Umberto Eco
Confessions d'un jeune romancier
trad. de l'anglais par François Rosso, Paris, Grasset, 2013 [2011].
Le nom d’Umberto Eco n’est plus à faire. Dans le monde littéraire, on le connaît comme l’auteur du best-seller Le nom de la rose (1980 ((La traduction française date de 1982.))), adapté avec grand succès au cinéma. Dans le monde universitaire, on l’associe à la notion de « lecteur modèle », élaborée dans Lector in fabula (1979 ((1985 pour la traduction vers le français, sous le même titre.))), ouvrage grâce auquel il est devenu l’un des plus importants théoriciens littéraires du 20e siècle. Il nous revient maintenant avec Confessions d’un jeune romancier (2011) ((Il confie d’ailleurs se concevoir comme « un universitaire et essayiste de profession et un romancier amateur ». (Eco, Confessions d’un jeune romancier : 8) Dorénavant, les références à cet ouvrage seront indiquées par le sigle CJR, suivi du numéro de la page.)), un essai d’abord paru en anglais qui regroupe quatre de ses conférences. Mais quoiqu’en dise le titre, c’est plutôt en tant que professeur qu’écrivain qu’Eco y prend la parole.

Le premier chapitre se démarque néanmoins à cet égard. Dès les premières lignes, Eco nous explique pourquoi il se présente comme un « jeune romancier », malgré son âge avancé :

[blocktext align= »gauche »][I]l se trouve que c’est seulement en 1980 que j’ai publié mon premier roman, Le nom de la rose, en sorte que mes débuts dans la carrière romanesque ne remontent qu’à vingt-huit ans. C’est pourquoi je me regarde comme un romancier très jeune et certainement prometteur qui n’a publié à ce jour que cinq romans ((Un sixième est paru depuis la publication de la traduction française de Confessions.)) et en publiera beaucoup d’autres dans les cinquante ans à venir. (CJR : 7)[/blocktext]

L’écrivain aborde ensuite la genèse de ses romans, insistant sur le travail de construction inhérent à chaque œuvre de fiction tout en rejetant l’idée d’inspiration. C’est à ce travail que renvoie d’ailleurs le titre de cette section, « De gauche à droite », réplique pragmatique qu’il sert lorsqu’on cherche à en savoir davantage sur sa façon d’écrire : « [J]’ai l’habitude de couper court à ce genre de questions en répondant : “De gauche à droite.” » (CJR : 15) La réponse serait des plus insatisfaisantes si Eco n’élaborait pas un peu sa pensée : quoique ses romans tirent habituellement leur origine d’une « image séminale » (CJR : 24), ils sont le fruit de plusieurs années de travail lors desquelles il prend le temps de tracer des plans, de dessiner le visage de ses personnages et même de reproduire leur itinéraire.

Eco délaisse ensuite son rôle d’écrivain pour nous présenter, dans la deuxième conférence, une synthèse de ses travaux sémiotiques selon lesquels « [u]n texte est une machine paresseuse qui exige de ses lecteurs qu’ils fassent une partie du travail » (CJR : 43) ((Voir à ce propos Umberto Eco, Lector in fabula ou La coopération interprétative dans les textes narratifs, trad. de l’italien par Myriem Bouzaher, Paris, Grasset, 1985 [1979].)). Or, toutes les interprétations ne se valent pas : elles doivent être réfléchies. Elles n’ont pas non plus à tenir compte de l’intention de l’auteur, puisqu’au final, l’intention du texte peut être tout autre ((Sur les intentions de l’auteur, du texte et même du lecteur, de même que sur les interprétations qui ne sont pas sensées, voir Umberto Eco, Les limites de l’interprétation, trad. de l’italien par Myriem Bouzaher, Paris, Grasset, 1992 [1990].)). Enfreignant – en toute conscience et avec un plaisir évident – le principe selon lequel « il est hors de propos d’interroger l’auteur » (CJR : 43), Eco reprend ses propres théories pour examiner certaines interprétations mises de l’avant par les lecteurs de ses romans. Dans certains cas, il les réfute, ne les jugeant pas suffisamment sensées par rapport au texte. Dans d’autres, il reconnaît que le texte lui a en quelque sorte échappé et permet des lectures qu’il n’avait pas envisagées.

Dans le chapitre suivant, Eco évoque à peine son œuvre littéraire. Il se questionne plutôt sur notre capacité à nous identifier à certains personnages de fiction, comme Emma Bovary ou Anna Karénine, au point d’être profondément émus par leur destin comme s’il s’agissait de personnes réelles. Au terme d’une longue réflexion, il arrive à la conclusion suivante :

[blocktext align= »gauche »]Pour être en permanence émotionnellement investis dans le sort des habitants d’un monde fictionnel possible, nous devons satisfaire à deux exigences : (1) vivre dans ce monde fictionnel possible comme si c’était une rêverie ininterrompue; et (2) nous comporter comme si nous étions un personnage (CJR : 130).[/blocktext]

En effet, c’est parce que nous souscrivons à un accord implicite avec le romancier qui nous demande de considérer le monde qu’il nous présente, y compris ses personnages, comme vrais que nous parvenons à nous attacher autant à eux. Selon Eco, notre attachement serait proportionnel à la renommée d’un personnage : plus il aura marqué l’imaginaire collectif, plus il aura la capacité de nous émouvoir, sans doute parce qu’il nous est encore plus facile, en tant que lecteur, de jouer le jeu et de croire à son existence. Au passage, Eco propose quelques notions pour aborder les « individus fluctuants dans des partitions fluctuantes » (CJR : 110), c’est-à-dire ces personnages mythiques qui tendent à migrer d’une œuvre à une autre, comme Ulysse ou Sherlock Holmes.

La dernière partie de l’essai est entièrement consacrée aux listes, pour lesquelles Eco se passionne. Il en distingue deux types : les listes pratiques, comme les inventaires de musée ou les menus de restaurants, ensembles finis par définition, et les listes esthétiques, qui cherchent à créer une impression de vertige et d’infinité. L’écrivain y a recours parce que « la quantité d’éléments est trop immense pour être enregistrée » (CJR : 141), ou encore, parce que l’énumération lui procure un plaisir auditif. Eco présente un tour d’horizon des différents types de listes esthétiques, comme l’incrementum, dont les éléments « manifestent un surcroît d’intensité » (CJR : 146), ou l’anaphore, qui consiste en « la répétition du même mot au début de chaque phrase ou de chaque vers » (CJR : 146).

Il s’intéresse ensuite aux deux moyens existants pour décrire les choses, en procédant soit par propriétés, qui est la façon de faire des encyclopédies, soit par essence, qui est celle de la taxonomie avec son système de classes et de sous-classes. Cette seconde façon, plus scientifique, est peu pratique en réalité. Songeons à Conseil, dans Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne, qui est en mesure de classifier toutes les espèces de poissons sans se tromper, mais qui s’avère incapable d’en identifier correctement un seul ((Voir Jules Verne, Vingt mille lieues sous les mers, Paris, Livre de poche, 1990 [1871], p. 162-171.)). Outre les quelques passages théoriques, le chapitre est surtout prétexte à l’autocitation : Eco y met en valeur ses propres listes esthétiques tout en les juxtaposant à celles d’écrivains qu’il admire, tels que Joyce et Borges. Bref, cette section consiste ni plus ni moins en une liste des listes d’Eco.

Dans l’ensemble, Confessions d’un jeune romancier offre peu de matière à réflexion pour les romanciers en herbe. Ceux-ci devront se contenter des conseils succincts présentés dans le premier chapitre. Le livre, en particulier le deuxième chapitre, sert davantage de porte d’entrée aux ouvrages théoriques d’Eco. Écrit dans un style plus limpide que ses textes savants tout en faisant intervenir les exemples évocateurs propres à la plume d’Eco, l’essai est très accessible et des plus agréables à lire. On regrettera, cependant, l’absence de véritables confessions de la part de l’écrivain, qui nous donne surtout accès, ici, à son univers académique.


 

 

[heading style= »subheader »]Bibliographie[/heading]

ECO, Umberto, Confessions d’un jeune romancier, traduit de l’anglais par François Rosso, Paris, Grasset, 2013 [2011].

ECO, Umberto, Lector in fabula ou La coopération interprétative dans les textes narratifs, trad. de l’italien par Myriem Bouzaher, Paris, Grasset, 1985 [1979].

ECO, Umberto, Les limites de l’interprétation, trad. de l’italien par Myriem Bouzaher, Paris, Grasset, 1992 [1990].

VERNE, Jules, Vingt mille lieues sous les mers, Paris, Livre de poche, 1990 [1871], 595 p.