Annie Ernaux
L’atelier noir
Paris, Éditions des Busclats, 2011.
Avec L’atelier noir, Annie Ernaux fait le pari de publier ce qui ne devait pas l’être. Journal d’écriture édité sans retouches, semble-t-il, l’ouvrage est fait de notes archivées sur le verso de papiers brouillons, écrites de façon discontinue, dans une langue parfois hermétique comme en témoigne une série d’abréviations, de renvois et de soulignements qui ont été conservés. Si la proposition ne manque pas d’intérêt, elle n’est peut-être pas faite pour tout le monde.

Cet ouvrage s’adresse en priorité à ceux qui connaissent bien l’œuvre d’Ernaux. Dans ces notes qui se déploient de 1982 à 2007, rien n’est fait pour faciliter la compréhension de ce qui se trame et un lecteur néophyte pourrait être déboussolé. On y lit des passages énigmatiques qui présentent une pensée en mouvement – « histoire jeune garçon – fille (errance comme moi à Rouen en 1958) » (p. 17) – ou encore des phrases tronquées pourtant bouleversantes comme « Toutes les nuits, je refais son corps, etc. » (p. 65). Cette matière brute est peut-être la prise la plus directe que nous ayons sur l’esprit d’une écrivaine déjà reconnue pour son style sans fioritures.

Dans cet ouvrage, on devine des pans de sa démarche, qu’elle décrit dans l’avant-propos comme un « travail de taupe creusant d’interminables galeries » (p. 7). On pourrait même parler de technique (dans un sens artisan qui plairait sans doute à l’écrivaine), puisqu’on y comprend qu’Ernaux travaille le texte comme une matière. Pendant une première période qu’on pourrait qualifier d’exploratoire, elle agence deux, trois, quatre extraits qu’elle identifie comme d’éventuels débuts d’un livre. Elle relit constamment ces extraits pour se remettre en selle, déplace des fragments comme des briques ou travaille différentes versions, changeant les pronoms. Il est d’ailleurs significatif que L’atelier noir ne compte à peu près pas de notes pendant les périodes d’écriture intenses, c’est plutôt un journal « d’entre écriture » (Annie Ernaux et Frédéric-Yves Jeannet, 2011 : 127). Ainsi, de longs blancs dans la chronologie se terminent par une parenthèse qui nous apprend que l’écriture de tel ou tel livre s’est achevée quelques mois après ce maelstrom d’idées auquel nous sommes conviés. Au total, c’est sept livres que l’écrivaine publiera pendant cette période, et non des moindres.

C’est en cela qu’une bonne connaissance de l’œuvre d’Ernaux peut être nécessaire pour vraiment apprécier cet ouvrage particulier. Avec les bonnes clés, L’atelier noir gagne une autre profondeur, et donne au lecteur attentif une impression d’enquêter ou, pour le dire en termes littéraires, de découvrir la généalogie de l’œuvre. On voit poindre ici l’écriture d’Une femme (1988) avant même que la mère ne décède. On devine ailleurs les balbutiements de ce qui deviendra Passion simple (1991). Et surtout, on comprend que Les Années (2008) habitait l’écrivaine depuis des décennies. Dès le début des années 1980 elle évoque le projet d’un roman total ou d’une autobiographie vide. Petit à petit se joignent au projet des éléments qui formeront Les Années, même si la rédaction de l’ouvrage est sans cesse reportée par d’autres livres comme La honte (1997) ou L’événement (2000).

Pour apprécier la lecture, il faut donc avoir la patience d’entrer dans cet absolu non narratif pour découvrir ce qui se trame à l’intérieur du processus créatif sans que l’écrivaine tente de l’expliciter. Soulignons que ce livre répond à une crainte qu’Annie Ernaux exprimait déjà dans L’écriture comme un couteau : « Vouloir éclaircir, enchaîner ce qui était obscur, informe, au moment même où j’écrivais, c’est me condamner à ne pas rendre compte des glissements et des recouvrements de pensées, de désirs, qui ont abouti à un texte, à négliger l’action de la vie, du présent, sur l’élaboration de ce texte. » (Annie Ernaux et Frédéric-Yves Jeannet, 2011 : 18) L’atelier noir évite sciemment ce piège en livrant des notes brutes et témoigne de toutes les aspérités qu’un regard rétrospectif peut avoir tendance à gommer. On découvre que les doutes de l’écrivaine sont répétitifs et récurrents. Ils reviennent en spirale, parfois à quelques jours d’intervalle : dépasser la littérature, s’ancrer sur le matériel, chercher une posture objective (craindre d’aller trop loin), hésiter entre les pronoms « je » et « elle », etc.

Dans L’atelier noir, la démarche d’écriture est exposée avec toutes ses hésitations. Nous sommes loin d’une idée romantique de l’inspiration et l’écriture est toujours présentée comme un faire ou un agir. Pour Ernaux, la création est clairement un processus qui se situe en équilibre entre un travail intellectuel et une quête d’un ordre plus pulsionnel. Et c’est le travail, particulièrement la recherche du ton, qui permet d’atteindre cet équilibre : « Le travail ne peut se faire qu’ainsi : écrire/réfléchir à ce que je fais – des alternances de pulsion et de refrènement. » (p. 49)

Comme Annie Ernaux est reconnue pour avoir traité les mêmes matériaux autobiographiques sous des formes diverses, ses lecteurs les plus fidèles reconnaîtront dans le journal d’écriture une forme de pont entre le journal intime et le récit. Ainsi, dans les extraits qui abordent sa grande passion amoureuse, l’écrivaine a quitté le ton du journal intime qu’on peut lire dans Se perdre (journal intime publié en 2001 mais écrit à la fin des années 1980), mais elle n’est pas encore mûre pour ce qui deviendra le récit Passion simple (1991) : « Je m’endormais dans le métro, mon corps rompu, flottant, la nuit qui suivait nos rencontres, ce qui me semble maintenant être vraiment « l’expérience par excellence ». » (p. 79) On sent dans ces notes que la matière est en transformation, que l’écrivaine tâtonne pour quitter la simple évocation du souvenir intime dans l’objectif d’identifier le ton et la distance nécessaires à l’élaboration du récit. Mais une fois de plus, cette compréhension devient possible à la seule condition de connaître suffisamment l’œuvre.

Se rappelant qu’Annie Ernaux cherche constamment « à faire de la littérature qui n’en soit pas » (p. 44), on pourrait dire que ces carnets ont quelque chose de radicalement non littéraire qui ne peut que lui plaire. D’autant que c’est aussi la lectrice intransigeante qu’on (re)découvre dans cet ouvrage : celle qui cherche à produire des œuvres au croisement de Proust et de Autant en emporte le vent tout en souhaitant se détacher de ce qui ne lui convient pas chez les uns et les autres. Elle admet lire « pour savoir ce que je ne veux pas écrire (genre Post-Soudan, d’Olivier Rolin) » (p. 123), quand elle ne reproche pas à Proust d’avoir changé « les noms de lieux, de peintres, etc. », choix qu’elle qualifie d’« absolument insupportable. » (p. 50)

Par le regard qu’il permet de porter sur le caractère artisanal de l’écriture, L’atelier noir est donc un ouvrage important dans l’édifice Ernaux. Mais c’est tout de même un ouvrage étrange qui en déconcertera plus d’un. L’écriture comme un couteau reste un meilleur choix pour une première initiation à la pensée de l’écrivaine sur sa propre création. Ces entretiens menés de main de maître par Frédéric-Yves Jeannet sont plus linéaires et offrent à l’écrivaine une tribune où elle s’explique davantage quant à ses choix esthétiques. On pourra lire L’écriture comme un couteau en introduction à son œuvre, tandis que L’atelier noir s’insérera mieux en fin de parcours.


[heading style= »subheader »]Bibliographie[/heading]

ERNAUX, Annie, L’atelier noir, Paris, Éditions des Busclats, 2011.

ERNAUX, Annie et Frédéric-Yves JEANNET, L’écriture comme un couteau, Paris, Gallimard, Collection « Folio », 2011 [2003].