[information]Ce texte a été rédigé dans le cadre du séminaire Écrire en réécrivant à l’hiver 2014 à l’Université d’Ottawa, séminaire offert aux étudiants du 2e et du 3e cycles du Département de français par Christian Milat.[/information] [information]Hypotexte : « La petite Roque », par Guy de Maupassant.[/information] [8 h, à la maison du maire. Une haute tour qui, malgré l’heure avancée, est encore enlacée par la noirceur.]

LE MAIRE : Que dites-vous? Dans ma futaie?

[Grognement inintelligible.]

LE MAIRE : Je l’ai fait débroussailler il y a moins d’une semaine! A-t-on idée de mourir à cet endroit? Continuez votre tournée. Surtout, n’en glissez rien à personne. Quant à moi, je vais prévenir le juge, le gendarme et le médecin, puis je vais me rendre sur place.

LE FACTEUR : Pas besoin de les prévenir! Quand j’ai découvert le corps, chus allé direct à l’hôpital. Il devait être 5 h 30 à peu près. Le médecin a appelé le gendarme, le gendarme a appelé le juge pis lui ben y vous a appelé. Mais vous étiez pas là : c’est vot’ secrétaire qui a répondu. Moé, le médecin, le gendarme, le juge pis vot’ secrétaire, on s’est rencontrés dans la futaie.

LE MAIRE : En effet, je n’étais pas à la maison. La nuit dernière, il faisait chaud et je ne parvenais pas à dormir, alors je suis sorti prendre l’air. Dehors, il y avait une étrange odeur de soufre qui me collait à la peau, comme des émanations mouffettières. Cela m’a donné envie de prendre un bain dans la rivière qui se trouve derrière ma tour. Quelle drôle d’impression j’ai eue durant cette baignade! La noirceur était particulièrement enveloppante. Je ne saurais pas expliquer pourquoi, mais je pressentais que, cette nuit-là, la lune ne cèderait pas aisément sa place au soleil. Lorsque je suis rentré chez moi, j’ai cherché mon secrétaire. Son absence m’a semblé aussi inhabituelle que la noirceur. « Secrétaire, où es-tu? Secrétaire! Où es-tu, secrétaire? », ai-je crié. Maintenant, je comprends pourquoi il n’était pas ici. Mais trêve de bavardage. Racontez-moi donc en détail ce qui s’est passé.

LE FACTEUR : Ok. Comme vous le savez, je pars tout le temps à 5 h de ma maison, j’entre dans vot’ futaie, pis je marche le long de la rivière jusqu’au village. Ce matin, après avoir traversé le pont pis être entré dans la futaie, j’ai vu un ‘tit couteau d’enfant à terre. Je l’ai pris pis j’ai continué mon chemin. Mais j’avais pas fait dix pas que je me penchai encore. Y’avait un dé à coudre pis, un peu plus loin, un étui à aiguilles! J’ai ramassé tout ça avec, en tête, c’est ben clair, de les confier à la police. Que c’est que j’aurais pu en faire sinon?

[En réalité, l’homme est connu dans le village pour ramasser tout ce qui lui tombe sous la main, espérant se faire trois sous en revendant ses trouvailles au marché public.]

LE FACTEUR : En tout cas, j’ai repris mon trajet. Tout d’un coup, bang! Je me suis enfargé dans de quoi pis je me suis écrasé, comme une toast sur le plancher. Un brin sonné, je me suis mis sur les coudes. J’ai regardé en arrière de moé. Pouvez pas imaginer le cri que j’ai lâché! Sous mes pieds y’avait le corps d’une fillette, sûrement celle à qui appartenaient les objets que j’avais ramassés! La ‘tite chose était dénudée, pâle pis raide, la face, noire, les jambes, entrouvertes, pis le vagin, ensanglanté!

LE MAIRE : Seigneur! Ce portrait est fort peu ragoûtant. Pourtant, la petite était si belle.

LE FACTEUR : Ouin, vivante, elle était pas mal d’adon, mais morte… je sais pas trop… chus pas resté longtemps. Je me suis relevé pis j’ai couru à l’hôpital!

LE MAIRE : Votre pusillanimité a sans doute quelque chose d’admirable. Avez-vous terminé votre histoire? Quoi? Je dois me rendre sur place? Le juge, mon ami, est allé reconduire la mère de la petite chez elle et il m’attend à l’entrée ouest de la futaie, c’est bien cela?

[Le facteur confirme.]

LE MAIRE : Très bien. J’y vais de ce pas. Merci de m’avoir prévenu.

* * *

[Nous sortons de la maison du maire, qui est bordée au nord par la rivière et au sud par la futaie. Le facteur part de son côté, vers l’est, le maire et moi du nôtre, vers l’ouest. Nous parvenons, après une vingtaine de minutes de marche, à l’extrémité ouest de la futaie, qui est toujours plongée dans une indélébile pénombre, comme l’ensemble du village, d’ailleurs.]

LE JUGE : Hey! Je t’attends depuis… ouf, un bon quart d’heure at least! Fait plaisir de te voir. Tu feeles comment aujourd’hui?

LE MAIRE : Je n’ai pas beaucoup dormi la nuit dernière. Mais je vais bien. C’est dommage tout de même : se voir en de telles circonstances, alors que nos rencontres se font de plus en plus rares.

LE JUGE : Dommage, ouais. Hem… dis-moi… qui c’est? Cette jeune fille-là?

LE MAIRE : Ma nouvelle secrétaire. Ce matin, je cherchais mon secrétaire habituel, qui était avec toi. À un moment, j’ai regardé dehors et j’ai aperçu cette jeune négresse qui s’affaire présentement à retranscrire notre conversation. Elle refusait de m’adresser le moindre mot. Pourtant, elle s’obstinait à rester devant ma demeure. Je lui ai proposé un marché. Je lui ai dit : « Ma petite, j’ai des problèmes de mémoire : j’ai absolument besoin de quelqu’un pour retranscrire mes conversations. Or, mon secrétaire est disparu. Si tu acceptes de le remplacer, je promets de te donner un peu de nourriture. » Elle a hoché la tête. Je lui ai remis le crayon et le cahier que voici. La vitesse à laquelle elle rédige ce verbatim est impressionnante!

LE JUGE : T’es super généreux. Mais… hem… cette fillette… elle me rappelle quelqu’un. Pas toi?

LE MAIRE : Peut-être… eh… en fait, non… de toute façon, je n’ai pas plus de mémoire pour les visages que pour les conversations!

[Les deux hommes rient.]

LE JUGE : Ready? On jasera en chemin.

[Nous pénétrons de nouveau dans la futaie. Les arbres semblent avoir commencé à rougir. Cependant, l’automne ne doit arriver que dans plusieurs mois. Lentement, une pluie fine se met à tomber, faisant résonner partout un murmure régulier et triste. Le juge commence à raconter les évènements de la matinée.]

LE JUGE : On s’est rassemblés ici. Il devait pas être plus de 6 h, il y avait une odeur de soufre dans l’air et il faisait encore étrangement noir. Le facteur nous a conduits au corps. Quand je l’ai vu, I was like : « Oh my god, that’s her! » Dû à la strangulation, sa jolie face était toute noire et sa langue était sortie, but I recognized her boobs. Pas que je les watchais souvent, hein! C’est que… you know… she had the habit, les nuits qu’il faisait chaud, d’aller se baigner dans la rivière… et moi itoo… so… comme je voulais pas l’indisposer… je m’asseyais derrière un buisson… et je la watchais pendant un bout. C’était juste pour m’assurer qu’elle soit safe! Une fillette de même seule la nuit! Et ce qui vient de survenir montre que c’était justifié de le faire, don’t you think so? Anyway, je l’ai watchée assez souvent pour pouvoir dire que c’était ses boobs à elle sur le cadavre. Quand j’ai eu identifié la petite, le médecin s’est approché. Après un moment, il a confirmé que le décès avait eu lieu à peu près quatre heures plus tôt, que la petite avait été violée et qu’elle avait aussi été… hem… strangled. Paraît que le travail a été bien fait : y’a presque aucune trace de doigts sur le cou.

LE MAIRE : Ah, tant mieux! Tous les domaines comptent leurs professionnels. Un crime, va. Mais l’incompétence me fâche. Et que s’est-il passé ensuite?

LE JUGE : On y était depuis… quoi? Dix minutes, pas plus, quand on a entendu des voix qui s’approchaient. C’était quelques curieux du coin. Those animals! They smell death and doom, you know! So, la mère de la petite, qui reste pas loin, est arrivée avec eux. Elle catchait pas ce qui se passait, but she was worried, vraiment worried à propos de ce que sa fille avait découché la nuit précédente. « Ma ‘tite! Où qu’a l’est ma ‘tite? », she said. « Ai beau la hucher elle vient pas. La huche icitte, la huche là, rien. Y’a que les corneilles pour me répondre. » Elle a fait quelques pas vers nous. Then, elle a stoppé et a reconnu le corps. « Ma ‘tite? Hein! Ma ‘tite fille à moé? Où c’est qu’a l’a mis ses hardes? » Elle comprenait pas la gravité de la situation. She even asked : « Pour que-c’é faire qu’est drette pis pâle de même? » Ha! Ha! Anyway, il y a eu un silence. Then, suddenly, she got it : « Ça s’peut-tu? Ma ‘tite fille à moé? Tellement belle hier encore, ast’heure raide pis frette comme de l’acier? » Poor woman! Elle a glissé à terre, a tendu les mains et a pleuré. So ridiculous! J’aurais vraiment aimé que t’entendes ses sanglots! Pathetic, believe me! We laughed so much! Ha! Ha! Ha!

[Soudain, le juge s’interrompt, essuie ses larmes de rire et lève le bras.]

LE JUGE : Aye, we’re almost there! Tu vois le buisson là-bas? C’est juste après.

[Les deux hommes ont l’air excités. Le juge s’empresse d’achever son histoire.]

LE JUGE : Anyway, j’ai promis à la mère qu’on retrouverait le coupable. J’ai décidé de la raccompagner chez elle pis j’ai demandé au facteur d’aller te chercher et de te donner un appointement avec moi à l’entrée ouest de la futaie à 8 h 30 pile.

[Nous marchons encore un peu et passons le buisson que le juge a désigné un instant plus tôt. Ensuite, les deux hommes s’immobilisent et se regardent. Ils sont stupéfaits. La scène, il faut le dire, est spectaculaire, car il n’y a pas, sur le sol, le corps que le maire et le juge croyaient trouver, mais sept faces noires, sept cadavres, sept hommes morts étranglés : le médecin, le gendarme, le secrétaire et quatre villageois.]

LE JUGE : Ils étaient vivants tantôt! All alive! Le corps de la petite était juste ici, I swear! What happened?

* * *

[L’été est passé, mais l’enquête n’a donné aucun résultat. L’été est passé, mais le soleil n’est pas revenu. Quand l’automne est arrivé, plutôt que de rougir, les feuilles des arbres sont tombées et ont noirci. Une odeur a persisté dans l’air : celle du soufre. Désormais, les villageois ne sortent plus dehors qu’avec, sur le visage, un mouchoir dans lequel ils toussent constamment, parce qu’ils ont l’impression d’étouffer.]

LE MAIRE : Ton congé est terminé, ma petite secrétaire. Maintenant que l’enquête a été abandonnée, tu peux recommencer à écrire. Surtout, n’omets pas un mot.

[Le maire est seul avec moi au sommet de sa tour, il tourne en rond, il regarde le ciel (depuis plusieurs mois, le jour ressemble à la nuit, et il s’avère difficile de déterminer quelle heure il peut être exactement) et, soudain, il s’immobilise.]

LE MAIRE : J’avoue tout.

[Il était temps! L’homme a perdu plusieurs kilos durant les dernières semaines et il semble continuellement sur le bord de la crise de nerfs. Pour éviter qu’il ne meure de faim, je l’ai forcé à se nourrir. À plusieurs reprises, il a tenté de se suicider, mais je suis toujours parvenue à maintenir un pas d’avance sur lui : je l’ai poussé avant qu’il ne se fasse renverser par une voiture, j’ai enlevé les balles du revolver qui se trouvait dans son tiroir et j’ai changé le poison qu’il prévoyait ingurgiter par un vulgaire laxatif.]

LE MAIRE : C’est moi qui l’ai tuée. Je parle de la petite. Je sais, c’est difficile à croire.

[Non, pas tellement. Le maire assure ignorer ce qui lui a pris, il dit que, le soir du meurtre, il avait chaud (c’est vrai que la température était particulièrement humide), il dit qu’il s’est levé, qu’il a mis ses souliers et qu’il est allé se promener sur le bord de la rivière.]

LE MAIRE : Au détour d’un buisson, je l’ai vue. Elle se baignait. Elle devait avoir eu chaud elle aussi. Quand elle est sortie de l’eau, j’ai eu le souffle coupé. Depuis que ma femme est morte, je souffre de fantasmes incontrôlables, de visions érotiques qui me rendent fou. Bref, quand j’ai vu cette jeune fille à peine pubère… quand j’ai vu les rondeurs de son corps… le galbe de ses seins… sa croupe ruisselante… je me suis senti devenir ivre…

[Il raconte qu’une force supérieure l’a poussé à commettre le crime. Il assure s’être en quelque sorte… dédoublé.]

LE MAIRE : Cet homme qui me ressemblait… cet homme qui, j’avais du mal à le croire, était moi… cet homme s’est jeté sur la fillette… l’a violée… puis l’a étranglée, uniquement parce qu’elle refusait de se taire… et c’est à ce moment que, pour la première fois, j’ai senti l’odeur de soufre.

[Il est passé aux aveux aujourd’hui parce qu’il n’a plus aucun recours. Lorsque le drame est survenu, il y a plusieurs mois, les villageois se sont demandés qui avait bien pu dérober un corps et tuer sept personnes. Ils ont réclamé des réponses. Ils ont surtout réclamé un coupable.]

LE MAIRE : Qui que ce soit qui ait tué ces hommes, il ou elle voulait m’envoyer un message. J’ai eu peur. C’est pourquoi j’ai accusé la mère de la petite : secouée par la mort de sa fille, elle a été emportée par une folie meurtrière, affirmais-je. J’ai mené une campagne contre elle. Je l’ai fait convoquer en procès et le juge a tranché : elle était coupable. Mais, au fond, elle n’y était pour rien… nous savons tous que justice n’a pas été rendue… surtout que…

[Surtout que, le lendemain, on a retrouvé le juge mort, étranglé.]

LE MAIRE : D’autres ont été assassinés ensuite. Chaque mort s’approchait davantage de moi. L’autre jour, c’était le tour de mon meilleur ami! J’ai cru… j’ai cru que la futaie devait être hantée par je ne sais quel démon, alors j’ai décidé de la faire brûler…

[Mais rien à faire : le massacre a continué. Hier, on a retrouvé le facteur, le visage noir, mort lui aussi.]

LE MAIRE : C’est impossible! Personne ne savait que… que le facteur était là lorsque j’ai… qu’il était venu se baigner avant de commencer sa tournée du courrier… qu’il a tout vu… mais qu’il m’a couvert en échange de quelques pièces de monnaie. Non, personne ne savait que notre conversation à la suite du meurtre, celle que tu as retranscrite, était une simple mascarade, une vulgaire farce, du théâtre de mauvais goût… personne ne savait… et pourtant, hier, cet homme en a payé le prix!

[Le maire se met à pleurer. « Quel malheur s’abat sur moi? J’ai l’impression que cela n’arrêtera jamais », laisse-t-il échapper entre deux sanglots. Dans un instant, je m’approcherai de lui, je mettrai mon visage contre le sien et j’attendrai, j’attendrai qu’il comprenne… mais comprendra-t-il? Il dira sûrement : « Merci de vouloir me consoler ma petite secrétaire. » Sans doute, il me reniflera. « Quelle est cette odeur? », demandera-t-il. « On dirait que tu sens…. que tu sens le soufre! » Il lèvera certainement les yeux et dira quelque chose comme : « J’ai toujours cru que tu étais noire. Par contre, à te voir de si près… Ton visage a une teinte morbide. Et pourquoi gardes-tu la langue sortie de cette manière? » Il aura peur et hurlera : « Eh, n’approche pas, petite! Recule! Tu m’effraies aujourd’hui! » Mais c’est lui qui reculera, reculera et reculera encore, jusqu’à se trouver au bord du vide. Je verrai qu’il réfléchit et que les différentes pièces du sinistre puzzle se mettent graduellement en place dans sa tête. Quand je sentirai qu’il a compris, que sa frayeur est à son comble, je m’élancerai vers lui et je le pousserai. Je regarderai son corps tomber du haut de la tour, sa tête s’écraser contre une roche, son sang se mêler avec l’eau de la rivière. Peut-être alors la nuit quittera-t-elle mon petit village.]