Au retour des funérailles du dernier homme,
je lance comme défi
cette poignée d’air – l’alouette – dans le ciel
et je laisse tomber la terre comme tombe une larme sur l’univers.

« Miserere », Krzysztof Kamil Baczyński

 

Oświęcim.

Une gare au toit brun trempait dans le ciel. En cargaisons autour de nous se déversaient les scories de notre devoir de mémoire.

Nous sommes-là, plantés sur une terre tragique.
Le champ de bataille fume : décoction de souvenirs et de songes fracassés.

 

Oświęcim.

1,4 millions de visiteurs – charrois impatients, trafics d’épaules remueuses, souffles d’oraisons ou de honte. On mange – ici, est-ce possible? – comme au bout d’un voyage.

Je me souviens, Andrzej, de ton profil soucieux reflété sur la vitre. Nous étions ici turysta, pourtant je ne m’y trompais pas. Tu voulais me montrer la plaie, dans mes deux mains cacher tes yeux – toi que j’aimais alors pour grave et douloureux.

 

Je me souviens de ton regard suivant mes doigts sous les lignes d’un guide en français :

« Les populations polonaises des villages expulsées et massacrées…

La fonction du camp est d’intimider les Polonais… Premier transport de prisonniers composé presque exclusivement de civils polonais… »

 

Que lisais-tu de mon idiome? Je regardais ton front heurté, tes cheveux que le vent froissait.

 

Le ciel, lui, vieillit sans cicatrice.

Tu partais sans m’attendre et je suivais tes yeux dans la foule mouvante, nerveuse. Puis je croisais d’autres regards presque semblables, impérieux et vagues et toi, tu étais du cortège. Sous un grand ciel gris, dans une grande plaine poudreuse, sans chemins, sans gazon, sans un chardon, sans une ortie, je rencontrai plusieurs hommes qui marchaient courbés… L’ombre bavarde de Baudelaire recueillait tes visions puis d’autres mots :

« Monowitz, 7 tonnes de cheveux

achetés 50 pfennig/kilo pour faire des vêtements

Crématoires de la société « Topf & fils » établie à Erfurt

Zyklon-B

de la société « Degesch ». »

Ces mots creusent depuis mes réserves de nuit.

 

Tu passais vite où je m’attardais pour tout lire :

« Auschwitz II un orchestre des femmes – déportées…

Au violon, Helena Dunicz Niwinska, polonaise; Zofia Cykowiak, polonaise; Jadwiga Zatorska, polonaise, juive; Irena Lagowska, polonaise…

À la mandoline, Rachela Zelmanowicz (Olewski), polonaise, juive; Masza Pietrkowska, polonaise, juive…

Au piano, Danuta Kollakowa, polonaise… »

J’étais je le croyais sans refus. J’avais je le croyais aussi  – alliance avec les corps, avec l’effroi, avec les vaines capitaineries. Les pieds nus dans la neige. Pourtant je voulais au fond être ailleurs, dans une cave de village, à te parler très simplement de choses vagues, et boire la wiśniówka et me méprendre, sur l’intention de nos mains et sur celle du vent, qui déjà te disperse.

« K II, K III, K IV, KV, complexes de chambres à gaz-crématoires »

Fotka – Photo.

Nous avons regardé sans y croire des blondeurs satisfaites  elles nous ressemblaient, de costume, de posture. Mais leurs rires – Żart – étaient la crosse sur ta tempe.

Et moi, je n’ai rien dit.

Moi, je buvais la lie jusqu’aux tréfonds des casques – qu’aurais-je pu crier qui nous soufflât l’effroi, la fièvre ou l’épouvante? Qu’aurais-je hélé sinon les ombres?

Je vois : le temps envahi des panaches de fumée,
Je vois le temps : acropole couverte d’herbes, forêt vierge.

 

Les soirs d’arrière automne, Oświęcim ouest de Cracovie, voïvodie de Petite-Pologne est une ville comme les autres, de granite et de porcelaine.

On y mange, on y boit comme au bout d’un voyage.

Ce soir d’arrière-automne, nos têtes, limons de reflets et de silences, branlent à contretemps  – de demains pas à pas advenus en violentes souvenances.

Nos têtes – roses rouges – nous les attacherons aux cimiers des générations

Allons Andrzej, embrasse-moi, buvons la wiśniówka car déjà le vent nous disperse, et jusqu’à la méprise, parlons de choses vagues, très simplement.