Le réveil indique 4:30 du matin. J’ai les yeux grands ouverts. Je me lève, prépare le café et écoute le bruit rassurant du liquide chaud qui infuse. J’ouvre la porte de Samuel. « C’est l’heure! » « Déjà? » me répond-il. Malgré ses yeux endormis, il se lève d’un bond. Les cheveux châtains mi-longs, ébouriffés, il me regarde du haut de sa stature de jeune garçon de onze ans. Nous nous engouffrons dans l’auto sans prendre le temps de déjeuner. Nous arrêterons en chemin. Samuel, toujours en pyjamas, pose sa tête sur son oreiller, accoté contre la vitre. J’adore partir à cette heure matinale. Les routes désertes me procurent un sentiment de solitude et de liberté. Presque tous les étés, nous allons visiter mon ami Phil en Gaspésie. Claudie et son fils, Renaud, nous y rejoignent pour nos vacances annuelles, chaque fois mémorables. L’an dernier, j’ai refusé de me joindre à la petite troupe. Je préférais rester à l’abri entre mes quatre murs et m’enterrer dans mon silence.

Il y a cinq ans, Phil habitait avec nous à temps partiel. Son amoureux de l’époque, Nathan, m’appelait régulièrement pour me demander d’aller le chercher à leur appartement parce qu’il ne pouvait plus l’endurer. Je le retrouvais en larmes, à m’attendre dans l’entre-deux portes avec ses trois valises. Malgré les circonstances dramatiques, j’étais chaque fois heureuse d’hériter de ce coloc d’infortune. Phil s’occupait de Samuel qui l’affectionnait en retour. Il faisait le ménage de l’appartement de fond en comble, astiquant les comptoirs et les planchers pour nettoyer son angoisse. Il passait du rire aux larmes en quelques secondes et enfilait les blagues douteuses. Son rire franc et sonore résonnait dans l’appartement : il se moquait de lui-même, de son instabilité résidentielle, de nos amours pathétiques. Le matin, avant d’aller travailler, nous chantions des karaokés sur des vieux succès des années quatre-vingt-dix. Phil s’est ensuite établi à Cap-d’Espoir, sur la pointe gaspésienne. Il s’est épris de l’endroit. Le golfe calme sa nature impétueuse.

Les mains sur le volant, j’emprunte le boulevard Charest et atteins le pont. Je déteste cette artère : une vieille phobie. J’essaie de ne penser à rien. Les mains moites, je fixe les pancartes vertes qui indiquent Rivière-du-Loup. Le chemin devient progressivement plus facile : il me suffit de sillonner la route 132 pendant des heures, en me laissant guider par mes rêveries. Nous arrêtons manger à Rimouski, puis reprenons notre traversée vers l’Est. Samuel interrompt sa lecture d’Amos Daragon pour admirer le paysage. « On arrive à Sainte-Flavie, l’entrée de la Gaspésie ». Ma voix tressaille d’excitation. Le fleuve s’élargit, l’air transporte l’odeur de la mer. D’habitude, quand j’arrive à ce carrefour, mes tourments s’apaisent, comme si je les semais derrière moi. Cette fois, des larmes coulent sur mes joues.

C’est la première fois que je retourne en Gaspésie depuis la mort de mon amoureux, Simon, il y a bientôt deux ans. Je ne m’intéressais plus à rien. Je passais mes journées à écrire et à tourner en rond, en espérant dénicher un indice, une explication. Je n’arrivais plus à dormir sans être hantée par sa silhouette marchant sur le bord de la rivière, vers le grand érable, où il avait attaché une corde pour en finir. Depuis quelques mois, il apparaît moins souvent dans mes rêves. Je cours derrière lui, avance vers l’arbre et me réveille en sursaut. Je hausse le son des haut-parleurs. Tranquillement, le ressac des vagues emporte dans ses remous la litanie des pourquoi.

Prenant la direction de la Baie-des-Chaleurs, nous traversons la Vallée de la Matapédia et poussons des exclamations en regardant les vallons et les rivières argentées qui serpentent la route. Le soleil atteint son apogée. Les éclats de lumière m’éblouissent. L’air chaud entre par la fenêtre et balaie mes cheveux. Les haut-parleurs hurlent à plein régime. Samuel me demande de mettre  Batiscan de Keith Kouna, sa chanson préférée. Nous chantons à pleins poumons.

« Quand est-ce qu’on arrive? » me demande-t-il pour la énième fois. Au moment où il prononce ces paroles, une goutte d’eau frappe le pare-brise. Le ciel se voile d’une couche de brouillard. En Gaspésie, le temps change parfois brusquement. Un mur de pluie me cache maintenant la vue. Je roule lentement en suivant une roulotte qui avance à cinquante kilomètres à l’heure. La voiture derrière moi s’impatiente. Samuel me parle sans arrêt, il ne tient plus en place. Je lui demande de ranger sa tablette. Il proteste, se plaint de la longueur du trajet. Je lui réponds d’arrêter de s’obstiner, lui explique que j’essaie de me concentrer, que je commence à être fatiguée. Je devine à peine le golfe dans la brume. L’eau gicle sous les roues, mes pneus glissent. L’auto s’écarte légèrement, dépasse la ligne jaune au centre de la route. Je réussis à me replacer dans ma voie, juste avant qu’un poids lourd passe à toute allure en sens inverse. Sans réfléchir, je prie tout haut et demande à Dieu de chasser l’averse. Elle cesse subitement. Les nuages s’écartent doucement, comme la mer rouge dans la Bible. Le soleil apparaît entre les masses  ouateuses. « Maman, ta prière a marché! » s’exclame Samuel, ravi. Sur ma droite, les vagues se fracassent contre des rochers sulfureux. Sur ma gauche, les montagnes s’élèvent jusqu’au ciel. Je fonce droit vers Cap-d’Espoir. Je remercie la magie du hasard. Quand la beauté me sidère, il m’arrive presque de croire en Dieu.

***

Mes pneus crissent devant le 1088 Rang 2 et s’immobilisent dans l’entrée d’une maison rustique surmontée d’un pignon rouge. Derrière, une grange pittoresque se dresse dans un grand champ. Phil accourt vers nous. Je le serre dans mes bras. Claudie et son fils de quinze ans, Renaud, apparaissent derrière lui. Ils habitent près de chez nous, à Limoilou. Phil et moi avons rencontré Claudie à l’université. J’ai éprouvé pour elle un sentiment d’amitié instantanée. Elle avait aussi un jeune garçon, aimait faire la fête et discuter de philosophie. C’est elle qui m’a appris à m’émanciper de mes relents de culpabilité, à accueillir sans remords mes impulsions de liberté.

Samuel disparaît avec Renaud dans le champ. Il l’admire comme un grand frère. Gaston, le pitbull que Phil a hérité de Nathan, jappe en direction des enfants. Il lui crie de se taire. Phil m’offre une bière que j’accepte volontiers. Il fait cuire le poisson pendant que Claudie me fait le récit de son périple par la route du Nord, l’orage, l’horizon brumeux où roulaient des éclairs blancs. J’évoque l’instant de foi vécu sur la route. Elle parle du doute méthodique, fait l’éloge du mystère et décrit la sensation vertigineuse qui la happe quand elle regarde les constellations.

Phil dépose devant nous des filets de morue citronnés. Nous les dégustons avec joie. Puis, Renaud demande s’il peut démarrer un feu dans la cour arrière. Phil donne des consignes de sécurité aux deux garçons. Ils se propulsent à l’extérieur. Nous les rejoignons pour contempler les bûches se consumer. Phil sort des saucisses et des guimauves. Les enfants s’amusent à repérer des coins de braise incandescents. Phil nous raconte la légende du village. Il s’appelait à l’origine Cap des espoirs. L’endroit était réputé pour son cap sans phare, où des bateaux s’échouaient. Avec le temps, les gens ont commencé à le surnommer Cap Désespoir. En 1873, un phare a été inauguré et la ville, rebaptisée Cap-d’Espoir. Nous écoutons Phil, captivés. Avec lui, il est difficile de distinguer les faits réels de ceux qu’il ajoute pour embellir l’histoire. Des étincelles s’élèvent du foyer et montent vers la grande voûte. Claudie nous apprend à distinguer la Grande et la Petite Ourse, nous pointe Cassiopée et  le Triangle d’été. Nous nous taisons, ébahis par les milliers d’étoiles au-dessus de nos têtes.

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Ce matin, nous partons en expédition pour gravir le Mont Sainte-Anne, situé derrière l’église de Percé. J’aime sentir mon cœur débattre durant l’ascension, l’épuisement, la lutte contre moi-même, l’ivresse des hauteurs, le manque d’oxygène, l’extase au cerveau. Phil nous raconte la légende de cet ancien sentier de pèlerinage. Les habitants parcouraient cette piste escarpée en portant les malades à bout de bras pour implorer Sainte-Anne, patronne de la guérison.

Je marche d’un pas vigoureux. Les enfants marchent loin devant. Phil et Claudie traînent derrière en discutant et en buvant du gin. Je songe à mes amours pathétiques, à la mort de Simon. J’atteins le sommet. Le Rocher Percé, à la fois effrité et inébranlable, se dessine sur l’étendue bleue. Un vent tiède souffle, le soleil plombe. Des épilobes, les fleurs mauves en grappe qui courent partout en bordure des routes gaspésiennes,  parsèment le versant de la montagne. Je m’approche du monument de Sainte-Anne. Je pense à Simon, à son désespoir silencieux. Je le revois, étendu sur le divan. Je le martelais de reproches. Le dépit se lisait sur son visage. « Tu sais, je ne vais pas très bien ces temps-ci ». Pour une fois, il me parlait. J’aurais pu l’accueillir, lui tendre la main. Je dépose mes regrets devant la statue. Je ne crois pas en Sainte-Anne, mais dans le pouvoir rédempteur de la beauté.

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Sur la route du retour, nous dévalons le mont d’un bon pas. La pente est abrupte et les muscles de mes cuisses sont endoloris à force d’amortir les chocs. Je me concentre sur le sol accidenté, jonché de roches. La sueur coule sur mon dos. Les garçons traînent derrière et se plaignent de la chaleur. La rangée de sapins s’élargit parfois pour nous laisser admirer le fleuve. Nous atteignons le cimetière en bas de la montagne. Je saisis le médaillon que je porte toujours au cou en souvenir de Simon. Il repose dans la solitude,  le silence, au-dessus des espaces déserts de la forêt. Je me laisse bercer par l’odeur saline qui me saisit, me déracine. Devant moi, le golfe brille sous les éclats du soleil. Nous rejoignons la plage.

Je retire ma robe et me jette dans la mer. La sensation de l’eau glaciale me pétrifie. Le sel imprègne chaque pore de ma peau, mes oreilles, mes doigts, mes orteils, mes cheveux. Mon corps se ravive. Je nage de toutes mes forces pour lutter contre le froid. Je me concentre sur le mouvement de mes bras. Je veux atteindre le bout du rivage, là où il n’y a plus personne : juste des mouettes, du sable, des galets et un rocher rougeoyant. Je pense à la beauté souvent imparfaite de l’univers. Nager, c’est comme prier : un espace soudain d’abandon et de contemplation. Je m’immerge entièrement dans l’unité du monde. J’écoute la rumeur d’éternité résonner dans le silence. Les mouettes volent au-dessus de moi. Je suis une petite tête brune qui disparaît parmi les vagues. J’atteins le cap.

J’émerge de l’eau et rebrousse chemin en marchant sur le rivage. Mes traces de pas s’impriment sur la berge. Je ne vois personne à l’horizon : mer et ciel à perte de vue. Puis, Phil et Claudie apparaissent, semblables à un point au loin, près d’un modeste feu de grève. Je grelotte. Je cours pour me réchauffer. De dos, la silhouette des deux garçons. Le soleil brûle ma peau frigorifiée. Mes pieds s’enfoncent dans le sable chaud.

***

Phil propose d’aller prendre un verre au Pit Caribou, la microbrasserie de Percé. Nous hésitons à laisser les enfants seuls au fond de la campagne, mais ils argumentent qu’ils fermeront leur tablette à minuit, qu’on peut leur faire confiance, qu’ils sont assez grands pour s’occuper d’eux-mêmes. Après leur avoir laissé nos numéros de téléphone et prodigué nos recommandations, nous les saluons.

Fred, un ami de Québec exilé lui aussi dans la région, passe nous prendre chez Phil. Chaque année, nous le retrouvons à l’occasion de notre périple gaspésien. Il nous accueille avec son habituelle bonne humeur. Nous roulons quelques minutes avant d’arriver au village. La terrasse est bondée de visages souriants. Phil détaille notre journée en exagérant les faits : nos cinquante kilomètres en montagne, mon record olympique de nage, le gigantesque feu sur la plage. La seule chose qu’il minimise, c’est la quantité d’alcool qu’il ingurgite.

Fred nous parle de la distillerie qu’il est en train d’ouvrir dans l’église de L’Anse-à-Beaufils et de la recette de gin qu’il a inventée. L’ingrédient magique, ce sont les épilobes. Il a appelé sa concoction Les herbes folles. Je fais signe au serveur d’approcher et je commande une autre pinte de Blonde de l’Anse. Je me dirige vers les toilettes. Phil attend dans la file. Je lui récite, à la blague, un vers de Patrice Desbiens.

Entre deux bières, la lucidité d’une bonne pisse

J’ai hérité cette réplique de Simon. Il aimait la lancer dans les contextes les plus loufoques. J’ai l’impression qu’il me fait un clin d’œil, de l’autre côté de la façade. Sur la piste de danse, Claudie et Phil se déhanchent sur une chanson grunge-électro-pop. À mesure que j’absorbe à grands traits mon breuvage, des effluves d’ivresse montent en moi. Des éclats de rire, des bières renversées, des rencontres, des discussions enflammées : une succession d’images détachées les unes des autres. Au moment où nous nous apprêtons à commander une autre bière, Fred propose de nous raccompagner. Nous déclinons son offre: une autre solution se présentera sans doute. Nous souhaitons étirer la soirée, en siphonner les derniers instants houblonnés. Je me joins à Claudie et à Phil. Ils se déchaînent maintenant sur de vieux classiques des années soixante-dix.  La musique me galvanise, vide mon cerveau surchargé. Mes mouvements suivent les battements des haut-parleurs, se soumettent à la souveraineté du rythme. Les murs vacillent légèrement. Phil chancelle jusqu’au bar. Les lumières s’allument. Le serveur annonce l’heure de la fermeture et nous rappelle que nous ne sommes pas en état de conduire. Il n’y a plus personne dans le bar, sauf le serveur et trois autres convives partant en direction inverse. Il n’y a pas de service de taxi à Percé. Nous optons pour l’unique solution qu’il nous reste : marcher.

Nous titubons sur la 132. Quinze kilomètres nous séparent de Cap-d’Espoir : une éternité à pied. Claudie d’un côté, moi de l’autre, nous soutenons Phil. Il tangue dangereusement. Le chemin me semble interminable. Je propose de brandir nos pouces,  mais Phil me fait remarquer que nous n’avons croisé aucune auto depuis au moins une heure. Au même moment, des lumières se dessinent à l’horizon. Nous rappelons à Phil de se tenir droit et d’essayer d’avoir l’air un peu moins saoul, mais la voiture passe sans ralentir.

Nous poursuivons la marche. Mes sandales compressent mes orteils, j’aurais dû mettre mes espadrilles. Le ciel se colore de reflets bleutés, roses et orange. Claudie propose d’arrêter sur la plage pour admirer le crépuscule du matin. Le cri des mouettes emplit l’aube. Le soleil apparaît soudainement, rouge, incandescent. Ivre, rompue, entièrement livrée à l’instant sauvage, je me sens au plus près de Dieu ou de ce que j’en comprends. Je le retrouve dans ce qui est beau, dans ce qui nous sauve et nous guérit : l’amour, la mer et le gin.

Nous atteignons Cap-d’Espoir et tournons sur le Rang 2. J’entre dans la maison. Je regarde affectueusement Samuel et Renaud, endormis sur le divan-lit, où traînent deux bouteilles de Coca-Cola et un sac de jujubes. Vidée et heureuse, je m’étends sur le matelas qui jonche le plancher du salon. La lumière entre par la fenêtre, comme un soubresaut de joie dans la fêlure.