[information]Ce texte a été écrit dans le cadre de la journée d’étude «Investir les marges : objets de création, lieux de réfléxion», organisée à l’Université d’Ottawa par Marie-Andrée Bergeron et Pierre-Luc Landry le 25 avril 2014.[/information]

Le problème à la fois politique, éthique, social et philosophique qui se pose à nous aujourd’hui n’est pas d’essayer de libérer l’individu de l’État et de ses institutions, mais de nous libérer, nous, de l’État et du type d’individualisation qui s’y rattache. Il nous faut promouvoir de nouvelles formes de subjectivité en refusant le type d’individualité qu’on nous a imposé pendant plusieurs siècles.

 — Michel Foucault (1994 : 233)

aujourd’hui un autre monde est en train de naître discrètement, par les marges, dans des millions de petits univers alternatifs.

 — Jean-Claude Kaufmann (2014 : 37-38)

 

 On nous présente des lettres mobiles dans l’ordre suivant : I D E N T I T É. Libre à nous d’en faire ce que nous voulons :

— Introduire une distance entre « I D » (cela) et « E N T I T É » (essence), histoire de faire un clin d’œil à l’étymologie du mot (identitas, « qualité de ce qui est le même ((http://www.cnrtl.fr/etymologie/identit%C3%A9, site consulté le 10 juin 2014.)) », toujours, exactement?);

— Élaguer certaines lettres, comme on mord dans une pomme, pour arriver à quelque chose de plus incisif comme « D E N T » ou « I D É E »;

— Former, par goût du défi ou esprit de système, un maximum de noms (tête, dette…), d’adjectifs (tiède, nette…), de verbes (tente, dîne…) et ainsi de suite jusqu’aux sèmes et aux syllabes;

— Faire carrément basculer consonnes et voyelles pour créer des « sculptures » graphico-sonores plus ou moins cocasses ou évocatrices comme celles ci ((Merci à Caroline Ramirez pour la réalisation de ces sculptures.)).

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De tels exercices nous permettraient-ils de départager − à la manière d’un « captchat » (Completely Automated Public Turing Test to Tell Computers and Humans AparT), les ordinateurs des humains −, notre liberté de nos conditionnements, notre type d’individualité de celui « qu’on nous a imposé pendant plusieurs siècles » (Foucault, 1994)? Une chose est sûre, il ne saurait y avoir de reconnaissance des pressions qui s’exercent sur nous, sans un seuil de connaissances et de conscience des enjeux associés aux catégories identitaires.

La difficulté est bien évidemment d’accéder à ce seuil critique permettant le passage de la condition d’êtres circonscrits à celle d’êtres « ouverts ». Pour ce faire, il faudrait passer de l’état de relais du système hégémonique actuel à celui d’agents de sa contestation, suivant le modèle agonique que propose, par exemple, Chantal Mouffe (2007). En d’autres termes, il s’agirait de se déprendre du formatage qu’induit un espace étatique atomisé de plus en plus poreux au néolibéralisme mondialisé (Klein, 2007). La question est : comment? Comment se libère-t-on de l’emprise d’une sphère économico-étatique dont le centre semble partout (y compris en chacun de soi) et la circonférence nulle part (pensons par exemple au phénomène de la normalisation des marges et aux profits qu’elle génère par la reconduction des institutions capitalistes du mariage et de la famille modernes ((Ce phénomène est discuté par Marie-Josèphe Bonnet dans Adieux, les rebelles (2014). Je tiens à préciser que je ne partage pas la perspective différentialiste de cet auteur.)) )?

En guise de réponse à cette question, j’explore, dans le présent texte, une proposition plus artistique que scientifique que je résumerai ainsi : en présence de l’insaisissable cherchant à circonvenir, jouer de l’in-dé-finissable, et ce, dans les deux sens qu’évoque ce mot (1. Ce qui est infini et 2. Ce qu’on ne peut définir). Car comment manipuler sept milliards d’individus en constante transformation du fait de leur ouverture les uns aux autres ((Pour Jean-Claude Ameisen, il y a un rapport entre l’état de nos connaissances et la liberté de s’inventer. Il considère par ailleurs, et comme Ricœur, qu’il n’y a pas de frontières entre la liberté des uns et des autres. En fait « la liberté de l’un est nécessaire à la liberté de l’autre ».)) ; sept milliards d’individus en train, donc, de « s’indéfinir » (Prokhoris, 2000)? Dans cette perspective, le problème à résoudre serait celui des identités que nous assignent les différents régimes (patriarcal, impérialiste, blanc, hétérosocial, néolibéral, etc.) pour pouvoir, selon les moments et les contextes, nous discipliner, normaliser ou marchandiser.

Je situe cette proposition du côté de l’imaginable parce qu’elle s’envisage à l’horizon d’une démocratie repensée en fonction « de la solidarité » (Nadeau, 2013). Dans la réalité, l’expansion dynamique et complexe des subjectivités n’est pas à la portée de tous. À l’heure actuelle, écrit Kaufmann, les « acquis sociaux et culturels sont hétérogènes et sur certains points contradictoires. Des oppositions les traversent, obligeant le sujet à s’impliquer » (2014, p. 18). Or, ajoute-t-il, nous ne sommes pas tous égaux face à ce défi. Il y a ceux qui possèdent des ressources pour l’affronter (statut, reconnaissances sociales et réseaux variés). Et ceux dont les ressources limitées, ou dont la dureté des épreuves rencontrées (stigmatisation, exploitation, oppression), compromettent cet affrontement. Alors que les premiers peuvent se réinventer continûment, s’ajuster, les deuxièmes doivent composer avec le précieux soutien que leur procurent leurs communautés d’appartenance. « Notre époque, précise Kaufmann, a deux faces : celle de nouvelles ouvertures pour le déploiement des subjectivités et celle de la montée des fondamentalismes identitaires » (2014 : 18).

[heading style= »subheader »]La langue (in)forme[/heading]

En m’attachant aux différentes dimensions en jeu dans un mot, comme je l’ai fait dans l’incipit, je veux faire ressortir sa matérialité, son caractère construit. Car à moins d’être écrivain ou linguiste, nous avons tendance à oublier la dimension concrète des langues. De ce fait, nous percevons ces dernières plutôt comme neutres, un peu comme s’il s’agissait de baies vitrées disparaissant au profit des paysages qu’elles donnent à voir. Mais les langues, comme les fenêtres d’ailleurs, cadrent, filtrent et orientent notre regard sur le monde. Elles portent l’empreinte des instances régulatrices qui les ont légitimées au fil de l’histoire, et donc des autorités politiques ou conceptuelles qu’elles représentent.

La règle du masculin l’emportant sur le féminin dans la langue française, par exemple, n’est pas un accident ou le reflet d’un ordre naturel. Elle y transpose le rapport de domination que la classe des hommes exerce sur celle des femmes (Wittig, 1992), pour emprunter la terminologie du féminisme matérialiste. Elle le répète, le rappelle, le banalise donc en lui donnant une forme structurelle et en l’inscrivant dans une pratique quotidienne.

Une étude menée par les sociolinguistes Claire Michard et Claudine Ribéry ([1982] 2008) a par ailleurs montré la façon dont certains textes de scientifiques représentaient les hommes principalement comme êtres humains et secondairement comme mâles, tandis que les femmes étaient principalement représentées comme femelles, et seulement secondairement comme êtres humains. Alors que ces textes accordaient aux hommes le statut de sujet à part entière, ils réduisaient les femmes au trait anatomique de leur personne qu’est leur sexe, autant dire à leur animalité. Voici un exemple tiré de l’ouvrage Les Bororo (1936) de Lévi-Strauss, tel que le citent Michard et Ribéry en exergue de leur étude « Le village entier partit le lendemain dans une trentaine de pirogues, nous laissant seuls avec les femmes et les enfants dans les maisons abandonnées ((Les italiques sont des auteurs.)) » (2008 : 7).

La matérialisation d’un rapport de domination dans une langue et dans ses discours « de vérité » renforce l’impact de ce rapport comme le montrent certains philosophes et écrivains (Crépon, 2014). « Le langage, dit Monique Wittig, projette des faisceaux de réalité sur le corps social, il l’emboutit et le façonne violemment (les corps des acteurs sociaux par exemple sont formés par le langage abstrait), car il y a une plastie du langage sur le réel » (2010 : 46). De même que nous sommes modelés par la langue que nous utilisons, de même nous contribuons à modeler les autres par l’usage que nous en faisons. Chaque fois par exemple que nous usons de notre position de locuteur (sujet) pour qualifier l’autre (Tu es…), nous risquons de le figer, de le réduire à un stéréotype (objet), et donc de l’interloquer. Il en va de même dans le sens inverse : chaque fois qu’un locuteur nous ramène à une seule de nos dimensions, il nous interloque. C’est cette « interlocution ((« By this word, infrequently used in linguistics, I imply all that occurs between people when they speak. It includes the phenomenon, in its entirety, which goes beyond speech proper. And as the meaning of this word derives from interrupt, to cut someone short, that which does not designate a mere speech act, I extend it to any action linked to the use of speech […] » (Wittig, 1992 : 90).)) » qu’illustre Nathalie Sarraute à travers les sous-conversations, ou « tropismes », qu’elle met en scène dans son œuvre (Wittig, 1992). Deleuze et Guattari soulignent cette violence tapie dans le langage lorsqu’ils écrivent : « Qu’est-ce que la grammaticalité, et le signe S, le symbole catégoriel qui domine les énoncés? C’est un marqueur de pouvoir avant d’être un marqueur syntaxique […] » (1980 : 127).

En accentuant ou en tordant la structure et les mécanismes d’une langue, les écrivains nous sensibilisent à sa présence et à son action, c’est-à-dire à la manière dont elle nous positionne les uns par rapport aux autres : plus ou moins sujet ou objet, humain ou animal, libre ou enclos (stéréotypé). De la sorte, ils aiguisent notre vigilance vis-à-vis des rapports de domination et nous invitent à suivre les voies qu’ils proposent pour une utilisation plus consciente du langage. Car ce ne sont pas les écrivains qui ont le pouvoir de changer une langue, mais les institutions. Ce sont elles qui officialisent ou non des pratiques émergentes, acceptent ou non les néologismes, simplifient ou non l’orthographe. Outre l’actualisation de la langue, elles peuvent également contribuer à la démocratiser. Les avis divergent sur la manière d’arriver à ce résultat. À l’heure actuelle, de plus en plus de personnes pensent qu’en féminisant la langue on fait un énorme pas dans cette direction.

[heading style= »subheader »]La marque d’une violence[/heading]

Contre cette position, on pourrait arguer que la féminisation ne fait qu’étendre la très ancienne pratique sociale de la polarisation des sexes, polarisation faussement symétrique puisque seul le féminin est associé à l’autre, particularisé, réduit au sexe. En ce sens, elle reconduirait les systèmes ségrégationnistes au sein desquels l’identité des personnes instrumentalisées, objectivées, doit être facilement repérable (marque au fer rouge des esclaves dans les plantations, port obligatoire de l’étoile jaune pour les Juifs, triangles cousus sur les vêtements des prisonniers dans les camps de concentration, uniformes des domestiques, etc.).

Alors que les titres « madame » et « mademoiselle » renvoient respectivement à une femme mariée à un homme et non mariée à un homme (et donc encore sous la tutelle du père), « monsieur », lui, ne signale aucune relation, maritale ou autre, à qui que ce soit. Alors que le mot « maîtres » s’applique historiquement aux personnes (pourvu qu’il y ait un homme parmi elles) possédant une maîtrise particulière, exerçant un ascendant sur d’autres personnes, ou dispensant un enseignement, « maîtresses » renvoie également, et paradoxalement, aux femmes qui ont des relations sexuelles avec un ou des hommes sans être leur épouse. Ce sens n’a pas de réciproque puisque le maître d’une femme n’est pas entendu comme désignant son amant d’aucune manière. S’il est le maître, elle est son simple « pendant » (comme le mot mairesse qui signifie encore la femme du maire, conjointement à la signification de celle qui occupe la fonction de maire). Cette asymétrie mine la cohérence sémantique du terme générique (« personne qui exerce une domination » Le Petit Robert, 2003), puisqu’une maîtresse n’exerce pas nécessairement une domination sur son amant. Le mot « cuisiniers » ne s’applique qu’à des personnes à condition qu’il y ait un homme dans le lot. Celui de « cuisinières », lui, renvoie à la fois à des objets et à des femmes, mais jamais à des hommes, aussi minoritaires pourraient-ils être dans le groupe. Cette exclusion référentielle s’applique à tous les termes au féminin pluriel.

Il est vrai qu’il est plus facile d’envisager de « dépéjorativer » la marque du féminin, dans une langue sexuée comme le français, que de l’abolir. Dans la mesure où le masculin y est indissociable du neutre ou du général, la disparition de la marque du genre pourrait en effet donner l’impression qu’on voudrait invisibiliser la classe des femmes dans la langue. En réalité, à partir du moment où cette dernière ne comporterait plus d’indicateur de sexe (de leur sexe), c’est leur humanité qui y apparaîtrait au lieu de leur « femellité ». En ce sens, nous y retrouverions des êtres humains dont le sexe n’interférerait plus avec leur capacité de représenter l’ensemble de l’humanité dans la langue, comme c’est le cas des seuls hommes à l’heure actuelle.

Il est par ailleurs intéressant de noter que les autres traits anatomiques (la couleur de la peau, la taille, etc.), les conditions (statut social, citoyen, etc.) et les appartenances (culturelles, religieuses, politiques, etc.) qui font l’objet de discrimination sociale, ne sont pas précisés par une marque dans le français contemporain. Or personne ne s’en alarme ou ne réclame qu’il en aille autrement. Imaginons un instant qu’il nous faille ajouter un « c » muet pour indiquer la plus forte pigmentation des personnes « de couleur » et qu’un pronom particulier (comme col/cole) leur soit réservé :

— Qui est donc la personne (homme noir) qui parle là-bas?

— Col est le nouveau professeurc de philosophie.

— Et la personne (femme indienne) avec qui col discute?

— Cole est la rectricec ((Rectrice : « Plume de la queue des oiseaux portée par le croupion et jouant le rôle de gouvernail et de plan de soutien dans le vol »; http://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/rectrice/67234, site consulté le 10 juillet 2014.)) de l’université.

Ça créerait un tollé. Alors pourquoi cet attachement à la marque du genre? D’autant qu’elle complique la prise de parole des personnes intersexes ou transgenres qui doivent nier leur réalité biologique ou existentielle pour se replier sur des catégories inaptes à tenir compte de celle-ci. Qu’est-ce qui rend donc la déclaration du sexe des personnes désignées « femmes » à la naissance si nécessaire, sinon le rapport de domination qui s’exerce toujours à leur endroit; sinon la nécessité de faire apparaître comme fondamentalement différentes les personnes de groupes que l’on traite différemment? J’entends déjà la levée de boucliers!

L’idéal serait sans doute de changer certains éléments de la langue de manière à ne pas donner l’impression d’un retour, en Occident, à une époque où la majorité des femmes étaient refoulées dans l’espace domestique et la grande noirceur de leur muselage. L’invention de nouveaux pronoms non marqués qui ferait disparaître l’accord en genre par exemple a été envisagée à plusieurs reprises dans l’histoire. En 1889, un juriste américain, Charles Converse, suggéra l’utilisation d’« une forme ambigène thon (abrégé de that one) » (Yagello, 1978). Plus récemment, soit en 2012, la Suède a ajouté un pronom neutre (« hen ») à sa langue ((28 minutes –ARTE, http://www.arte.tv/guide/fr/048395-000/il-elle-hen, site consulté le 15 juin 2014.)) . Elle l’a fait cinquante ans après que le linguiste Hans Karlgren l’ait proposé, soit au moment de l’émergence du mouvement de libération des femmes, et une douzaine d’années après que des transgenres l’aient remis en usage. Depuis les années soixante, plusieurs écrivains, dont Monique Wittig (1964), Brigit Brophy (1969), June Arnold (1973), Anne Garréta (1986), ont neutralisé, contourné ou aboli les marques du genre dans une œuvre littéraire.

[heading style= »subheader »]Marquer les marginalisés[/heading]

La désignation d’un trait anatomique, d’une condition ou d’une appartenance, par une marque dans les langues, et plus généralement dans les sociétés remonte à l’Antiquité ((Voici quelques exemples : le tatouage sur le visage des esclaves pendant l’Antiquité, le port du voile pour les chrétiennes pendant le culte du Ie au XXe siècle, les pieds bandés des Chinoises du XIe siècle au XXe, le tatouage d’un « z » sur la peau des tsiganes (« zigeuners ») à Auschwitz, le port du corset pour les bourgeoises européennes au XIXe siècle, etc.)) . Elle s’inscrit progressivement, à tout le moins en Occident, dans un « ordre visuel fondé sur la transparence » (Nassim Aboudrar, 2014) et signe une opération de marginalisation de certains groupes sociaux par d’autres groupes s’étant approprié le statut de norme (Guillaumin, 1992). Aujourd’hui une marque peut être appropriée par les groupes marginalisés pour devenir l’enjeu d’une revendication identitaire. On l’a vu, par exemple, avec la récupération d’injures comme le mot queer (« étrange ») par des allosexuels, ou du voile par des femmes musulmanes. Le professeur d’esthétique et de théorie de l’art Bruno Nassim Aboudrar aborde ce dernier renversement en précisant qu’il se situe dans une économie visuelle aujourd’hui mondialisée :

Dans un monde désormais vraiment universel [en ce qui concerne le système visuel] où l’image a vaincu, les femmes musulmanes, quand elles se voilent volontairement, ne le font pas en signe de soumission à un ordre phallocrate qui les assujettiraient. Elles assument avec une forme de panache la charge de rendre l’Islam visible par ce qui reste de son ancienne préférence pour une visibilité réprimée ou, du moins, rigoureusement régulée (2014 : 208).

En ce qui concerne la dimension plus strictement identitaire de l’opération de marginalisation, je me rapporterai à Kaufmann. Celui-ci montre qu’à partir du XVIIIe siècle, l’État français s’est donné des assises en établissant un système d’identification qu’il appelle « processus identitaire ». Celui-ci

se forme par le haut de la société, avec le développement de la bureaucratie étatique, confrontée à des individus déracinés ou à des communautés sans territoires. L’identification administrative permet de les contrôler. Ainsi naquirent les papiers d’identité, à partir des populations nomades (livrets ouvriers, fichages des tziganes) […] (2014 : 15-16).

S’il nous fallait illustrer ce processus de ségrégation, on pourrait le comparer à un centre « éclairé » entouré d’une marge « obscure ». La rationalité moderne, caractérisée par son régime du visible (Foucault, 1975), transforme en effet en « continent noir », exclu du dialogue, ce qu’elle « étudie », c’est-à-dire objectivise, voire instrumentalise.

Les sciences, dont la biologie et la médecine, qui naissent alors, entreprennent une classification rigide du monde. En ce qui concerne les êtres humains, elles mettent un terme au modèle du sexe unique (Laqueur, 1990) qui donne la possibilité aux femmes (situées en bas de l’échelle du sexe) de devenir « viriles », c’est-à-dire d’acquérir la maîtrise d’elles-mêmes qui se trouverait sous une forme inachevée chez elles, contrairement aux hommes (situés en haut de cette échelle). Autrement dit, on passe de la perception qu’il y a un sexe avec deux genres fluctuant à celle de l’existence de deux sexes ayant chacun leur genre bien circonscrit.

Plus généralement, l’apparition des sciences dites « naturelles » correspond au déclin en Occident de la perspective théologique qui donne à Dieu tous les pouvoirs et justifie l’envoi de missionnaires pour « sauver » les âmes des « sauvages », pour « civiliser » les peuples non européens. De relativement ouvert, le destin des individus devient fixe parce que déterminé par les lois immuables de la nature (Guillaumin, 2002). Les nouvelles catégories se déclinent donc en êtres « sains » (supérieurs) ou « malades » (inférieurs), « éclairés » ou « sauvages », représentants de la pleine condition humaine (achevés) ou de cas particuliers (inachevés); conséquemment, en êtres créés pour diriger (le sujet pensant et parlant) et êtres créés pour obéir (l’objet pensé et muet)!

Pour nommer le trait anatomique, la condition ou l’appartenance censée indiquer la spécificité de nature des personnes marginalisées, j’ai repris le terme « marque » qu’utilisent les grammairiens et les sociologues, mais en lui adjoignant, à la suite de Mathieu, Guillaumin et Wittig, une dimension politique en tant qu’indice d’un rapport de pouvoir (Wittig, [1985] 1992). Pour désigner l’opération d’attribution d’une marque permettant de rendre le « particulier », le « différent », identifiable en tout temps, je me sers du terme « marquage » en tant qu’il renvoie à « l’action d’apposer une marque […] sur quelque chose ((http://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/marquage/49581, site consulté le 4 juin 2014.)) », où la chose est remplacée par une personne. Le marquage est donc l’action de faire d’un signe arbitraire l’indice de valeurs et de comportements que partageraient tous les individus qui le possèdent. Je m’inspire également du sens que prend le terme dans le langage sportif, où il désigne la surveillance d’un joueur de l’équipe adverse, pour mettre en évidence l’entrave que vit la personne marquée. Une contrainte ou une limitation du corps provoque en effet une hyperconscience qui mobilise la concentration et l’intellect.

Prenons l’exemple des codes vestimentaires. Ils peuvent paraître anodins, mais font en sorte que l’on puisse distinguer au premier coup d’œil (ou d’ouïe) la personne marginalisée de celle qui ne l’est pas. Ainsi, dans le cas des femmes, on accentue ou met en évidence certaines parties de leur corps (les caractères sexuels secondaires), leur réservant les robes serrées ou incommodes, les chaussures qui claquent, les talons qui font ressortir les fesses (et donnent à la longue des maux de dos et de pieds), les accessoires cliquetants ou encombrants, les coiffures les plus élaborées et exigeantes en termes de temps et d’argent, etc., bref tout ce qui force une conscience de son apparence, restreint la liberté de mouvement et compromet la fuite (Guillaumin, [1979] 1992). Les femmes se retrouvent ainsi à maintenir un œil sur la jupe qu’un coup de vent pourrait soulever, à redescendre la robe qui remonte sans cesse, à retoucher le maquillage qui s’efface ou coule, à scruter la qualité des trottoirs pour ne pas se coincer un talon et tomber, etc.

On le voit, l’action du marquage ne se limite pas à la dimension physique de la personne marginalisée, mais agit sur son attention. En réalité, il influe aussi sur sa personne. Combien de fois entendons-nous quelqu’un déclarer, soi-disant à la blague, que « les homosexuels sont comme ceci », « les immigrants sont comme ça », etc. À force d’être répétées partout et en tout temps, ces désignations identitaires s’infiltrent dans le psychisme, érodent l’estime de soi et affectent les capacités. Des études révèlent que l’activation de clichés a le pouvoir de modifier nos comportements et même nos performances intellectuelles. Lors de l’étude « How to win a game of Trivial Pursuit ? » Dijksterhuis et van Knippenberg (1998) ont demandé aux participants de décrire soit la journée ordinaire d’un professeur ou soit celle d’un hooligan. Ils leur ont ensuite posé soixante questions tirées du jeu Trivial Pursuit. Devant la meilleure performance des premiers, les chercheurs ont émis l’hypothèse suivante :

L’activation du stéréotype du professeur aurait activé les buts qui lui sont associés, dont celui de réussir aux tests de connaissance. À l’inverse, le stéréotype du hooligan ou du top modèle se traduirait par moins de concentration, l’utilisation de stratégies moins efficaces, et l’activation de buts sans rapport avec le fait d’obtenir de bonnes performances intellectuelles (Légal, 2008).

S’il existe depuis l’instauration d’un régime du visible en Occident, le marquage a toutefois changé selon les époques, les cultures et les contextes. Aujourd’hui, la multiplicité des discours et des points de vue, du fait entres autres de l’accélération de la circulation des biens et des populations ainsi que du développement des télécommunications, nous a exposés à des codes sociaux fort divers et inévitablement paradoxaux. Il est devenu plus compliqué en conséquence de se construire un soi cohérent sur une base continue. Dans ce contexte déroutant, les identités présentées comme naturelles offrent une solution accessible et immédiate. Elles sont d’autant plus attrayantes qu’elles comportent des repères clairs.

[heading style= »subheader »]Se dé-marquer[/heading]

La plupart d’entre nous avons considéré les identités que nous avons « reçues » à notre naissance comme fondées, plutôt que construites. Être femme, Noir, homosexuel, paraît incontestable… jusqu’à ce que certaines rencontres ou certains déplacements, nous exposent à la variabilité des codes sociaux et donc à d’autres manières d’être « femme », « Noir » ou « homosexuel », « pauvre », « vieux », « juif », « musulman », etc. De même, l’expérience de l’immigration ou de l’exil a toutes les chances de modifier le regard que nous portons, tant sur l’identité nationale, que sur les « étrangers », ces immigrants, déplacés ou réfugiés, qui ont dû tout quitter, ont peut-être été en danger, perdu des proches, etc. Le fait que des comportements perçus comme « normaux », « adéquats », dans une communauté, un milieu, un pays, puissent être vus ailleurs comme « bizarres » et même « choquants », peut nous conduire à penser que nous sommes en présence de groupes de personnes essentiellement différentes ou qu’ils ont simplement deux interprétations ou lectures distinctes des comportements en question. On aura compris que ce texte m’inscrit dans la deuxième perspective.

À partir du moment où l’on considère que les identités sont construites, on ne s’étonnera pas qu’une personne se dissocie de l’état géographique, politique ou culturel auquel on l’a liée à sa naissance. Est-il plus difficile d’imaginer qu’elle puisse souhaiter la même chose vis-à-vis de son propre corps? Retournons la question : qu’est-ce qu’un trait de notre anatomie peut bien avoir à faire avec qui nous sommes ou, plus justement, avec qui nous devenons? L’ethnologue Priscille Touraille éclaire le rapport qu’entretient l’identité à un trait corporel du point de vue de la biologie contemporaine :

Nos catégories ne nous permettent pas de dire je suis mon corps, mais paradoxalement elles nous obligent à dire « je suis » telle(s) partie(s) de mon corps. Ce qui prouve bien que ce ne sont pas les organes génitaux qu’on veut distinguer, mais bien les personnes, pour les assigner à une identité, à « l’armure paralysante de l’identité », selon la formule de l’écrivain martiniquais René Ménil, qui savait de quoi il parlait avec l’ontologisation du caractère « couleur de la peau ». […] Quand on dit d’un individu c’est-un-noir, cela n’a de sens que dans l’idéologie de la race, ça n’a pas de sens pour la biologie, qui étudie des taux variables de mélanine : la biologie n’étudie pas des individus noirs ou des individus blancs.

Avez-vous déjà réfléchi à ce que veut dire « être une femme » au sens que l’on dit biologique? Cela veut dire être définie en tant qu’être entier, le je-suis, par ses organes génitaux dans le processus de procréation. Le cerveau est mis hors jeu. C’est obscène, mais qui s’en rend compte? […] Si vous pensez au fameux tableau de Magritte qui représente les organes du sexe (féminin) en lieu du visage (intitulé Le viol, titre visionnaire quant aux conséquences d’un tel acte de catégorisation), c’est exactement ça que nous devrions voir : un sexe, dès que nous avons une femme devant nous (2006 : 105-6).

Le processus de rabattage des personnes marginalisées à l’un de leurs aspects corporel, culturel ou social, opère leur réification. Pour contrer ce phénomène de réduction du soi, l’idéal serait que toute personne puisse s’auto-définir à la lumière de l’ensemble de son parcours, et même, de ce qu’elle accomplit au jour le jour. Combien de personnes dites « handicapées » ne se sentent pas particulièrement limitées, sinon par le regard (violent) que des individus et la société posent sur elles ((Voir la perspective de l’ex-athlète, puis mannequin et actrice Aimée Mullins sur son « handicap » (née sans péronés, elle a été amputée sous les genoux) : « My 12 pairs of legs», http://www.ted.com/talks/aimee_mullins_prosthetic_aesthetics, site consulté le 12 juin 2014.)) ? Et nombre de transgenres ((J’inclus les hommes hétérosexuels dits efféminés et les femmes hétérosexuelles dites masculines.)) ne brouillent-ils pas les codes associés au sexe et à la sexualité afin de ne pas se laisser enfermer par ceux-ci? Il en va de même des « blancs » qui se penchent sur la « blanchité » (Morrison, 1992) et les privilèges qui y sont associés comme moyen de reconnaissance du racisme et action vers son démantèlement (Cervulle, 2013).

Peu sans doute ont entendu parler des Noirs américains qui bien que passant pour blancs affirment leur « condition » (plutôt qu’identité) de Noirs ((Voir Adrian Piper, http://www.iub.edu/~iuam/online_modules/aaa/artist.php?artist=8, page consultée le 12 juin 2014.)) . Ils le font par solidarité avec leurs pairs à peau plus foncée et pour dénoncer la convention états-unienne de la classification baptisée « Une-goutte » (« One-drop »). Celle-ci ne s’applique qu’aux « Noirs », soit la population américaine la plus pauvre ((Institute for Research on Poverty : http://www.irp.wisc.edu/faqs/faq3.htm, page consultée le 14 juin 2014.)) : « Whereas any proportion of African ancestry is sufficient to identify a person as black, an individual must have at least one-eighth Native American ancestry in order to identify legally as Native American ((« Why the asymmetry of treatment? Clearly, the reason is economic. A legally certifiable Native American is entitled to financial benefits from the government, so obtaining this certification is difficult. A legally certifiable black person is disentitled to financial, social, and inheritance benefits from his white family of origin, so obtaining this certification is not just easy, but automatic. Racial classification in this country functions to restrict the distribution of goods, entitlements and status as narrowly as possible, to those whose power is already entrenched. » Adrian Piper, Out of Order, Out of Sight, vol. I Selected Writings in Meta-Art, 1968-1992, Cambridge, MA, Londres : The MIT Press, 1996, p. 15. Texte reproduit en ligne à l’adresse suivante : http://www.adrianpiper.com/docs/Passing.pdf.)) » (statut également précaire mais auquel sont attachés des droits). L’enjeu de cette convention n’est donc pas la reconnaissance d’un code génétique « racial » (par ailleurs inexistant), qu’indiquerait plus ou moins un trait anatomique comme la pigmentation de la peau, mais un rapport de domination, un système de déshumanisation justifiant l’exploitation de groupes ou classes au profit d’autres.

Ces quelques exemples de dissidence vis-à-vis des identités essentialisées nous incitent à considérer sérieusement l’envers du décor, en particulier la partie immergée des politiques et des économies qui les soutiennent. De plus en plus d’économistes, politicologues, sociologues, philosophes, etc. ((Voir par exemple les ouvrages de Thomas Pikkety (2013), Frédéric Lordon (2013), Simon Lemoine (2013), Michel Onfray (2012), Guillaume Le Blanc (2009), Naomi Klein (2009), Jules Falquet (2008), Jean-Pierre Vidal (2008), Nicole Lapierre (2006), Rosemary Hennessy (2000), Monique Wittig (1992), Noam Chomsky et Edward Herman (1988).)) , se consacrent à cette tâche aujourd’hui en mettant à jour les différents dispositifs de pouvoir qu’évoquent des expressions telles que « La Pensée straight », « La fabrique du consentement », « La fabrique de l’impuissance », « L’invisibilité sociale », « La stratégie du choc », la marchandisation des corps et des désirs. Ces analyses, en contribuant à faire ressortir les formes de normalisation et d’assujettissement qui dominent notre époque, nous permettent d’en prendre la mesure. Reste à organiser des résistances à ces dispositifs, à « promouvoir de nouvelles formes de subjectivité », comme Foucault nous invite à le faire.

J’ai appelé « dé-marquage » les pratiques de distanciation vis-à-vis des marques associées aux identités « assignées », c’est-à-dire construites dans le cadre de rapports sociaux de pouvoir, aujourd’hui bien évidemment plus complexes qu’au XIXe siècle. Le problème que posent ces identités, élaborées à partir d’un trait anatomique (sexe, pigmentation de la peau, etc.), d’une condition (pauvreté, exil, etc.) ou d’une appartenance (à une culture, une religion, un mouvement, etc.), ou encore d’une combinaison de ceux-ci, est qu’elles se présentent, ainsi que je l’ai déjà mentionné précédemment, comme révélatrices de la nature même des personnes. Comme si toutes les femmes noires pauvres, par exemple, partageaient les mêmes valeurs, avaient les mêmes aptitudes et faiblesses; des aptitudes et des faiblesses en réalité décidées en fonction des besoins de ceux qui ont le pouvoir de leur imposer.

Tandis que l’opération du marquage consiste à faire d’un trait, d’une condition ou d’une appartenance, le révélateur d’une « nature » créée sur mesure pour remplir des fonctions subalternes, la pratique du dé-marquage consiste à se déprendre de cette opération en la dénonçant, la contournant ou l’abolissant dans le but de s’émanciper du contrôle qu’elle masque. Cette pratique émancipatrice s’exprime sur le plan personnel, militant et institutionnel. En 2007, des parents suédois décident de garder le sexe de leur enfant secret ((28 minutes – ARTE, op. cit.)) afin qu’il puisse échapper aux conditionnements associés aux rapports sociaux de sexes. D’autres couples les imiteront dont les parents canadiens de l’enfant prénommé Storm ((Jayme Poisson, « Parents keep child’s gender secret », The Star, 21 mai 2011, http://www.thestar.com/life/parent/2011/05/21/parents_keep_childs_gender_secret.html, page consultée le 13 juillet 2014.)) . À la suite de ce mouvement, des crèches ont ainsi vu le jour, en Suède, qui dispensent une éducation indifférenciée à des « amis », plutôt qu’à des filles et des garçons. En Allemagne, on autorise depuis le premier novembre 2013 la déclaration d’un sexe neutre de l’enfant à la naissance, mais encore strictement pour ceux qui « présentent des ambiguïtés sexuelles constitutives ((Nathalie Versieux, « Le père accouche d’un enfant sans sexe », Libération Next, 15 septembre 2013, http://next.liberation.fr/sexe/2013/09/15/le-pere-accouche-d-un-enfant-sans-sexe_932120, page consultée le 13 juillet 2014.)) ».

La pratique du dé-marquage peut également se manifester au sein d’œuvres artistiques. C’est dans ce champ que je conduis mes recherches. En tant qu’espace de jeu et de liberté, l’art est l’un des lieux potentiels d’exploration et de représentation de subjectivités inédites ou de dimensions inédites des subjectivités. Comme la culture n’échappe pas aux dispositifs de contrôle et de normalisation, on trouve surtout parmi les œuvres les plus distribuées, promues et primées, des représentations attendues, voire clichées, des groupes habituellement marginalisés. Même les œuvres présentées comme subversives ne le sont, du point de vue du dé-marquage à tout le moins, qu’en surface. Il en va ainsi quand leurs protagonistes se contentent de transgresser les règles d’un monde qui les protège et sert leurs intérêts au détriment des autres. C’est le cas de certains romans libertins du XVIIIe siècle. Forts de leurs privilèges de rang, de sexe, d’âge, ainsi que de leur croyance en un « droit de propriété sur la jouissance ((Pierre-Christophe Cathelineau, « Libéralisme et morales sadienne » (10/02/2003), http://a-l-i.org/freud/Champs_specialises/Presentation/Liberalisme_et_morale_sadienne, site consulté le 14 juin 2014.)) », les protagonistes libertins de Sade et de Laclos, par exemple, agissent vis-à-vis des personnages qu’ils désirent (posséder) de manière égoïste, méprisante et cruelle. En enfreignant la morale bourgeoise, ils ne souhaitent pas la voir disparaître, car alors ils ne pourraient plus s’amuser à la transgresser et à dévoyer ses adeptes. Cette lecture structurelle ne prend évidemment pas en compte les qualités illustratives ou littéraires que peuvent avoir par ailleurs ces romans.

Les œuvres proposant, en guise de protagonistes, des figures de marginaux non seulement complexes et dynamiques mais respectant également la liberté des autres personnages sont beaucoup plus rares. Il faut dire qu’en se distanciant des identités reconnues, voire stéréotypées, ces figures désorientent. La tendance des exégètes est alors de les récupérer. Ainsi dans Les Guérillères (1969) de Monique Wittig, faute d’avoir perçu ou saisi l’universalisation parodique du pronom « elles » comme un assaut linguistique contre la marque du genre et donc comme une déconstruction des catégories de sexe, nombre de critiques ont vu les protagonistes de l’œuvre comme des femmes. On a donc rabattu la subjectivité traditionnelle sur la neuve et transformé une vision inédite, parce que libérée du cadrage essentialiste, en un aberrant éloge de la féminité.

Dix-sept ans plus tard, on aurait pu croire la réception plus avisée. Or, le même malentendu s’est reproduit avec le roman Sphinx (1986) d’Anne Garréta. Plutôt que de voir son élimination du marquage linguistique assignant « un sexe au personnage, au narrateur ou à énonciateur ((Anne F, Garréta, « Contrainte de Turing », OULIPO, http://oulipo.net/fr/contraintes/contrainte-de-turing, page consultée le 9 juillet 2014.)) », la majorité des critiques ont cherché en vain l’indice qui allait leur permettre de résoudre l’énigme évoquée par le titre. D’autres ont vu dans cette élimination un tour de passe-passe de l’auteur et ont cherché l’astuce qui leur révélerait le secret du sexe des protagonistes. Or l’absence de cette marque, qui porte désormais le nom de « contrainte de Turing » dans le catalogue des procédés oulipiens, permet à Garréta, comme à Wittig avant elle, d’ouvrir un autre univers dans lequel la subjectivité n’est plus donnée ou limitée selon la forme d’un entrejambe à la naissance. Mais le monde n’était pas encore prêt à imaginer la chose possible. Il ne l’est toujours pas; à preuve, l’épuisement du roman en français et sa persistante absence de traduction dans une autre langue…

[heading style= »subheader »]En bref[/heading]

chacun devrait pouvoir inclure, dans ce qu’il estime être son identité une composante nouvelle, appelée à prendre de plus en plus d’importance au cours du nouveau siècle, du nouveau millénaire : le sentiment d’appartenir à l’aventure humaine.

— Amin Maalouf (1998 : 188)

CRÉER, C’EST RÉSISTER. RÉSISTER, C’EST CRÉER.

— Stéphane Hessel (2011 : 22)

La marginalisation identitaire résulte d’un rapport de domination qui ne dit pas son nom. Une classe sociale en position de force utilise son pouvoir pour assigner une nature fictive à une autre classe. Elle fait comprendre à mots couverts que les personnes appartenant à ce groupe sont naturellement serviables, altruistes, pacifistes, mais également paresseuses, immorales et un peu simplettes ou frivoles. Néanmoins, une fois bien encadrées, guidées, soutenues, elles accompliront parfaitement les tâches ingrates (les seules qu’on leur offre) contre une piètre rémunération, à moins qu’elles n’acceptent d’être humiliées ou mises en danger, alors on veillera bien sûr à leur donner un meilleur salaire.

La mise en relief d’un trait arbitraire transformé en marque d’une identité « particulière » (c’est-à-dire moins représentative de la condition humaine) vise une reconnaissance rapide et efficace des personnes marginalisées; surtout que l’on s’attend à ce qu’elles soient disponibles à toute heure du jour et de la nuit. Cette opération du marquage est d’autant plus nécessaire qu’il serait facile de se tromper parce qu’il faut se souvenir qu’il s’agit d’êtres rusés, peu dignes de foi et manipulateurs et qu’à ce titre, ils sont bien capables de se faire passer pour ce qu’ils ne sont pas. Cette opération du marquage est d’autant plus nécessaire qu’il n’existe aucune différence essentielle entre les deux groupes.

En tant que technique disciplinaire visuelle, le marquage s’apparente au panoptique. Dans ce système carcéral, les cellules sont disposées autour d’une tour centrale à partir de laquelle les gardiens peuvent surveiller les prisonniers sans être vus. Comme ces prisonniers ne savent jamais quand ils sont observés, ils ont l’impression de l’être en permanence. Le signalement bien précis (comme un code-barre sur le front) du sujet marqué, assure cette sensation d’être surveillé non seulement en tout temps, mais également partout et par tous.

Toutefois, les frontières entre les marginalisateurs et les marginalisés, qui n’ont jamais été étanches du fait des diverses hiérarchies sociales (hommes/femmes, étrangers/citoyens, maîtres/esclaves, patrons/employés, etc.), sont devenues poreuses, et même labiles, avec la substitution de normes au système disciplinaire, l’atomisation de l’État et l’accélération de la mondialisation. Il existe en conséquence un brouillage entre les uns et les autres. De plus en plus de personnes se retrouvent ainsi du côté des privilégiés, sur certains plans, et du côté des subalternes, sur d’autres, ou passent progressivement ou subitement d’un état à l’autre, généralement du premier vers le second. Ces expériences permettent d’acquérir une perspective plus globale, mais aussi plus critique, sur l’ensemble du système en cause. Cette perspective favorise des solidarités précédemment inimaginables et des actions susceptibles de déstabiliser les structures binaires, hiérarchiques et centre/marges qui sous-tendent ce système.

La pratique du dé-marquage fait partie des stratégies auxquelles peuvent recourir les individus pour se déprendre des identités closes et ainsi résister aux régimes qui les imposent ou en font la promotion dans le cadre d’une idéologie de la vérité. Dans la mesure où elle dénonce, évite ou refuse les marquages, cette pratique ouvre un espace de questionnement des évidences et des discours qui les valident. Parallèlement, elle invite à se réinventer dans le respect des autres.

Parce que le marquage s’inscrit dans le registre du sensible, l’art est particulièrement bien armé pour le contrer. En tant que lieu constant de recréation du monde et du soi, il pratique la résistance. Lorsqu’il est vraiment « critique », au sens où l’entend Chantal Mouffe, il donne la parole aux sans voix :

According to the agonistic approach, critical art is art that foments dissensus, that makes visible what the dominant consensus tends to obscure and obliterate. It is constituted by a manifold of artistic practices aiming at giving a voice to all those who are silenced within the framework of existing hegemony (2007).

Mais à quoi cela sert-il, me direz-vous, si l’on n’entend pas les artistes résistants? Et je vous répondrai : à préparer le terrain, avec les autres praticiens du dé-marquage et militants pour la justice sociale, afin qu’à la prochaine confrontation avec l’ordre hégémonique, un chœur de voix se fasse entendre. Presque rien, bien sûr, ne sera réglé. Il faudra donc continuer, continuer le travail d’in-dé-finition…


 

[heading style= »subheader »]Bibliographie[/heading]

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