Je marche dans le petit sentier pour me rendre à mon cours. C’est la première fois que je vois cette fille. La manche gauche de son manteau noir flotte dans le vent, comme s’il lui manquait un bras. A-t-elle eu un accident? Est-ce qu’elle est née comme ça? Je continue à marcher derrière elle, mais pas de trop près, pour ne pas avoir l’air d’un violeur. Ses bottes rouges piétinent la neige. Ses jambes graciles en forme de poire se déplient avec volupté. Son petit cul serré me rappelle celui de ma mère plus jeune. Son bras droit bouge avec vigueur. Quelques cheveux roux et frisés dépassent de sa tuque en laine blanche.

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C’est drôle, elle s’appelle Nelly, comme ma sœur qui s’est suicidée à 36 ans. Je suis dans son cours de création littéraire les mardis matins. Elle étudie en rédaction professionnelle et moi, en littérature. Nous aimons tous les deux les mots. Moi, c’est la poésie, elle, c’est la grammaire. Elle pourrait corriger mes fautes et je lui écrirais des chansons. Elle m’a parlé un peu de son père, un militaire. Il travaille sur la base de Valcartier, c’est un sergent. Fille unique. Je n’ai pas osé lui demander pour son bras. Quand j’y pense, le mien me pique.

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Au cinéma, une fille à l’écran pleure et nous trouvons cela très drôle. Une forte odeur de popcorn au beurre règne dans la salle. Nelly boit dans ma liqueur et je mange ses bonbons. Après avoir passé mon bras autour de sa taille, elle m’embrasse avec trop de langue. Elle me gratte derrière les oreilles et j’aboie. Je lui touche les hanches pendant qu’elle fronce les sourcils. Elle tousse un peu, ouvre les jambes et je glisse ma main dans ses culottes. C’est chaud, ça me rappelle la tourtière de ma mère. Mon père se brûlait les lèvres chaque fois.

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Je marche dans le petit sentier, mais elle n’est pas là. Des marmottes courent entre les arbres et glissent dans des trous. Impossible de les approcher. Je me demande ce qu’elles font dans leurs trous pendant l’hiver. J’imagine qu’elles ont tout le nécessaire pour survivre : des noix, du bois, de la chaleur. Je lance une boule de neige vers une famille de rongeurs. Elle atterrit dans la figure d’un étudiant. Il est tout petit avec des lunettes en fond de bouteille et un manteau brun. Son nez saigne. Je prends une roche et la lui lance. Je cours vers lui en hurlant comme un ours. Il prend peur et échappe son violon rouge. Je le ramasse. J’ai toujours voulu en jouer. Peut-être que Nelly aime la musique.

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Nous marchons main dans la main aujourd’hui. Je suis obligé d’aller moins vite que d’habitude parce qu’elle a de plus petites jambes que moi. Son œil gauche est noir, mais elle ne veut pas en parler. Je chante tout haut même s’il y a des passants. Les marmottes ne semblent pas nous remarquer. Je lui parle de poésie, de musique et de théâtre pendant qu’elle me sourit. Son visage maigre, où trônent un nez cassé et des yeux creux, est néanmoins doté d’une peau plus douce que le velours et de petites taches de rousseur adorables. J’ai envie de la croquer, mais je sors une pomme à la place.

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Son logement minuscule se trouve dans la maison d’une certaine Madame Rosa. Cette femme doit avoir soixante dix ans et peser dans les deux cent cinquante livres. Elle nous offre un thé brûlant que nous avalons installés dans la cuisine sans poser de questions. Un chien noir nous glisse entre les pattes. Nous sommes forcés de le flatter un peu, même si je suis allergique aux poils. Madame Rosa nous parle de son mari qui est décédé pendant la Deuxième Guerre. Je fais semblant de l’écouter, mais je ne peux pas détacher mon regard de ses seins immenses qui ont sans doute allaité beaucoup d’enfants. Nelly me donne un coup de pied en dessous de la table et je m’étouffe avec mon thé. Ses taches de rousseur deviennent rouges quand elle se fâche, je trouve cela charmant. Elle se met à parler de son père. Madame Rosa lui flatte les cheveux doucement pendant que je me bats avec le chien. Ce petit con essaie de manger mes orteils, ce qui lui vaut des coups de pieds au derrière. Les femmes n’ont pas l’air d’apprécier. Je me retire dans la salle de bain. Dans la glace, une ride en forme d’oiseau traverse mon front. Je dessine des hiéroglyphes dans la buée.

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Nous retournons souvent dans sa chambre. Son lit simple soutenu par des planches de bois est pourvu de draps de soie rose avec des motifs de fleurs rouges, qui ouvrent des gueules béantes remplies de pollen. Des abeilles tournent autour des fleurs avec leurs dards pointus comme des seringues. Le plancher n’est pas fini; il faut faire attention aux échardes. Les murs blancs sont barbouillés par des coulis de plâtre. Le bureau de travail trop petit pour un adulte ne possède pas de tiroirs et un rien le fait chambranler. La chaise en bois est le modèle standard que l’on retrouve dans toutes les écoles. La fenêtre unique est barricadée par des planches de bois, qui ne laissent passer aucune lumière. Une ampoule pend au plafond, mais il y a des bougies partout. Je demande à Nelly des nouvelles de son père et elle se met à pleurer.

Je baisse mon pantalon pour la faire rire et sa main m’agrippe les fesses. Elle arrête de pleurer et joue avec mon engin en le fourrant dans sa bouche jusqu’à ce qu’elle s’endorme. Je me retire parce que ce n’est pas très commode. Je l’installe dans son lit et remonte sa couverture rose sur ses épaules. Un petit carnet sur son bureau attire mon attention; je le glisse dans ma poche. Sur la pointe des pieds, j’allume une chandelle puis referme la porte derrière moi.

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Aujourd’hui, Nelly pleure sans arrêt dans le petit sentier. Je lui fais des blagues et lui pince les fesses, mais rien n’y fait. Les passants nous regardent comme si j’étais un batteur de femmes. Je lui montre les marmottes, mais elles lui font peur. Je sors mon violon et essaie de lui jouer un morceau. Ça lui fait mal aux oreilles et elle pleure encore plus fort. Je lui donne le violon. Elle pince un peu les cordes. Finalement, je suis allé à l’école tout seul, et elle est restée avec les marmottes et le violon. Je me demande bien pourquoi elle pleure.

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J’ai décidé d’ouvrir le carnet par curiosité. Des dessins d’enfants recouvrent toutes les pages, ce n’est pas très intéressant. J’ai pris un stylo et j’ai rajouté des soleils. Comme j’allais fermer le carnet, une lettre est tombée, alors je l’ai ramassée.

Mademoiselle Nelly,

J’ai le regret de vous annoncer que votre père est mort dans des circonstances extraordinaires. Alors qu’il s’apprêtait à nettoyer une cheminée du poste de commande, des briques lui sont tombées sur la tête et il a perdu la vie en un instant. L’armée vous versera une pension alimentaire jusqu’à la fin de vos jours, dans l’espoir que la douleur s’estompe malgré tout. Nous communiquerons bientôt avec vous pour régler quelques détails.

Le Colonel Flaubert

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Nous sommes allés au cimetière avec Madame Rosa. Nelly a beaucoup pleuré devant la tombe de son papa. Nous avons déposé un bouquet de roses rouges sur le sol. Madame Rosa a fait un discours sur son mari, qui est mort durant la Deuxième Guerre mondiale. Elle a dit que dans ce temps-là, elle pouvait passer des mois sans avoir de ses nouvelles. Elle ne savait jamais s’il avait été tué par une grenade ou s’il couchait avec des Juives. Madame Rosa a parlé longtemps et c’était bien parce qu’elle comblait le silence. Elle nous a parlé des avions, des snipers, des tanks et de la vodka russe. Nelly a beaucoup ri quand Madame Rosa a raconté la façon dont son mari avait descendu cinq soldats avec une seule balle. Il faut dire qu’il avait appris un peu de karaté parce qu’il avait un ami japonais qui s’appelait Murakami. J’ai dit à Nelly de ne pas s’en faire pour son papa, que mes parents étaient morts depuis longtemps et qu’on finissait par s’y habituer.

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Il commence à y avoir de plus en plus de marmottes depuis que la neige a fondu. Je me ballade souvent avec mon amie, toujours à droite pour tenir son bras. Ce n’est pas très pratique quand on baise parce qu’elle a de la difficulté à se retourner. Il faut toujours que je fasse tout et que je la place dans des positions difficiles. Parfois, j’aimerais qu’elle ait ses deux bras comme les autres filles. J’évite de lui en parler, c’est comme une espèce de secret professionnel entre nous. Au moins, sa main valide est forte comme celle d’un homme.

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Un jour, je n’ai pas pu résister à lui parler.

— Pourquoi t’as juste un bras?

— C’est ma vie privée.

— On couche ensemble depuis six mois. J’ai le droit de savoir.

— Qu’est-ce que ça change?

— Je croyais que j’étais spécial pour toi.

— Arrête d’insister! Tu m’écœures!

— On va dans le petit sentier?

— Non!

Nous avons fini par y aller. Je gagne toujours.

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Je suis seul chez Madame Rosa. J’en ai profité pendant que Nelly avait un cours. J’ai trois heures devant moi pour apprendre la vérité. Un thé vert repose devant moi. Ça pique la langue, mais ça réchauffe le cœur. Le chien me regarde d’un air mauvais à l’autre bout de la pièce. Nous n’avons pas prononcé un seul mot, mais j’ai l’impression qu’elle sait pourquoi je suis là. Nous nous regardons de temps en temps, mais jamais trop longtemps. Elle me parle un peu de son mari pour faire diversion. Je hoche la tête et lui demande quelques détails, comme le nombre de nazis qu’il a tués. Elle est fière et me montre quelques photos de soldats décapités dans un album en cuir. Madame Rosa enlève sa veste de laine parce qu’il fait très chaud. De la sueur perle juste au-dessus de sa camisole de femme qui déborde de ses gros seins en forme de melons. Nous montons dans sa chambre.

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Je suis nu dans le lit de Madame Rosa. Elle me berce comme un enfant entre ses seins immenses, qui pourraient contenir le monde en entier.

— Tu sais, quand Goriot est mort, les choses ont beaucoup changé ici. J’avais besoin de plus d’argent pour entretenir une si grande maison. J’ai appelé mon frère Garp pour rénover quelques chambres et construire une entrée indépendante à l’arrière. J’ai placé quelques annonces dans les journaux pour loger des étudiantes à prix modique. C’est comme ça que j’ai trouvé Nelly. Elle est très propre, tu sais. Elle prend une douche chaque jour, lave la toilette, fait sa vaisselle, descend les poubelles et me tient compagnie quand je me sens trop seule. Le reste du temps, elle ne fait qu’étudier. Il y a parfois des hommes qui montent dans sa chambre, mais ils sont gentils la plupart du temps. C’est une bonne petite que tu as trouvée là, je ne ferais rien de stupide à ta place. Suis mon conseil, ne va surtout pas coucher avec des petites garces de la Basse-Ville. Elles ont toutes le sida. Moi, tu peux me faire confiance, personne ne m’a touchée depuis au moins quarante ans. Je suis propre comme une laveuse. Il y a toujours bien Juan, le jardinier, qui me trouve un petit je ne sais quoi. Je l’ai branlé quelques fois sur la chaise de patio, mais je ne l’ai jamais laissé aller plus loin parce qu’il est noir. On ne sait jamais ce qu’on peut attraper comme maladie africaine. Allez, rhabille-toi, et reviens me voir de temps en temps. J’ai encore des envies, je suis une femme après tout.

Je n’ai pas osé lui demander pour le bras de Nelly.

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Nous gambadons dans le petit sentier. Les marmottes se pourchassent entre elles. Nous jouons un peu de violon et ça ne sonne pas faux du tout. Nous mangeons des prunes et des clémentines. Nous dormons sur une couverture de laine rouge. Le ciel est vert. Nos lèvres se touchent un instant, nos langues aussi. J’ai montré à Nelly comment faire pour qu’il n’y ait pas trop de salive. Elle se tient en équilibre et me caresse de son bras valide. Je crois qu’elle m’aime bien.

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Quelques années plus tard, je lui ai reposé la question qui me hantait depuis notre première rencontre.

— Où il est, ton bras gauche?

— Mon père me l’a arraché.