Milan Kundera
Les testaments trahis
Paris, Gallimard, 1993.

Milan Kundera est surtout connu pour ses romans, dont certains comptent parmi les plus influents de la production du XXe siècle, mais il l’est moins pour ses quatre essais, qui ont fait date dans les études romanesques. Tant par sa forme que par son sujet, l’essai Les testaments trahis – publié pour la première fois en 1993 et dont il sera question ici – est un peu le prolongement de L’art du roman (1986) dans lequel le romancier exposait sa vision de l’écriture romanesque. Les testaments trahis se divise en neuf parties et il entend avant tout dénoncer la trahison dont ont été victimes différents romanciers et compositeurs après leur mort par des gens qui n’ont pas hésité à déformer tantôt leur vie, tantôt leur œuvre. Toutefois, les sujets qui sont abordés dans ces sections sont fort divers et, à travers eux, Milan Kundera nous livre sa propre histoire de la musique et du roman. Bien que cette histoire du roman soit disséminée de façon inégale à travers l’ouvrage, c’est surtout celle-ci qui fera l’objet du présent compte rendu, car en elle se trouve être une part importante de la poétique du roman propre à la pratique de Kundera.

Propre à la pratique de Kundera? Vraiment? Les « personnages » qui peuplent cet essai se nomment pourtant Fuentes, Tolstoï, Rushdie, Hemingway, Kafka, Stravinski, Janacek, Nietzsche ou encore Broch, et il ne s’y trouve pratiquement rien sur l’œuvre de Kundera lui-même. C’est qu’il n’est pas besoin, pour le romancier, de parler directement de son œuvre pour en faire l’exégèse. Écouter un romancier discourir sur le roman – pour paraphraser ce que l’auteur en dit dans Le Rideau –, c’est comme entrer dans l’atelier d’un peintre. Tandis que ses tableaux vous regardent, accotés contre les murs, ce peintre vous parlera davantage des autres peintres que de lui-même et, pourtant, lorsqu’il parle d’eux, c’est peut-être encore sur lui-même qu’il vous en livre le plus pour peu que vous vouliez bien vous prêter au jeu. Il vous évoquera sa part la plus intime à travers des œuvres qu’il aime et qui ont formé son propre art pictural, mais sa lecture vous indiquera davantage ce qu’il est venu y chercher que ce qui s’y trouvait. En reconstruisant toute l’histoire de l’art par son discours, c’est sa propre poétique de l’art qu’il dessine en creux, avec ses contrastes, ses points de fuite et ses obsessions également. Aussi, lorsque Kundera parle du roman (et même de la musique) dans Les testaments trahis, il nous permet de « descendre, étonnés, dans la cale de l’Histoire où l’avenir du roman est en train de se décider, de devenir, de se faire, en disputes, en conflits, en confrontations » (Kundera, 2005 : 95).

[heading style= »subheader »]Les romanciers de la première mi-temps[/heading]

Par analogie avec l’histoire de la musique, Milan Kundera imagine l’histoire du roman en deux mi-temps dont la césure se trouverait entre le XVIIIe et le XIXe siècle. Ces deux mi-temps représenteraient deux possibilités esthétiques que le roman peut emprunter et la première d’entre elles, dont Kundera fait remonter les origines à Rabelais et à Cervantès (et qui inclut par la suite Laclos, Sterne et Diderot), est caractérisée par plusieurs traits que l’on pourrait regrouper autour de deux « principes ».

Premier principe : le caractère « non-sérieux, ironique, parodique, choquant » (p. 97) des œuvres de cette période. À cet effet, c’est en s’appuyant sur le personnage de Panurge (Rabelais) que Kundera expose le mieux cet esprit non-sérieux des premiers romans :

voici une scène du Quart livre : le bateau de Pantagruel rencontre en pleine mer un navire avec des marchands de moutons; un marchand voyant Panurge sans braguette, les lunettes attachées à son bonnet, se croit autorisé à faire le mariolle et le traite de cocu. Panurge aussitôt se venge : il lui achète un mouton qu’il jette à la mer; habitués à suivre le premier, tous les autres moutons se mettent à sauter à l’eau. Les marchands s’affolent, les saisissent par la toison, par les cornes et sont entraînés dans la mer eux-aussi. Panurge tient un aviron à la main, non pas pour les sauver, mais pour les empêcher de grimper sur le navire; il les exhorte avec éloquence, leur démontrant les misères de ce monde, le bien et le bonheur de l’autre vie, et affirmant que les trépassés sont plus heureux que les vivants. Il leur souhaite néanmoins, au cas où il ne leur déplairait pas de vivre encore parmi les humains, la rencontre de quelque baleine à l’exemple de Jonas. Une fois la noyade achevée, le bon Frère Jean félicite Panurge […]. (p. 13)

Cette anecdote, qui illustre parfaitement le mariage du non-sérieux et du terrible revendiqué par Milan Kundera, n’est pas fortuite : c’est sur elle que s’ouvre Les testaments trahis, et presque toute la conception kundérienne du roman s’appuie sur elle, car l’humour, selon le romancier, n’est pas une pratique immémoriale de l’homme, mais bien « une invention liée à la naissance du roman » (p. 14). L’humour est ici à distinguer du rire, de la moquerie ou encore de la satire, en ce sens que c’est une forme particulière de comique qui rend tout ce qu’elle touche ambigu, cette ambiguïté incompatible avec la religion (qui avance une seule vérité), mais tellement nécessaire au genre désacralisé et plurivoque qu’est le roman (dont l’essor coïncide avec la « mort de dieu »). L’humour permet d’ouvrir un territoire où tout jugement moral est suspendu, là où peuvent enfin « s’épanouir des personnages romanesques, à savoir des individus conçus non pas en fonction d’une vérité préexistante, en tant qu’exemples du bien ou du mal, ou en tant que représentations de lois objectives qui s’affrontent » (p. 16), mais en tant qu’êtres fondés sur leurs propres lois. L’humour est, pour Kundera, une ivresse de la relativité des choses humaines, un éclair qui découvre le monde dans toute son ambiguïté et l’homme dans son incompétence profonde à juger les autres. Dès sa naissance, l’humour a fait du roman « un infernum où la vérité unique est sans pouvoir et où la satanique ambiguïté tourne toutes les certitudes en énigme. » (p. 37)

Deuxième principe : « la liberté euphorique de la composition » (p. 97). Cette liberté, Kundera la trouve encore une fois dans « l’univers superbement hétéroclite » (p. 11) de Rabelais qui incorpore tout : « le vraisemblable et l’invraisemblable, l’allégorie, la satire, les géants et les hommes normaux, les anecdotes, les méditations, les voyages réels et fantastiques, les disputes savantes, les digressions de pure virtuosité verbales » (p. 11). De même, la lecture de Jacques le fataliste de Diderot lui fait-elle découvrir « cette richesse hétéroclite où la réflexion côtoie l’anecdote, où un récit en encadre un autre, [et le laisse] enchanté de cette liberté de composition qui se moque de la règle de l’unité de l’action » (p. 29). Le romancier avance l’idée que cette liberté ne serait pas préconstruite, mais liée à l’improvisation : Rabelais passe lestement d’un sujet grave à l’énumération des méthodes que le petit Gargantua invente pour se torcher. L’auteur introduit cette diversité dans son œuvre sans la hiérarchiser; tout apparaît au même plan. Dans Jacques le fataliste, encore une fois, Diderot suivrait le même principe que Rabelais avec « le voisinage constant des histoires libertines et des réflexions philosophiques » (p. 97).

Mais comment expliquer une telle improvisation? Rabelais et Diderot, à l’instar des premiers romanciers, parlent de ce qu’ils trouvent fascinant « et ils s’arrêtent lorsque la fascination s’arrête » (p. 191). Rabelais, Cervantès, Sterne et Diderot ne préparent pas à l’avance une composition où des ponts et des remplissages sont nécessaires pour ménager des transitions entre les « scènes », ils ne fabriquent pas de suspense et ne simulent pas la vraisemblance. Ils ne suivent qu’une seule ligne : ce qui les fascine. Et c’est sans doute pourquoi ils habitent leur univers avec une « liberté joyeuse » (p. 12) pleine de digressions.

[heading style= »subheader »]Les romanciers de la seconde mi-temps[/heading]

Au tournant du XIXe siècle, toujours selon Kundera, l’Histoire s’accélère et l’arrière-plan des vies humaines devient changeant : le passé disparaît et le monde, c’est-à-dire le présent, se transforme plus rapidement qu’auparavant; l’homme prend conscience qu’il va mourir dans un univers radicalement différent de celui qui l’a vu naître. C’est la raison pour laquelle les romanciers de la deuxième mi-temps, c’est-à-dire Balzac, Scott et Dostoïevski pour ne nommer qu’eux, dans leur souci de vraisemblance, plus précisément dans leur volonté de saisir le temps présent avant qu’il ne fuie, auraient resserré la composition autour de la scène, laquelle devient dès lors l’élément central de la structure romanesque :

le roman est composé comme une suite de scènes minutieusement décrites avec leur décor, leur dialogue, leur action; tout ce qui n’est pas lié à cette suite de scènes, tout ce qui n’est pas scène, est considéré et ressenti comme secondaire, voire superflu. Le roman ressemble à un très riche scénario (p. 155).

La scène, loin d’être improvisée comme l’étaient les compositions de Diderot et de Rabelais, est savamment planifiée et re-planifiée; elle devient dense, développée avec une rigueur logique qui sert l’intrigue et la représentation du réel. Le roman balzacien, selon l’auteur des Testaments trahis, privilégie une seule intrigue avec les mêmes personnages et, de préférence, sur un intervalle de temps plus court. Les digressions, jadis si chères à Rabelais et à Diderot, sont ainsi balayées par cette esthétique de la deuxième mi-temps, de même que les passages essayistiques qui coupent la trame principale, pour ne faire place qu’à ce qui est nécessaire (les descriptions le sont, par exemple, pour recréer l’effet de réel). Cette deuxième mi-temps, avec son impératif de vraisemblance et dans laquelle nous sommes en quelque sorte éduqués (un roman de Balzac est moins étranger pour le lecteur d’aujourd’hui qu’une œuvre de Rabelais), aurait rendu incompréhensible l’esprit non-sérieux et digressif de la première mi-temps : « [l]a deuxième mi-temps a non seulement éclipsé la première, elle l’a refoulée; la première mi-temps est devenue la mauvaise conscience du roman » (p. 75). Cette deuxième mi-temps, que le lecteur d’aujourd’hui associe aux classiques romanesques, c’est-à-dire à la manière en quelque sorte idéale d’écrire un roman, est néanmoins historiquement datée et ne cadre plus avec la production post-proustienne, laquelle, nous le savons, s’est érigée contre le canon balzacien et, ce faisant, aurait en partie renoué avec des œuvres de la première mi-temps, dit Kundera.

[heading style= »subheader »]Les romanciers du troisième temps[/heading]

Les romanciers de la période post-proustienne, que Kundera qualifie de troisième temps de l’histoire du roman (pour ne pas briser la métaphore musicale des deux mi-temps), c’est-à-dire Kafka, Musil, Broch, Gombrowicz, Fuentes et Kundera lui-même, seraient nostalgiques de l’art des écrivains de la première mi-temps, de leur incroyable liberté d’improvisation. Les romanciers de la deuxième mi-temps, nous l’avons vu, auraient opéré une réduction esthétique du roman; avec la rigueur de composition et le souci de vraisemblance, ils auraient largement restreint ses possibilités. Kundera, qui fait l’apologie de Kafka contre ses traducteurs et ses biographes, affirme que l’écrivain praguois, parce qu’il fusionne le rêve et la réalité (cette même fusion que Breton appelait en dehors et contre le roman), aurait mis fin à la deuxième mi-temps, c’est-à-dire qu’il serait le premier à avoir ouvert une brèche dans le « mur » du vraisemblable, pavant ainsi la voie à Fuentes, Garcia Marquez et même Fellini.

Néanmoins, le romancier de notre siècle, pense Kundera, ne peut « renouer le fil là où il a été coupé; il ne peut sauter par-dessus l’immense expérience du XIXe siècle; s’il veut rejoindre la liberté désinvolte de Rabelais ou de Sterne il doit la réconcilier avec les exigences de la composition » (p. 29). C’est donc en conservant une immense rigueur, mais en élargissant la complexité et les possibilités de cette même composition qui prend désormais des airs de cathédrale, que les héritiers de Kafka auraient ramené à l’intérieur de l’art du roman des principes chers à l’esthétique de la première mi-temps :

ils ont intégré la réflexion essayistique à l’art du roman; ils ont rendu plus libre la composition; reconquis le droit à la digression; insufflé au roman l’esprit du non-sérieux et du jeu; renoncé aux dogmes du réalisme psychologique en créant des personnages sans prétendre concurrencer (à la manière de Balzac) l’état civil; et surtout : ils se sont opposés à l’obligation de suggérer au lecteur l’illusion du réel : obligation qui a souverainement gouverné toute la deuxième mi-temps du roman (p. 91).

Les romanciers du troisième temps se seraient donc opposés à la réduction esthétique opérée par ceux de la deuxième mi-temps et auraient élargi la notion de roman en allant puiser dans son passé, en l’occurrence dans l’esthétique des premiers romanciers. Et à travers ce découpage historique du roman, ce que Kundera nous indique, au fond, c’est qu’il a tenté de fusionner dans ses œuvres les deux mi-temps décrites précédemment afin de se donner comme base toute l’expérience historique du roman.

[heading style= »subheader »]L’avenir du roman[/heading]

Il peut sembler paradoxal que Kundera, qui partout dans ses romans exhale l’horreur de l’Histoire (« cette force hostile, inhumaine qui, non invitée, non désirée, envahit de l’extérieur nos vies et les démolit » (p. 25)), déclare dans cet essai adhérer pleinement à l’histoire du roman, sentir qu’il est en dialogue avec ceux qui le précèdent et avec ceux qui viendront par la suite. Mais c’est que l’histoire dont il est question ici n’a rien à voir, nous indique-t-il, avec cette autre histoire en lien avec la raison extra-humaine de Hegel : il s’agit de l’histoire du roman et d’aucune autre. L’histoire du roman, parce qu’elle est humaine, c’est-à-dire qu’elle est faite par et pour les hommes, apparaît ici comme une vengeance contre l’autre Histoire, la grande, celle, impersonnelle, qui est décidée à l’avance et s’impose à l’homme comme une force extérieure sur laquelle il n’a aucune emprise. L’histoire du roman, prétend Kundera, est une histoire personnelle, née des créations de l’homme et de ses choix.

Kundera statue quant à lui que le sens commun aux romans qu’il évoque dans ses essais repose sur une mission ontologique. Selon lui, tous les grands romanciers auraient tenté de répondre à cette question : qu’est-ce que l’individu? Et c’est selon cette « ligne » qu’il recompose dans ses essais l’histoire du genre romanesque. Mais, au final, l’histoire du roman, admet Kundera, n’est liée par aucun sens commun (lequel serait nécessairement suprapersonnel). Le sens de l’histoire du roman, propose-t-il, c’est la recherche de ce sens, sa constante reformulation. Le concept de roman (qu’est-ce qu’un roman?) et la lecture de son évolution (d’où vient-il? où va-t-il?) est à redéfinir par chaque romancier. Autrement dit, chaque romancier relit l’histoire du roman et redéploie par la suite cette lecture dans ses œuvres sous forme d’influence, de réponse, de poursuite ou encore de (re)découverte.

Il nous semble que Kundera pose toutefois un jugement (trop) sévère sur la production romanesque qui succède à la sienne, comme si, après son œuvre, il n’y avait d’avenir pour le roman que le déluge. D’abord, l’auteur des Testaments trahis affirme que la plus grande partie de la production romanesque contemporaine est composée de romans qui ne s’inscrivent pas en dialogue avec l’histoire de leur art. Et il n’y a, pour Kundera, qu’à l’intérieur de l’histoire que l’on peut saisir la valeur d’une œuvre, ce qui est nouveau ou répétitif.

Ensuite, Kundera range la production contemporaine sous le signe de la médiocrité. Selon lui, les romans contemporains

ne disent rien de nouveau, n’ont aucune ambition esthétique, n’apportent aucun changement ni à notre compréhension de l’homme ni à la forme romanesque, se ressemblent l’un l’autre, sont parfaitement consommables le matin, parfaitement jetables le soir (p. 27).

On sent, sous ce regard sévère posé sur le travail des nouveaux romanciers, une certaine inquiétude concernant l’avenir même du genre romanesque, laquelle teinte d’ailleurs toute la lecture des Testaments trahis, comme si le roman, pour Kundera, cessait peu à peu d’incarner ce qu’il a d’essentiel pour devenir accessoire. C’est que le romancier, dans l’essai Les testaments trahis – qui pourrait lui-même être lu comme un testament (de l’Europe, de la modernité, du roman) –, accuse au fond un changement d’époque. L’œuvre de Milan Kundera, il est vrai, est résolument moderne, mais pourquoi donc les codes de l’esthétique postmoderne, dans laquelle s’inscrit davantage la production contemporaine, sont-ils formulés dans une langue qui lui semble autant étrangère, voire hostile?

C’est peut-être que, au final, la véritable question qui hante la pensée de Milan Kundera est celle-ci : dans ce monde bien éloigné de « l’heureux temps de Rabelais » (p. 12), dans ce monde qui est le nôtre aujourd’hui et où la musique rock, que Kundera abhorre, a déclassé la musique classique, dans ce monde du « rire et de l’oubli » donc, qu’adviendra-t-il de la musique? Qu’adviendra-t-il du roman? Le roman, de même que l’humour, nous rappelle l’auteur au début de son essai, n’est pas là depuis toujours : il est intimement lié à la naissance des temps modernes. Ainsi, comme toutes les choses qui n’ont pas toujours existé, c’est donc qu’il n’existera pas toujours. Et c’est le cœur serré que Kundera « pense au jour où Panurge ne fera plus rire » (p. 45).


[heading style= »subheader »]Bibliographie[/heading]

KUNDERA, Milan, Les testaments trahis, Paris, Gallimard, Collection « Folio », 1993.

KUNDERA, Milan, Le Rideau, Paris, Gallimard, 2005.