[information]Ce texte est issu d’une présentation réalisée dans le cadre du Forum interuniversitaire des étudiants en création (FIEC) 2015.[/information]

Une attention critique accrue peut s’observer depuis quelques années autour des questions de legs, de transmission littéraire et d’héritage intellectuel dans le corpus québécois contemporain. En effet, de nombreux articles, monographies, chapitres d’ouvrages et numéros de revues ont été consacrés à la question et ont soulevé des interrogations et des pistes de réflexion sur l’édification de l’histoire littéraire québécoise dans un contexte précaire où la notion même d’héritage est plurielle, complexe et problématique. Je pense notamment au numéro d’hiver 2012 de Tangence « Les héritages détournés de la littérature », au numéro d’automne 2012 de Voix et Images « Relecture d’Hubert Aquin » et même à la récente section de la revue Liberté, « Rétroviseur » qui se propose de « conjuguer au présent les enjeux du passé » (Lefort-Favreau, 2013 : 59).

Mon mémoire de maîtrise – tant le volet recherche que le volet création – s’est construit et s’articule autour de ces réflexions sur les filiations et s’appuie sur les trois questions suivantes : Comment la mémoire littéraire québécoise s’est-elle construite et à partir de quelles filiations? Quelles figures intellectuelles, littéraires ou philosophiques s’imposent-elles comme modèles – ou contre-modèles? Quelle lecture les héritiers font-ils de cet héritage et qu’en est-il des processus de réécritures, de trahisons et de subversions?

Modulées dans mon projet d’écriture, ces questions prennent un aspect plutôt personnel. Quels sont les auteurs qui m’ont influencée? Quels sont les écrivains qui ont laissé leur marque dans mon imaginaire? Et surtout, comment cet héritage se transpose-t-il dans mon écriture?

Concrètement, mon mémoire de maîtrise est un recueil de courts poèmes et nouvelles proposant des réécritures d’œuvres marquantes de la littérature québécoise contemporaine de 1960 à nos jours. L’héritage littéraire est problématisé dans mon recueil par l’éclatement, la diversité des hypotextes. Ils sont au nombre de quatre : Nelly Arcan, Réjean Ducharme, Régine Robin, Marie Uguay. C’est donc à plusieurs filiations que mon texte se rattache, proposant du même coup non pas une postérité statique et écrasante, mais plutôt un héritage en acte, morcelé, fragmentaire et puisant à plusieurs sources – à l’instar de l’héritage littéraire québécois. Et ce qui est primordial, c’est que l’héritage n’est pas entendu comme un fardeau à supporter ou comme une exigence de fidélité, mais comme le moteur de mon processus créatif. Ma démarche s’inscrit donc dans une réflexion plus large sur les pratiques d’écriture, mais prend surtout appui sur une question fondamentale : comment écrire avec les autres?

Le processus d’écriture est relativement simple : je reprends certaines caractéristiques formelles des textes sources et je propose de nouveaux contenus thématiques. Par exemple, je récupère le travail sur le rythme et la ritournelle dans Putain de Nelly Arcan, ainsi que la violence du langage, en déplaçant ces traits stylistiques dans une autre histoire. De la même façon, je reprends de Ducharme des aspects linguistiques comme une écriture autoréflexive, un lyrisme cassé et une énonciation floue, tout en proposant un cadre narratif extrêmement différent.

Je me propose donc de présenter mon projet en trois temps : la genèse du projet, mon cadre théorique et, enfin, un exemple concret de réécriture.

[clear] [heading style= »subheader »]La genèse – L’approche du travail créateur dans La préparation du roman de Barthes[/heading]

Dans le cadre d’un mémoire ou d’une thèse en recherche-création, les moments où nous devons penser nos projets créatifs en lien avec d’autres textes de fiction ou de théorie sont plutôt nombreux, mais personnellement, c’est à l’hiver 2013 que j’ai trouvé une œuvre avec laquelle j’entrais véritablement en dialogue sur le plan de l’approche du travail créateur : La préparation du roman I et II de Roland Barthes. Cet ouvrage est la retranscription des deux derniers séminaires que Barthes a donnés au Collège de France, tout juste avant sa mort. Les deux séminaires sont intimement liés et partent, comme le titre le révèle, d’une volonté de préparer un roman.

Le Barthes qui rédige La préparation du roman est sensiblement différent du structuraliste des années 1950. Barthes écrit, du moins le croit-il, au milieu de sa vie, à propos de ce qu’il appelle la Vita Nova (terme qu’il reprend à Dante et à Michelet pour signifier une nouvelle vie, un nouveau départ, un changement radical). Pour lui, cette Vita Nova, est liée à la mort de sa mère. Il a, d’un seul coup, le 15 avril 1978, sa conversion littéraire : il veut écrire un roman, écrire quelque chose qui le surprendrait, quelque chose qui interromprait le ronron de son écriture.

Sans penser être au milieu de ma vie, il y avait également chez moi cette volonté d’interrompre, ou du moins d’interférer, le ronron de mon écriture académique pour tenter quelque chose de différent : la création. Pour Barthes, ce qui préside à l’écriture est le fantasme d’écrire. Et la réécriture telle que je la performe dans mon recueil s’apparente en plusieurs points à ce que Barthes nomme le fantasme d’écrire :

Écrire se présente comme un Espoir, la couleur d’un Espoir – se rappeler le très beau mot de Balzac : « L’espoir est une mémoire qui désire. » Toute belle œuvre, ou même toute œuvre impressive, fonctionne comme une œuvre désirée, mais incomplète et comme perdue, parce que je ne l’ai pas faite moi-même et qu’il faut la retrouver en la refaisant ; écrire c’est vouloir réécrire : je veux m’ajouter activement à ce qui est beau et cependant me manque, me faut. (2003 :189)

Mon fantasme d’écriture et ma démarche créatrice résident exactement là : m’ajouter activement à ce qui est beau, à une œuvre, parce que je ne l’ai pas fait moi-même. Je veux m’inscrire dans plusieurs filiations littéraires québécoises, et la manière que j’ai choisie pour le faire est la réécriture par fragments.

[clear] [heading style= »subheader »]Le cadre théorique – Penser la réécriture avec Genette[/heading]

Mais qu’est-ce que j’entends par réécriture? L’ouvrage sur lequel je m’appuie pour définir la réécriture est Palimpseste : la littérature au second degré de Gérard Genette. Dans cet ouvrage, Genette définit les cinq types de transtextualité – terme forgé à partir de « textualité » et « transcendance » et qui veut grossièrement dire tout ce qui met en relation le texte à un autre. Selon le théoricien, les cinq types de transtextualité sont l’architextualité, l’intertextualité, la paratextualité, la métatextualité et l’hypertextualité. C’est ce dernier type qui nous intéressera plus particulièrement dans le cadre de cette intervention. Genette en donne la définition suivante :

J’entends par là toute relation unissant un texte B (que j’appellerai hypertexte) à un texte antérieur A (que j’appellerai, bien sûr, hypotexte) sur lequel il se greffe d’une manière qui n’est pas celle du commentaire. […] Pour le prendre autrement, posons une notion générale de texte au second degré […] ou texte dérivé d’un autre texte préexistant. (1982 : 13)

Le principe fondateur de l’hypertextualité est donc la réécriture. À partir d’un texte premier, l’hypotexte, on crée un texte second. Genette a même créé un tableau général des pratiques hypertextuelles qu’il classe ainsi [1] :

D’un côté du tableau, nous avons les deux modes fondamentaux de dérivation, soit la transformation et l’imitation. La transformation consiste, sommairement, à dire la même chose autrement (par exemple, prendre l’histoire du « Petit Chaperon rouge » et la transposer à notre époque). L’imitation, quant à elle, consiste plutôt à dire autre chose semblablement (par exemple, reprendre le style de l’auteur du « Petit Chaperon rouge » et raconter une nouvelle histoire). De l’autre côté du tableau, nous avons les registres de l’hypertextualité : le ludique qui tente de faire rire, le satirique qui consiste à grossir les traits stylistiques de l’auteur pour les railler, et le sérieux, qui s’apparenterait plutôt à un hommage. Mon écriture, quant à elle, s’inscrit résolument du côté de la forgerie puisque c’est bien le style d’un auteur que je récupère pour le placer dans un nouveau cadre narratif, une autre histoire. De plus, je ne cherche pas à grossir les traits stylistiques d’un auteur pour les railler, ma démarche s’apparentant plutôt à un acte de déférence, de reconnaissance d’héritage.

[clear] [heading style= »subheader »]L’exemple de La Québécoite[/heading]

Afin de mieux comprendre ce processus créatif, il me semble ici à propos de fournir un exemple. Voici donc deux textes : le premier est un extrait de La Québécoite de Régine Robin et le deuxième, un fragment qui propose une réécriture de cette œuvre.

Sentir le vent, la pluie fine, les reflets troubles dans les flaques. Quelle détresse certains soirs aux trottoirs éternellement mouillés. Fixer la différence de toutes ces banques répandues dans la ville comme des mouches.
Banque canadienne nationale
Banque de commerce canadienne impériale
Banque de Montréal
Banque de Nouvelle-Écosse
Banque d’Épargne
Banque du Canada
Banque fédérale du développement
Banque mercantile du Canada
Banque provinciale du Canada
La Toronto Dominion Bank
banque — banque — le pays des banques — the big bank country — the big bank power in God we bank.
Elle habiterait Snowdon — à l’ouest de la montagne et du cimetière Notre-Dame-des-Neiges, une de ces maisons ombragées qui donnent sur Victoria, parallèles ou perpendiculaires à Queen Mary. Quartier d’immigrants à l’anglais malhabile où subsiste encore l’accent d’Europe centrale, où l’on entend parler yiddish, et où il est si facile de trouver des cornichons du Râlé natté ou du matze mail. (1980 : 23)

 

 


Tu aimais, l’été, venir tallonger sur la pierre
en face de la bibliothèque et te laisser aller, les lettres
à Milena de Kafka te servant doreiller, juste au-dessous du grand érable
dont les feuilles dun vert transparent dentelaient le bleu du ciel.

Cartierville

 

Les jours d’été brûlants, elle sortirait dehors pour sarcler le jardin. À midi, à l’heure où le soleil tape sur les têtes dénudées, elle tournerait son visage vers la lumière, s’enrober de la chaleur caressante. Au loin, les cris d’enfants, ceux des autres, du côté opposé de la clôture. Ces cris la ramèneraient à un temps jadis. Les enfants qui couraient dans la maison de Cartierville.

leurs mains fugitives

au travers des barreaux de bois

leurs jeux enfantins

tu ne comprends plus

les règles

À travers la clôture, les mains. Elle s’installerait tout près pour les entendre ricaner, jouer, se chamailler, se taquiner. Quelques fois, quand les parents regarderaient ailleurs, elle leur tendrait des framboises et des gadelles, les mains tordues à travers les barreaux. La douceur ne viendrait que pour eux. Les enfants des autres.

Les jours où il ferait trop mauvais pour jardiner, il faudrait se résoudre à rester à l’intérieur. Se résoudre à sortir la laine, la manette de la télévision ou les mots croisés. Une éclaircie. Elle penserait avoir le temps d’aller faire un tour à la poste. Si jamais. Elle mettrait ses petits souliers, prendrait son sac noir et ses clefs. Sortir de la maison rapidement.

La rue serait un rond-point. Une de ces rues qui, alors qu’on croit qu’elle va se terminer, se boucle et s’embrasse à l’infini. Les pas saccadés. Elle arriverait finalement à la boîte postale. Vide. Elle serait au milieu du rond-point. Il commencerait à pleuvoir. Elle jetterait un regard vers la rue. Le désir de rentrer.

Elle saurait que, de chaque côté, le chemin est aussi long.


 

Il est d’abord important de noter que la diégèse que je propose est extrêmement différente de celle proposée dans La Québécoite. Robin nous présente trois récits potentiels d’immigration d’une jeune femme à Montréal dans trois quartiers différents : Snowdon, Outremont et autour du marché Jean-Talon. Mes fragments, quant à eux, veulent plutôt dépeindre la vie d’une vieille femme dont la vie se résume à aller à la poste, faire le lavage et le jardinage puisque ses enfants ne sont plus là pour s’occuper d’elle, le récit étant entrecoupé de souvenirs de sa vie d’autrefois.

La réécriture se réalise plutôt du côté formel. De l’œuvre singulière de Robin, je récupère notamment trois aspects. Premièrement, l’hybridité générique : en effet, le texte de Robin oscille entre la fiction et l’essai, incorporant des poèmes, des passages de manuels d’histoire québécoise et des bouts de grilles horaires télévisées. Transposée dans mon écriture, cette hybridité générique se traduit par la coprésence de passages en prose et de poèmes. Je reprends également la confusion énonciative caractéristique de La Québécoite, confusion qui permet d’illustrer dans le récit de Robin l’indétermination identitaire de la protagoniste. Dans mes fragments, cette confusion énonciative sert plutôt à introduire un côté plus intimiste à l’écriture, les passages poétiques étant sous forme d’adresses au personnage de la vieille femme. Finalement, je récupère aussi le travail sur le conditionnel qui, du côté de Robin, sert à illustrer les sorts potentiels de la protagoniste dans la ville de Montréal. De mon côté, le recours au conditionnel me permet de travailler du côté de l’incertitude de la vie de mon personnage principal.

Pour conclure, j’aimerais revenir sur le titre de cet article qui s’inspire très librement de la rubrique « Rétroviseur » de la revue Liberté, rubrique ayant vu le jour à l’automne 2013. Dans le texte inaugurateur de cette section, Julien Lefort-Favreau écrit : « L’idée est née d’une blague cabotine : et si nous tentions de mesurer la distance qui nous sépare des oeuvres du passé, tel un automobiliste prudent qui vérifie ses angles morts? Peut-être y apprendrions-nous que les objets dans le rétroviseur sont plus près qu’ils ne le semblent. » (2013 : 59) Le projet m’interpellait à l’époque et m’interpelle encore aujourd’hui dans sa volonté de retour vers les oeuvres du passé pour en mesurer l’écart avec le présent. L’idée cadre assez bien avec mon projet qui, au final, est peut-être une manière de vérifier, de circonscrire ce qui me reste des œuvres du passé, une sorte de rétroviseur personnel sur la littérature québécoise.


 

[heading style= »subheader »]Bibliographie[/heading]

BARTHES, Roland, La préparation du roman. I et II. Notes de cours et de séminaires au Collège de France, 1978-1979 et 1979-1980, Paris, Éditions du Seuil, 2003.

GENETTE, Gérard, Palimpsestes : La littérature au second degré, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Points », 1982.

LEFORT-FAVREAU, Julien, « Anne Hébert hors les murs », Liberté, n° 301, automne 2013, p. 59.

ROBIN, Régine, La Québécoite, Montréal, XYZ, 1980.


 

[1] Reprise du Tableau général des pratiques hypertextuelles de Gérard Genette dans Palimpsestes : la littérature au second degré, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Points », 1982, p. 45.