheveux très courts, mais si nous ne demandons jamais rien à Maman avant l’arrivée d’Alice, c’est parce que, passée la première seconde, c’est déjà un look comme un autre. Papa ne demande jamais parce qu’il espère que ce sera moins pire cette fois-ci.

Il y a toujours un malaise quand il la voit. Nous savons tous qu’il désapprouve et ça me gêne pour lui comme pour elle. Il faut dire qu’elle fait un peu exprès. On voit bien que sa coupe de cheveux est récente et que sa veste à motifs camouflage est neuve. Ça ne la tuerait pas de laisser ses cheveux pousser un peu quand elle sait qu’elle va revenir au village quelque temps. Mais non. Papa essaie fort d’avoir l’air zen. Il dit que son maquillage est beau ou que sa camisole est mignonne. Et quand elle mentionne Martine, il l’appelle sa copine de classe. Tout pour qu’on remarque encore plus ce dont il évite de parler. J’aimerais ça être ailleurs dans ces moments-là.

Je suppose que ça doit être un truc de graphiste, un problème esthétique. Quand Alice vivait encore avec nous et qu’elle a voulu se faire couper les cheveux la première fois, elle et lui ont eu un long débat.

— Tu voudrais quand même pas que ta mère ait une coupe champignon?

— Mais Papa, on parle pas de Maman, et puis c’est pas une coupe champignon que je veux…

— Avoue quand même qu’une femme avec les cheveux courts, ç’a l’air d’un gars.

Alice a bien l’air d’un garçon avec ses oreilles dégagées et l’arrière de sa tête rasé. Je le lui dis. Elle est contente. Papa regarde le plafond. Et Tom nous crie d’aller ailleurs. Il essaie de regarder son film.

***

Pour fêter l’arrivée d’Alice, on va manger au Margot. Le serveur est habitué à notre menu particulier, mais il fixe ma sœur par en-dessous. À moitié parce qu’aucune fille au village n’a les cheveux aussi courts – aucune qui ait moins de 55 ans, mettons –, à moitié parce qu’il ne détesterait pas qu’elle le regarde en retour. Nous faisons tous semblant de ne pas le remarquer, elle la première. Papa aimerait bien qu’elle réponde aux marques d’attention du serveur, lui aussi. Je pense qu’il commence à regretter les fois où il lui a interdit de sortir avec des garçons quand elle était au secondaire. Ça doit être pour ça qu’il nous encourage tellement à nous faire des copines, Tom, Nicky et moi.

Parlant de Nicky, ç’a tout pris pour qu’il se joigne à nous ce soir. Et même s’il est là, il reste assis à son bout de la table et il joue avec ses ustensiles avec des airs de dépressif. Même Tom a dû être arraché à son film de parkour. Résultat : Papa, Maman et Alice sont les seuls à discuter et je me vois mal m’intégrer à leur conversation sur les cours à l’université. Il ne reste plus qu’à attendre notre repas…

***

Le chevreuil m’a demandé l’autre jour si j’avais déjà chassé.

— J’ai déjà pêché. Est-ce que ça compte?

— Comment aurions-tu fait? Tu ne possèdes pas de griffes…

— Avec les dents.

Il était horrifié. Même les ours ne font pas ça.

— Je blague, Chevreuil. C’était avec des lignes à pêche.

Un été, avec mes grands-parents. J’avais adoré pêcher, même en voyant les poissons gigoter dans l’air, asphyxiés par un hameçon leur trouant la gorge. Après, en voyant mon grand-père les ouvrir au couteau pour leur vider le ventre, j’ai changé d’idée. Puis, mes grands-parents ont rejeté les poissons morts dans l’eau parce qu’ils n’avaient pas assez faim pour les manger tous. On ne me reprendra pas de sitôt à aller à la pêche.

***

La garde Adriana ne faisait pas que fumer de la marijuana sur le terrain de la clinique et s’adonner au macramé dans ses temps libres. Elle était aussi végétarienne. Quand mon père et elle ont décidé de se marier, elle l’a converti et nous aussi. Remarquez, je n’en ai aucun souvenir. J’étais bébé à l’époque et Tom et Nicky n’étaient pas tellement plus vieux. Ivan n’a jamais été difficile quant au goût des aliments : avec son stress chronique, il ne savoure rien. Ce qui l’a inquiété, ç’a plutôt été la santé.

Ce n’était pas très bien vu de devenir végétarien, à l’époque. Maman avait beau argumenter avec ses connaissances en biologie et en nutrition, ses collègues tout comme ceux de Papa prédisaient presque une deuxième paire d’yeux et des écailles à leur progéniture. Et encore, ils disaient que mes frères et moi avions moins de chances de mourir d’inanition, puisque nous avions mangé de la viande durant notre petite enfance, au contraire d’Alice, dont la mère était devenue végétarienne avant même de tomber enceinte.

Papa s’est acheté tous les livres sur la nutrition qu’il a pu trouver et tous les suppléments conseillés dans ces ouvrages. Aujourd’hui encore, il demande à Alice si elle prend bien ses vitamines chaque fois qu’il lui parle au téléphone ou qu’elle revient pour les vacances.

C’est vrai qu’il est arrivé à Maman d’exagérer. Elle a tendance, comme Papa avec le graphisme, à donner de grands coups dans sa production culinaire et il est fréquent que nous nous retrouvions avec des réserves suffisantes pour subsister durant des semaines. Un de ses grands classiques, ce sont les légumineuses germées, qui n’ont pas un temps de vie très long. L’an passé, elle nous a servi des variations de repas préparés avec des fèves d’une même « fournée » pendant près de deux semaines. Nous avons tous été malades durant trois jours. Disons qu’elle s’est calmée un peu depuis.

***

En revenant du restaurant, Alice veut voir mes dessins.

— D’accord, je vais chercher mon cahier.

— Non, je veux voir ta chambre aussi. Maman dit que tu as refait la décoration.

Oui, une ou deux affiches sur les feuilles de plastique des murs… Ça ne change absolument rien. Mais, Christie! Alice monte l’escalier. Elle qui sait que je cache mes secrets sous mon lit depuis toujours… J’essaie de la dissuader d’aller dans ma chambre, mais ça l’incite encore davantage à s’y rendre.

J’entre à sa suite et je la trouve à genoux sur le plancher, cherchant je ne sais quoi sous mon sommier. Mon sang ne fait qu’un tour.

— Je ne le trouve pas. Où le caches-tu?

Sa voix est normale. Est-il possible qu’elle ne voit pas le chevreuil dans l’obscurité du dessous de mon lit?

— C’est parce que je ne le mets jamais là.

Elle se relève et s’assoit sur mon lit. Je vais chercher mon carnet à dessin sous mon oreiller. En le lui tendant, je la regarde brièvement dans les yeux. Je n’y vois aucune surprise et aucun doute. Je suis moi-même étonné, mais quel soulagement!

Elle regarde mes croquis du chevreuil et je lui explique la découverte que Tom, Nicky et moi avons faite dans le rang Thivierge quelques semaines plus tôt.