Elle habite une cabane en bois rond, à l’orée d’une sombre forêt boréale, pas très loin de l’océan. L’été, par la fenêtre au carreau brisé, pénètre l’odeur des épines de pins cuites au soleil, du sel marin et des algues pourries. Dès le lever du soleil, on peut entendre le bruit des ruisseaux, veinures bavardes, qui courent dans les sous-bois. Elle profite de la chaleur pour faire sécher l’hydraste, la menthe pouliot et le thé du labrador dans la cuisine, au-dessus de la table en bois de mélèze rogné. La porte est toujours ouverte pour le lynx, une vieille bête aux yeux orange, mi-matou, mi-chat sauvage, un peu sphinx à ses heures, qui passe ses journées à chasser les lièvres et ses nuits à dormir en boule contre elle, au milieu des couvertures de laine rugueuses. Elle vit seule. De sa cuisine, lorsqu’on regarde entre les branches des pins, on peut apercevoir le clocher de la petite église. Elle a divorcé du village. De toute façon, on ne veut pas la voir près des champs ou des troupeaux, parce qu’elle porte malheur. Les femmes, les filles et parfois les fillettes qui viennent la voir au milieu de la nuit, lui échangeant des oeufs frais contre une tisane de pouliot, ça, on n’en parle pas. Mais parfois, on doit bien reconnaître son existence. Un jour, on a même envoyé un garçon lui porter du fromage et du pain noir pour la remercier d’avoir fait vomir une fillette. Celle-ci avait mangé des champignons vénéneux, pensant avoir découvert, serrés contre une souche pourrie, des chanterelles. L’idiote ignorait que les chanterelles ne poussent pas dans les forêts septentrionales. Les chanterelles, par ici, on en trouve seulement dans les contes. Elle avait grondé l’enfant : « Les histoires, petite, sont dangereuses, elles tournent le sang au vinaigre et remplissent la tête de mousse verte. »
C’est Rousseau qui prétendait que les enfants ne devaient pas toucher aux livres avant d’avoir atteint l’âge de treize ans. Que Dieu tirait notre petit être ensommeillé du néant et nous faisait alors cadeau d’une âme noble et pure. Et pour cultiver la pureté de cette âme, les enfants devaient grandir comme des fleurs de cimetière : pieds nus entre les mauvaises herbes et la parole de Dieu. C’est son père qui lui avait raconté cela. Son père le médecin, qui ne pouvait rien pour cette créature aux pattes croches et aux cheveux de ronces qu’il avait mis au monde. Il avait déjà six enfants à nourrir et décida de suivre les conseils du philosophe, laissant la nature élever sa fille cadette. Mais les pieds bots, même nus, ne vont pas loin dans la forêt, alors elle survécut en étripant des poules, dévorant les entrailles et suçant la chair jusqu’aux os. Un jour, un villageois l’avait débusquée, un foie de volaille encore chaud dans sa main, ses cheveux en carottes sauvages et le visage barbouillé de sang. Et pendant des années, les superstitieux avaient cru qu’un démon, mi-enfant, mi-renard, hantait le village. Son père, espérant peut-être un exorcisme, avait alors décidé de la mettre sur les bancs d’une école d’ursulines. C’est là qu’elle apprit à lire, mais aussi où on lui raconta que Dieu avait créé l’homme à son image. Elle comprit rapidement qu’avec ses pattes croches, ce n’était sans doute pas Dieu qui l’avait créée. À l’aide du couteau de chasse de son père, elle se fabriqua une canne et partit à la recherche d’un autre savoir, par-delà l’orée des bois.
L’hiver, le noroît s’acharne sur les murs de la cabane et les journées sont longues. Le lynx dort en boule près du poêle en rêvant de ses lièvres et elle relit ses grimoires d’herboristerie, étudie ses herbiers et mémorise les dates des cycles lunaires dans l’almanach des agriculteurs. Une odeur d’épinette fumée et de laine humide flotte dans la cuisine. Pour occuper ses mains et chasser l’ombre de la solitude, elle fabrique des carillons avec des osselets séchés. Lorsque le temps est plus clément et qu’on entend les débâcles gémir, les hommes de la mer s’arrêtent chez elle. Ils échangent du thé, de la mélasse, du rhum et du sel contre des onguents et des herbes qui réchauffent les engelures noires, taisent les lèvres des plaies et ravivent le sperme.
Parfois, elle les amuse en leur inventant un avenir dans les entrailles d’une corneille rapportée par le lynx ou même au fond d’une tasse de thé allongé de rhum. Ils repartent les yeux clairs, comptant avec leurs doigts le nombre de fils et de filles blonds qui ramperont un jour sur le plancher de leur maison. Mais les hommes sont stupides. Ils ne savent pas qu’il faut se méfier des histoires. Certains d’entre eux ne survivront pas aux caprices hivernaux de l’océan, ça, elle le sait. Parfois, après leur départ, elle doit s’empresser d’engloutir une tasse de tisane de pouliot. Les vomissements, la diarrhée acide et brûlante sont le prix à payer pour ne pas mettre au monde une créature à son image, ou pire encore, à l’image de son père.
Ses pieds ne lui permettent pas d’aller très loin dans la neige épaisse. Lorsque janvier amène des bordées aussi hautes que sa canne, elle se fait une tasse de thé brûlant, hume la bergamote en rêvant aux rives de la Calabre et prie pour que l’hiver se tienne tranquille, pour que ses réserves de patates et de sarrasin tiennent le coup et que, avec de la chance, le lynx se pointe avec son museau enneigé et un lièvre tiède dans la gueule. Mais comme elle n’a personne à qui prier, ses derniers espoirs s’empêtrent dans les épines encore vertes des pins. Et cette année, l’hiver est long. Les hommes de la mer sont partis pour le sud, les coyotes ont faim et il semble que c’est tout le Bas-Canada qui se tient entre sa cabane et le village. Au creux des nuits où elle frotte ses pieds avec des cataplasmes visqueux, elle se rappelle ce que son père avait dit lorsqu’on lui avait mis la main au collet, le sang du poulet encore chaud dans sa bouche. Il lui avait dit que Dieu était le berger des brebis égarées, mais qu’il ne donnait pas cher de la peau rousse des renards boiteux qui s’attaquaient à ses bêtes. Noirs ou blancs, les moutons ont tous leur place dans la bergerie lorsque la saison froide s’allonge, mais les animaux sauvages, on les laisse simplement mourir, transis et affamés.
C’est pourquoi elle laisse l’hiver l’engourdir au plus profond de la nuit, le lynx lové sur elle, lui réchauffant en vain la poitrine ; elle sent les battements de son cœur alanguis par le froid. Elle se dit que lorsque le ciel sera enfin apaisé, quelqu’un la retrouvera sous une pile de fourrures et de couvertures de laine. Morte. De la suite, elle n’espère rien parce que toutes les histoires mentent. Personne ne s’en fera pour son âme, elle le sait bien. Mais elle sait aussi qu’un bon matin, une fille de quatorze ou quinze ans craindra pour la sienne, terrifiée à l’idée que sa mère se rende compte qu’il y a plus de deux mois qu’elle ne tache plus de guenilles. Que la gorge de cette petite se serrera très fort en frappant à la porte d’une cabane déserte. Dans la cuisine, les herbes ne sécheront plus. Il ne restera qu’un gros chat aux yeux orange, trônant sur la table en bois de mélèze rogné, accueillant les rares visiteuses avec le silence buté d’un sphinx.