[information]Ce texte a été rédigé dans le cadre du séminaire Écrire en réécrivant à l’hiver 2014 à l’Université d’Ottawa, séminaire offert aux étudiants du 2e et du 3e cycles du Département de français par Christian Milat.[/information] [information]Hypotexte : un conte peu connu de Provence lui-même intitulé « La Biche et le Barbare » et qui est paru dans le recueil Contes traditionnels de Provence de Claude Clément. [/information]

 

J’ai toujours eu confiance en mon instinct. Je sais par mon pouls qui sursaute à la seule idée de m’aventurer hors du bosquet, par ma respiration devenue à la fois sifflante et haletante, que les lieux ne sont pas sûrs, que pour me sustenter, je devrai m’exposer. Suis-je prête à courir un tel risque?

Les gargouillis de mon estomac, doublés du tiraillement constant de ma gorge asséchée, me convainquent qu’une quatrième journée de jeûne forcé serait trop demander à mon corps déjà frêle. Mes oreilles sont à l’affût, mon nez frétille à la recherche de la moindre odeur, puis je jette un dernier regard furtif aux alentours : l’homme que j’ai vu à de maintes reprises dans la cour intérieure, celui-là même qui s’occupe de l’entretien du jardin, ne semble pas être à proximité.

Je me lance…

***

Je n’ose écarter les rideaux, me contentant de l’apercevoir à travers les mailles de la dentelle.

Son existence, le premier jour, m’avait été révélée par un léger frisson sur la nuque. Le soleil cédait place à la lune, tandis que je terminais mes corvées au jardin. Derrière moi, j’avais senti une présence trouble, à la fois vive et fugace. Inquiet, je m’étais retourné pour regagner mes quartiers tout en faisant face au danger, comme mes confrères moines me l’avaient enseigné : ici, à l’abbaye, il n’est pas rare que des sangliers quittent les boisés environnants et se fraient un chemin jusqu’à nos jardins afin de se goinfrer de nos vivres. Ces bêtes sauvages, Dieu seul savait pourquoi il les avait munies de défenses aussi acérées.

Quoi qu’il en soit, aucun sanglier n’était en vue. J’avais cependant cru apercevoir dans les buissons, une fraction de seconde peut-être, deux prunelles d’une profondeur ténébreuse, posées sur moi, trahissant un regard brûlant, avide; deux prunelles qui m’avaient été ravies aussi vite qu’elles m’étaient apparues. Effrayé par cette singulière vision, je me rappelle vaguement avoir pris mes jambes à mon cou pour me mettre à l’abri, paniqué par ma vulnérabilité face au danger : un moine bien en chair tel que moi est proie facile pour tout animal affamé.

Une fois bien en sécurité dans ma chambre à l’étage supérieur, je m’étais mis à guetter un quelconque signe d’activité, mes yeux fixés sur les bosquets, là où « la chose » m’était apparue. Une fois la lune entièrement levée, ce que j’avais cru illusion s’était avéré réalité : il ne s’agissait pas d’une bête, mais bien plutôt d’une femme.

Cela fait déjà quatre nuits que je l’observe. La belle semble avoir élu domicile derrière le fumoir, les hautes haies et le bric-à-brac environnant lui servent de cachette. Aussi ne s’avance-t-elle dans les taillis que lorsque le jour faiblit, ce qui la rapproche de la source d’eau, sans qu’elle ait osé s’y aventurer pour autant jusqu’ici. Si sa tanière semble bien camouflée, vue du sol, elle n’est néanmoins pas à l’abri d’un regard aérien, ce qui me laisse tout le loisir de l’observer, mais qui m’a aussi obligé d’avertir mes compagnons que nous avons une invitée, histoire qu’aucun d’eux ne cherche à la débusquer.

La petite doit être affamée. En quatre jours, elle n’a touché à aucune des denrées que j’oublie chaque soir à l’extérieur et que je récupère, le matin venu, pour éviter d’éveiller ses soupçons. Elle doit me croire bien lunatique, la pauvre enfant.

***

Je fais une enjambée hors des bosquets, et puis une autre, sans bruit, tous mes sens aux aguets. D’abord, il me faut de l’eau. Si je peux survivre sans m’alimenter, la déshydratation pourrait m’achever. Quelques gorgées doivent suffire, le temps presse et je ne tiens pas à ce qu’il me revoit. Au passage, un fruit et un bout de pain du panier abandonné. Je retourne vite d’où je viens, me faufile sous les haies pour retrouver l’espace exigu entre le mur de la cour et le fumoir, un endroit parfait pour me tenir au chaud la nuit.

Je viens de donner à ce vieil homme ce qu’il attendait, acceptant de lui manger dans la main. Ne me pense-t-il pas assez fine pour avoir deviné sa manœuvre? Je le vois m’appâter en laissant traîner de la nourriture ici et là, toujours à ma portée. Croit-il vraiment que je n’ai pas compris qu’il laisse tout ça pour moi? À cause de ma fâcheuse curiosité, nos regards se sont croisés, et, depuis, je le sais au fait de mon existence, ce qui ne veut pas dire que je sois prête à lui accorder ma confiance. Je suis toujours en sol français et s’il n’a pas encore compris qui je suis pour en être ainsi réduite à me terrer en province, lorsqu’il saura, il n’aura d’autres choix que de me livrer aux autorités ou, encore pire, de m’exterminer lui-même afin d’éviter tout risque de représailles pour complicité. Le temps presse, il me faut vite reprendre des forces puis poursuivre ma route vers la frontière.

***

Que Dieu soit loué! Après quelques jours d’entêtement, il y a maintenant deux semaines qu’elle accepte la nourriture que je lui offre. Elle ne se montre toujours pas, mais je peux désormais la voir chaque soir quitter sa tanière, puis s’avancer d’un pas hésitant vers les victuailles. Elle me permet ainsi, sans le savoir, de savourer la douceur de sa beauté fragile : ses jambes fuselées, sa taille fine, son long cou mince.

Le jour, tout en m’affairant au jardin, je redouble d’ardeur, prêt à tout pour gagner sa confiance. D’abord, je joue de paraboles : « Un bon samaritain peut beaucoup pour ces plantes, mais malheureusement peu pour celles qui poussent en milieux hostiles… » Puis, je tente une approche plus directe : « La vie en compagnie de moines est sans contredit bien vertueuse, mais elle demeure malgré tout légèrement ennuyeuse. Dieu ne nous serait-il pas reconnaissant d’accorder le gîte à quelques passants? » Je me parle ainsi à haute voix, jour après jour, passant sans doute pour un fou. J’aimerais tant pouvoir la voir, lui parler ouvertement.

***

Depuis des jours, il me sert ses « monologues. » Pourquoi vouloir m’amadouer ainsi? Sa bonne action, en acceptant ma clandestinité et en me nourrissant comme il le fait, n’est-elle pas déjà accomplie? Il m’a l’air d’un homme bon, mais comment en être sûre? Je devrais partir, je suis déjà restée trop longtemps, mais m’aventurer à l’extérieur de ces murs me semble chaque jour plus périlleux. Les soldats sont partout. Tandis que la guerre fait rage, ils demeurent aux aguets, toujours prêts à capturer d’autres victimes. À deux reprises déjà, des grondements ont retenti dans l’abbaye. Est-ce le déplacement d’une troupe de soldats armés dans leurs véhicules motorisés? Aucun ne s’est arrêté au monastère jusqu’ici, mais s’il en est autrement la prochaine fois, qu’adviendra-t-il de moi? Que le vieux moine sache où je me cache exactement ou non ne change rien. Il sait que je suis ici et s’il avait voulu en aviser les soldats, ces derniers auraient sans doute déjà retourné l’abbaye sens dessus dessous pour me trouver.

***

— Mes chères plantes, l’homme qui sert Dieu, mais qui n’a pas la chance de mettre sa servitude au service d’autrui, est un homme perdu.

Un léger bruissement attire mon attention et déjà, je me surprends à espérer : aurais-je enfin réussi à apaiser sa méfiance? Je me détourne du jardin et voilà que, victoire, je la trouve devant moi. La jeune femme, aussi gracieuse que farouche, fait encore quelques pas dans ma direction et s’adresse à moi :

— Mon bon ami… Toute personne qui croit en l’humain est perdue…

La tristesse et l’amertume qui se font bataille dans ses yeux me frappe et je ne peux m’empêcher de soupirer : comment une telle créature peut-elle sembler avoir connu tant de revers? Au même moment, un faible bruit provenant des cuisines fait bondir mon interlocutrice, mais je m’empresse de la rassurer :

— Ne craignez rien! Vous n’avez pas à vous méfier de nous, je vous assure. Vous semblez déjà connaître la méchanceté des hommes, mais ne confondez pas les messagers de Dieu avec le commun des mortels. Faites-moi confiance, personne ne vous fera de mal ici.

— Je vous crois, vieil homme. Ces dernières semaines, vous m’avez entourée d’attentions, alors que rien ne vous y obligeait et je tiens à vous en remercier.

Contre toute attente, elle s’avance encore davantage vers moi, me prend la main avec délicatesse et m’offre un sourire que je découvre, par un quelconque miracle, encore empreint d’une once de naïveté. Ses yeux en amande, qui demeurent fixés aux miens, brillent de la lueur sombre qui habite tout être traqué. Je l’interroge :

— Vous partez donc?

— Pas encore, si vous voulez bien me garder quelques semaines de plus. Je dois retrouver ma famille en Italie, mais je suis obligée de me rendre à l’évidence : sans votre aide, je n’y arriverai pas.

— Vous êtes ici chez vous.

— Attendez. Avant tout, vous devriez savoir : je suis juive.

— C’est évident.

— Comment? Vous le saviez?

— Ma belle enfant, aucune femme de votre qualité ne se serait faufilée ainsi en nos lieux si elle n’avait eu l’impression de porter une tare difficile à faire oublier en ces temps incertains. Les serviteurs de Dieu sont loin des pantins sanguinaires auxquels vous avez pu être confrontés. Vous êtes juive, et alors? Pour moi, vous demeurez une créature de Dieu.

Alors même que ses yeux s’emplissent de larmes, je sens mon cœur s’ouvrir :

— Bon, maintenant que vous savez que je n’ai aucunement l’intention de vous trahir, commençons par vous assigner une chambre où loger. Ça suffit l’arrière du fumoir!

Elle fronce les sourcils, puis hausse les épaules en laissant une vague trace de sourire effleurer ses lèvres.

***

Chaque jour, je l’aide dans ses différentes corvées. Chaque soir, nous nous retrouvons dans le jardin afin de discuter de mon prochain périple et du chemin à emprunter pour m’éviter de tomber sur une troupe allemande.

Chaque soir, lorsque je lève les yeux vers les innombrables fenêtres qui donnent sur la cour intérieure et le vieux moine me rassure :

— Ne vous en faites pas, ce sont mes amis. Si leurs yeux de hibou ne se fatiguent pas de vous observer, c’est parce que vous êtes la seule femme qu’ils aient vue depuis au moins cinquante ans. Vous représentez la seule « étrangeté » qui ait su s’immiscer dans leur vie bien rangée, dans leurs habitudes bien ancrées.

— Peut-être avez-vous raison… Mais pourquoi alors ne daignent-ils pas m’adresser la parole? Ont-ils peur de se trouver damnés s’ils osent me saluer?

— Je pense plutôt qu’ils craignent de ne plus pouvoir résister à l’envie de vous parler!

Sa boutade lancée, mon ami éclate d’un rire sonore qui allège l’atmosphère. Mes inquiétudes s’envolent et nous nous replongeons dans mes préparatifs, puis nous discutons de la vie, de l’amour, de Dieu, de la mort.

***

Ce que je ne peux me résoudre à lui avouer, ce sont les tensions internes qui sévissent entre certains de mes confrères et moi depuis que j’ai pris la décision de la loger. Par chance, notre abbé m’a accordé sa bénédiction, mais certains de mes compatriotes n’hésitent pas à me rappeler qu’en me portant au secours d’une juive, je compromets la quiétude de l’abbaye tout entière et risque de m’attirer les foudres de Dieu à cause des nombreuses règles monastiques que je viole. J’entends ce qu’ils me disent, ne me préoccupe pas de ce qu’ils avancent : lorsqu’une âme est en détresse, ne dois-je pas lui venir en aide?

***

Je me réveille en sursaut au bruit des vrombissements qui font trembler l’air. Cette fois, ils approchent trop près de l’abbaye, de nous, de moi… Je dévale les escaliers dans l’espoir de pouvoir m’échapper par ce passage, à peine assez large pour moi, qui m’a permis, à mon arrivée, de me faufiler dans la cour intérieure. Je réussis tout juste à passer la tête de l’autre côté de l’enceinte, à apercevoir de bien trop nombreuses paires de jambes lorsqu’une d’entre elles s’arrête devant moi. Tous mes muscles se crispent l’espace d’une seconde. Puis, tout s’accélère… sauf le temps qui, lui, ralentit.

Halt!

Un long canon passe lentement devant mes yeux. Comme pour me narguer. Je le sens qui glisse sur ma joue. Je recule brusquement dans le passage. Enfin, autant que faire se peut. Le canon glisse. Un boum retentissant m’assourdit et une vive douleur me déchire le cou. Allez, un effort! Une main tente de m’agripper. Je recule de plus belle.

***

Je suis abruptement tiré du sommeil par un vacarme assourdissant : on frappe aux portes de l’abbaye avec une telle hargne que toute la structure semble sur le point de s’écrouler. Passant devant la chambre de mon invitée, je la cherche, mais ne la trouve pas.

Tout à coup, frappé par l’évidence de la situation, je suis envahi d’une grande inquiétude : des hommes aux cris gutturaux nous somment de leur ouvrir. Je me précipite dans la cour intérieure, plusieurs moines affolés y sont déjà attroupés. Je cherche mon amie du regard : en vain, elle semble avoir disparu.

Puis, sans raison évidente, mes confrères se taisent et ne laissent comme bruit de fond que le tumulte des soldats qui s’impatientent à l’extérieur. À ce moment, j’aperçois les miens : ils ont tous la tête tournée vers le fumoir et, en suivant leur regard, je trouve la jeune femme, plus pâle et plus fragile que jamais, le cou ensanglanté. Elle vacille jusqu’à la source, au bord de laquelle elle s’effondre, la tête penchée vers l’eau claire. Je me précipite à ses côtés pour laver sa blessure et m’apprête à la tirer jusqu’à sa chambre, mais les soldats défoncent la porte avant que je n’y parvienne.

— Cette zuife est à nous! crie le caporal-chef.

Faisant face, mains nues, à ces hommes armés, je sens Dieu me faire don d’un courage que je ne me connaissais pas. Je m’avance vers l’homme en tête de peloton et lui réponds :

— Cette femme n’appartient à personne. Comme toute créature divine, elle est née libre.

Les soldats s’esclaffent :

Der Mönch ist ganz verrückt!

Comme je maintiens ma position, le caporal-chef s’approche et me bouscule en m’envoyant valser dans les herbes :

Soldaten, fangen die Frau hier!

Ses soldats ont à peine le temps de faire un pas en avant que se crée devant eux un mur de protestations, certains de mes compagnons se ralliant à moi, tandis que je me replie au chevet de ma protégée.

Le regard plein de mépris, le caporal-chef lance :

Sehr lustig, presque touchant. Fous opposez à Fürher? Fous bouzez!

Mes compagnons ne se dispersent pas. Au contraire, bien que tremblant de tous les membres de leurs corps, ils se prennent tous par la main et restent en place.

Le caporal-chef s’impatiente :

— Assez! C’est ce que fous foulez, tant pis. Fürher pas attendre. Soldaten, in Stellung!

Les soldats dégainent alors leur arme…

***

 Les rideaux à peine écartés de la fenêtre entrebâillée me permettent d’entrevoir la scène. J’ai pourtant bien dit à mon confrère que cette femme allait nous attirer des ennuis, mais il n’en a fait qu’à sa tête et voilà que je me retrouve à assister bien malgré moi au triste spectacle qui a lieu dans la cour intérieure. Les soldats tirent sans hésitation, sans aucun soubresaut. Mes frères moines s’effondrent, la barrière humaine qu’ils formaient se désagrège. Puis, le caporal-chef s’approche, le plus téméraire des miens, ce sot à qui nous devons tout ce tumulte, s’étant accroupi au-dessus de la jeune femme pour lui éviter toute blessure supplémentaire, tel un ultime bouclier :

— Fos amis morts, laissez-moi emmener femme ou…

— Je protégerai cette innocente jusqu’à mon dernier souffle…

Des coups de feu se font entendre. Les deux êtres sont criblés de balles.

Le caporal-chef fait signe à son subalterne d’approcher. Ce dernier se penche sur leurs deux dernières victimes et met ses doigts sur la carotide de la femme :

Sie werden tot vor unserer Rückkehr nach Paris. Es nützt gar nichts sie zurückzubringen.

Les soldats, le caporal et le caporal-chef, tous se retirent sans se retourner, laissant derrière eux une rangée de cadavres. La cour se vide.

Dans un ultime effort pour trouver un peu d’air à respirer, la jeune femme peine à soulever sa tête. À la lueur du soleil couchant, les doux yeux de cette biche croisent, pour une dernière fois, ceux d’un hibou resté caché, un hibou… terrorisé.