Il est 8 h 10. Jules court dans la maison, chante des airs d’opéra : « Ah! Je me réjouis d’être si beau en ce miroir… », ouvre le placard de l’entrée, crie : « Bouh! », tire sur le rideau de douche, regarde sous les lits, sautille sur le plancher, fausse avec sa voix de Castafiore enrhumée. Il est 8 h 15. Jules menace de ne plus jamais faire l’épicerie, de tremper Charles le poisson rouge dans une eau javellisée, de mettre une annonce dans le journal : « Garçon à vendre, garantie passée-date, mais d’excellente qualité, aussi invisible qu’un tas d’acariens dans vos draps santé. Prix : dix palettes de chocolat blanc Lindor. » Il est 8 h 20. Jules court, recule, avance, tourne à gauche puis à droite, piétine le tapis du salon.

— Arrête, ça chatouille! Ça chatouille!

Il soulève le tapis, tire sur les jambes de Dimitri et l’attaque à coups de soufflements dans les oreilles.

— Arrête, papa! Arrête!

— Allez, hop! Debout! Tu vas être en retard. Il est 8 h 25.

— Je vais pas être en retard, je suis en retard! s’exclame Dimitri en faisant des moulinets avec ses bras et ses jambes.

— Dépêche-toi. Mets tes souliers, prends ton sac à dos et on y va.

— Mais, papaaaa! proteste-t-il en donnant de petits coups sur le plancher.[clear]

* * *[clear]

Dans le corridor de l’école primaire Alphonse-Desjardins, Jules s’excuse, évitant le regard réprobateur du professeur :

— Je suis désolé, je suis désolé. Dimitri disparaît toujours au moment de partir pour aller à l’école.

— Je sais, je sais, répète M. Thibault, l’enseignant de première année B. Lundi, il s’est caché dans la laveuse en marche, mardi, dans le sac de l’aspirateur, mercredi, dans le panier à lessive, jeudi, voyons, jeudi…

— Il s’est accroché à son cintre préféré du placard de l’entrée à l’aide d’une cravate, enchaîne le père.

— Et aujourd’hui?

— Ce matin, il a fait preuve d’une grande ingéniosité! Vraiment! s’enthousiasme Jules. Vous savez comme la silhouette de mon fils est longiligne. Eh bien, là, il a mis son physique élancé à rude épreuve : il s’est allongé sur le plancher et s’est recouvert avec le tapis du salon.

— Non! Non! répète M. Thibault en faisant des « oui » de la tête.

— Oui, oui.

— Vous n’aviez pas découvert sa cachette? demande le professeur, qui continue d’acquiescer de la tête.

— Aucunement. Je l’ai piétiné sans même m’en apercevoir. À mon avis, son squelette doit être composé de cartilage de la racine des pieds à la plante des cheveux.

— Oui, oui, articule M. Thibault en remuant la tête de gauche à droite.

— Je suis désolé du retard.

— Votre garçon est un génie!

— Je suis bien fier de lui! s’emballe Jules, rougissant du blanc des yeux.

— Je crois que je vais remanier l’horaire du jour. Dimitri nous donnera un cours sur les cachettes improvisées. On ne sait jamais quand un cambrioleur se décide à prendre un rendez-vous-surprise avec notre demeure. Bon, vous pouvez disposer, lance l’enseignant, surexcité.[clear]

* * *[clear]

Il est 15 h 00. Jules joue à la marelle avec un caillou, court sur une piste de course, puis s’assoit sur l’asphalte, essoufflé. Il est 15 h 10. Arthur, un parent seul, s’approche de Jules et lui décoche un sourire d’annonce de dentifrice Crest. Aveuglé par la luminosité de ses dents trop blanches, il cligne des yeux, se relève et lui mime un sourire de clown joyeux. L’inconnu, voyant dans ce sourire éclatant le début d’une longue amitié entre pères, s’aventure dans une discussion bourrée de fautes d’orthographes et de syntaxe sur les bienfaits de la pluie verte sur le sommeil des crapauds. Il est 15 h 20. Anne-Philippe prend la main d’Arthur et tire sur son bras. Dimitri s’immobilise aux côtés de Jules et attend, muet comme une feuille blanche. Les pères saluent d’un hochement de tête leur créature et arpentent le chemin du retour. Dimitri écoute d’une oreille désintéressée leur conversation, qui passe du crapaud à la grenouille, et dévisage Anne-Philippe, une fillette qu’il n’aime pas vraiment. Elle est blanche comme du lait caillé, a des jambes d’herbes à puce, n’est pas tellement plus jolie qu’un épinard, puis a un prénom absurde, Philippe, combiné à un nom de fille qui a traversé les siècles… Rien pour la rendre intéressante. La jeune fille, heureuse du hasard qui les a réunis, se met à lui souffler des paroles légères que le vent d’été emporte comme des cerfs-volants. Dimitri lui répond des âneries, croyant ainsi la faire taire. Anne-Philippe le coupe dans son monologue et le félicite pour son cours sur les cachettes. Celui-ci relève le nez et regarde le plafond de la Terre.

Devant l’appartement de Jules et de Dimitri, Anne-Philippe, dans un élan d’animatrice de camp de jour, décide du jeu tue-temps de l’heure : concours de sauts en hauteur sur place. Compétitif jusque dans les entrailles, Dimitri s’imagine devenir grand comme un séquoia géant pour devancer son adversaire, et se métamorphose aussitôt en sauterelle. Anne-Philippe, qui le dépasse d’au moins une tête, s’amuse, en sautillant, à caresser l’écorce d’un arbre avec sa chevelure. Alors que le garçon s’élance vers les nuages, la fillette redescend sur le sol. Au passage, elle referme sa mâchoire sur la langue de Dimitri.

Dimitri retombe sur le trottoir en poussant un cri de douleur. Sa langue se liquéfie et ses yeux ne se gênent pas pour arroser son visage sans parapluie. Alarmé, Jules cesse immédiatement sa longue tirade sur la qualité de vie en déperdition des nénuphars et le raccompagne à la maison, réfléchissant à ce qu’il pourrait faire pour stopper les excrétions langagières.[clear]

* * *[clear]

Rien à faire, le sang et un liquide visqueux, transparent, d’une teinte à la fois rougeâtre et blanchâtre ne cessent de s’écouler de la langue de Dimitri. Jules lui suggère d’exercer une pression sur celle-ci pour qu’elle arrête de saigner et de rester calme, mais Dimitri ne tient pas en place et, craignant de se tacher les doigts, refuse de se la pincer. Il s’imagine devenir une fontaine de sang et de sécrétions corporelles jusqu’à ce que son corps se soit vidé de tout son liquide organique. Devant le peu de collaboration de son garçon, Jules lui serre la langue entre son pouce et son index. Résultat : les excrétions augmentent. Affolé, il le lâche, se précipite dans le salon, saisit le combiné et compose le 999.

— Info-Malade, répond une voix féminine, bonj…

— Mon fils s’est fait mordre, l’interrompt Jules, qui s’assoit dans le canapé. Je ne sais pas quoi faire pour qu’il arrête de perdre du sang.

— Mettez un pansement, lance-t-elle sèchement.

— Sur la langue?

— Pardon?

— J’ai dit : sur la langue?

— Quelle langue?

— Celle de mon garçon, répond-il, tapotant nerveusement l’accoudoir gauche du divan.

— Pourquoi me parlez-vous de sa langue? Il s’est fait mordre. Mettez-lui un diachylon et on n’en parle plus. Voyons, c’est pas compliqué!

— Mais, c’est de la langue qu’il saigne.

— Un chien lui a mordu la langue?

— Qui a parlé de chien?

— Personne.

— Alors, pourquoi m’en parlez-vous?

— J’ai supposé…

— Hein, je ne comprends pas.

— … qu’un chien l’avait attaqué, continue-t-elle bêtement.

— Vous présumez mal! s’impatiente Jules. Aidez-moi, nom de Dieu! Il s’est fait mordre la langue par une amie. Qu’est-ce que je fais maintenant?

— Par une amie! Elle est bien bonne celle-là, rigole la femme. Elle ne voulait pas se faire frencher, alors elle l’a puni! Parlez-moi de ça, une fille qui s’affirme!

— Non, mais! Vous raisonnez comme…, il s’interrompt craignant d’attiser sa colère. Il n’a que sept ans.

— Il est précoce. C’est vous qui lui avez appris l’art de la séduction?

— Ça suffit là! riposte-t-il en prenant une grande respiration pour se contenir. Qu’est-ce que je dois faire?

— Le punir, réplique-t-elle, offusquée, sinon qui va lui enseigner à respecter les femmes!

— Passons. Ce n’est pas vous qui allez me dire comment élever mon garçon.

— Non, mais j’espère bien que votre femme y verra.

— Qu’est-ce que je fais maintenant? répète Jules, de plus en plus inquiet.

— Je ne sais pas. Vous êtes le premier qui me téléphone pour une langue ensanglantée. Quand vous aurez trouvé, tâchez de nous rappeler, on notera la solution.

Il raccroche le téléphone sans la saluer et donne un coup de poing sur la petite table du salon; un livre tombe sur le sol.[clear]

* * *[clear]

« Dimitri Voisard est demandé à la salle deux. », crachote un interphone.

— Il est à peu près temps, grommelle Jules en se levant de sa chaise grise en plastique. Anxieux, Dimitri le suit, avalant l’excès de liquide dans sa bouche.

Ils entrent dans une petite pièce. Jules s’assoit dans un siège en tissu charbon. Dimitri, lui, s’installe sur la table d’examen. Ils attendent sans mot dire.

Quelques minutes plus tard, un homme à la barbichette et aux cheveux blancs pénètre dans la salle. Il défile devant eux sans relever les yeux du dossier de son patient, puis se dirige vers le bureau. Il s’assoit dans un fauteuil à roulettes, termine la lecture du document, dépose la chemise sur le mobilier de travail et observe le père et le fils :

— Bonjour, Dr Marsolais à votre service, que puis-je pour vous? dit-il en leur servant un large sourire.

— Mon fils s’est fait mordre la langue…

— Fascinant! lance-t-il en l’interrompant. Ce n’est pas commun, pas commun du tout. Continuez, continuez.

— Le sang ne coagule pas, répond Jules en se frottant la paume des mains.

— Fascinant! Voyons voir ce que je peux faire, s’exclame le docteur, qui s’approche du garçon et lui fait signe d’ouvrir la bouche. Un peu plus grand. Oui, c’est mieux comme ça. En effet, dit-il en observant la langue, une belle morsure, bien profonde, juste à l’avant. Il saigne toujours. L’hémorragie a débuté vers quelle heure? demande-t-il en se tournant vers le père.

— Vers 15 h 30, je crois.

Dimitri acquiesce de la tête.

— Fascinant, de plus en plus fascinant! Votre fils perd du sang depuis un peu plus de deux heures, calcule l’urgentologue, qui pince désormais les joues de Dimitri et lui ébouriffe les cheveux. Il a le teint pâle, très pâle. On dirait un cadavre. Il ne s’est pas encore évanoui, voilà qui est surprenant. Tu dois te sentir faible, mon garçon?

Dimitri répond par un oui quasi inaudible. Le docteur se détourne de son patient et se dirige vers une étagère où plusieurs médicaments sont rangés côte à côte. Il prend un petit contenant identique à une salière, se place devant le jeune, qui ouvre la bouche, et répand une substance pulvérulente sur sa langue. Immédiatement, cette dernière se met à enfler et à pendre sur le bord de ses lèvres. Quelques secondes plus tard, elle s’assèche et raidit.

— Maintenant, tu vas t’allonger sur la table d’examen, ordonne le médecin.

Dimitri s’étend, inquiet. Dr Marsolais étire son bras au-dessus de la table d’examen, prend une paire de gants en latex, les enfile. Personne n’ose parler alors que le docteur se prépare. Dimitri tente de se détendre en inspirant et en expirant, mais en vain. Il s’imagine entrer dans la classe, la langue pendante comme celle d’un berger allemand; il entend déjà les esclaffements de ses camarades. Rangeant ses pensées angoissantes dans un recoin de son cerveau, il jette un coup d’œil furtif à son père et perçoit une nette inquiétude dans ses yeux. Il referme les paupières et revoit le déroulement de sa journée en accéléré…

Dr Marsolais s’approche de lui, une seringue à la main. Dimitri sent une aiguille s’enfoncer dans son bras et un liquide glacial se répandre dans son organisme. La tête lui tourne, ses membres se raidissent, il erre dans un sommeil léthargique.[clear]

* * *[clear]

Des pas le réveillent. Il se redresse et suit des yeux l’individu qui quitte la pièce où il se repose. Dimitri reconnaît son père. Il tente de prononcer son nom, mais les paroles se brisent dans sa gorge, emprisonnées dans ses cordes vocales. Il s’acharne à former des mots, mais aucun ne devient audible. Affolé, il passe sa main sur son front, brûlant, et touche sa langue qui pend toujours. Il y découvre des points de suture. La porte se referme, le silence envahit les lieux.