Ils nous mentent. Tous. Les médias, le gouvernement. Les soi-disant experts. Les scientifiques et leurs prétendues études, échantillons, preuves et statistiques à l’appui.

Soupir. De la buée s’échappe de la bouche d’Éric. Le trentenaire aux cheveux ras ressasse à voix basse, repense à ce qu’ils ont dit encore, ce matin, à la radio. Faux, faux, archi-faux. Et quand ils ne racontent pas d’histoires, ils cachent quelque chose. Il n’est pas le seul à le répéter. Sur Facebook, il a constaté que d’autres, des milliers, se méfient comme lui des journalistes, des pseudo-penseurs. Et puis des fonctionnaires. Sans compter les juges, la police, qui eux aussi escamotent l’information, imposent leur version des faits. Tous corrompus, ces salauds-là. En plus d’être payés avec les impôts des contribuables. Ses impôts. Son argent.

 

Éric secoue la tête. Il en a marre des conneries répétées en boucle. De ces parodies de démocratie et de justice. Prenez le réchauffement climatique, par exemple. Une arnaque, l’une des pires du moment. Merde, il n’a jamais fait aussi froid que ces dernières années ! T’as vu toute cette neige, pas encore fondue ? Ces trottoirs, là, couverts de glace ? Mais, non. Ils parlent de montée constante des températures. De fonte de la banquise. Des pauvres ours polaires, des méchants automobilistes. Comme s’il n’y avait que ça.

Épaules rentrées, échine courbée, Éric descend la rue D’Aiguillon, longe les emplacements de livraison, les arrière-cours des commerces de Saint-Jean-Baptiste. Emmitouflé dans un long manteau d’hiver qu’il croyait, à tort, pouvoir remiser au fin fond de sa garde-robe, il examine les alentours. Moue de dégoût, exacerbée sans doute par le froid et le grésil. Il prend son temps, marche à pas lents. Il ne manquerait plus qu’il glisse, se casse une jambe, comme il y a quatre ans, tiens, à cause des pluies verglaçantes – la faute au maire, ce bon à rien. Éric, en citoyen vigilant, avait voulu intenter une action collective avec d’autres piétons victimes des intempéries, en vain. Trop de lâches. Les gens parlent, râlent, mais ils n’osent rien. Pas de couilles.

 

Éric croise un passant, un type habillé trop coloré, trop léger pour la saison. Il se force à sourire. Quand même, ce quartier. Un repère de bobos, d’écolos, de tapettes. Inoffensifs, malgré tout.

Éric serre les poings dans les poches de son manteau 100 % nylon 420 deniers. Et sous la doublure en polyester code de chaleur – 45 degrés, il étreint l’ultime objet de son manifeste. Il s’étonne de la facilité avec laquelle il le trimballe en bandoulière. Épatante, vraiment, cette sangle tactique. Il l’a trouvée sur Amazon la semaine dernière. Il ne regrette pas. La mondialisation a du bon, pour ça.

 

Il approche du stationnement souterrain de l’immeuble de Radio-Canada. Sur le trottoir d’en face, une poignée d’individus attendent l’autobus. Combien parmi eux se sentent manipulés, trahis, comme lui ? Combien seraient capables de passer à l’action ?

Il a conscience qu’on le prendra pour un désaxé. Imposture, propagande médiatique, là encore. Il a étudié, lu pas mal, beaucoup même, de théories. Il a laissé un texte. Un essai. Son geste se veut politique. Idéologique.

 

Éric feint de ralentir, s’immobilise. Il sait qu’à cette heure-ci, habituellement, un groupe de journalistes quitte la bâtisse. Une minute s’égrène, puis deux. Éric observe les mines renfrognées de celles et ceux qui patientent dans l’abribus. Des gueules de soumis qui sous leur bonnet de laine, qui sous leur casquette, qui sous leur voile. Elle est belle, l’inclusion sociale. De vraies têtes de victimes consentantes. Il pourrait…

Non.

La large porte du stationnement s’ouvre, un VUS habillé des couleurs de la station de radio et de télévision roule au pas, s’arrête, puis s’engage sur la voie. Le conducteur n’a pas eu un regard pour ce drôle de piéton planté tout près.

 

Éric se baisse, renoue son lacet. Il aime quand c’est bien serré. De l’autre côté, les zombies n’ont pas bougé. Personne ne fait attention à lui. Personne, à vrai dire, n’a jamais fait attention à lui. À ses idées. Ça va changer.

La porte coulisse vers le bas. Éric se faufile à l’intérieur. Rien à signaler dans le parking. Une caméra, là. Une autre, ici. Il repère les escaliers, s’y engouffre. En montant les marches deux à deux, il enfile une cagoule.

 

Il patiente derrière une porte, encore une. La chance, ou pas. Une employée de la station sort en trombe. La chance. Éric respire plus fort, bafouille une excuse, son accoutrement de travailleur de la construction, ou de manutentionnaire, on ne sait pas, suffit à faire taire les hésitations de la jeune femme. Il se précipite, son pardessus maintenant grand ouvert.

Éric arrache de son baudrier un Sig Sauer MCX SBR, un modèle fiable, sûr et récemment commandé pour la police de Longueuil – il le sait parce que le revendeur, un ex-militaire des Forces armées canadiennes qui traficote avec des gangs de motards, le lui a confirmé en riant.

Éric avance avec assurance, crosse dépliée et canon pointé droit devant lui. Et les hurlements commencent. Les bouches béent de surprise puis de terreur.

 

Éric vise, tire. Vise, tire. Impacts de balle et de matière cervicale. Une, deux, trois têtes explosent dans le couloir. Des papiers volent, des éclats  de plâtre et de mélamine tournoient dans cette atmosphère viciée par l’odeur de cordite. Un homme s’effondre sur le clavier de son ordinateur. Une femme glisse à terre, déjà des journalistes se sont réfugiés sous leur bureau. Éric en a vu un qui essaie d’appeler les secours. Éric le vise, tire, tire, tire. Le cellulaire explose, puis la main qui le tenait, puis le visage qui tentait de s’exprimer.

Éric poursuit sa course. Mitraillage à vue. Des grands, des petits, des gros tombent à la renverse, basculent dans un autre monde, emportant avec eux leurs mensonges, leurs manipulations. Couloir, rangée de postes de travail, informateurs morts de trouille planqués sous les pupitres, derrière des bureaux à cloison – ridicules boucliers. Éric croit reconnaître un animateur du matin, un de ceux qui aiment tout et tout le monde. Éric, vise, tire, raté, l’homme s’est jeté sur le côté, Éric le vise encore, tire, tiens, connard, et ça tu aimes ? Il repère une critique de cinéma, une de ces prodiges de la mauvaise foi qui fustigent sans cesse le divertissement violent. Nouvelle rafale. Salope, et maintenant qu’est-ce que tu dis de ça ?

Tirs. Tirs. Tirs. Bureaux. Tirs. Tirs. Tirs. Studio. Tirs. Tirs. Ça tombe comme des mouches derrière les micros.

Éric paraît essoufflé. Il contemple les lieux, et tous ces imposteurs qu’il a criblés de balles, arguments infaillibles. Il se sent soudain las. Lassé. Il fait demi-tour, revient sur ses pas, vers la porte, abat au passage deux, non, trois personnes qui s’apprêtaient à bouger, peut-être à appeler les secours, on ne sait pas, on ne saura jamais.

 

Éric regagne la porte, dégringole les escaliers. Cagoule, fusil sont retirés, roulé en boule dans une poche, replié et fixé à la diable sous le manteau. Une porte de sortie. Éric se rue au dehors. De l’autre côté, l’autobus passe. Au loin, des sirènes. Éric traverse, grimpe dans le véhicule public dont les parties articulées lui évoquent un ver, un immense ver qui grouille, qui gruge, bouffe les vivants. Tous pourris de l’intérieur.

Éric pense à une destination.

L’université. Il pourra y terminer ce qu’il a commencé ici. Le grand démantèlement des boniments. Éric s’assoit, s’essuie le front du bout des doigts. Sueur, sang sur la pulpe. Projections, mouchetures un peu partout sur son visage. Ni le conducteur de bus, ni les passagers ne semblent avoir remarqué son allure.

La radio du chauffeur émet des crachotements. Éric saisit des bribes à la volée. Fusillade. Radio-Canada, alerte, police dans les rues, circulation bloquée, un fou en liberté. Éric s’en doutait. Éric s’en fout.

Deux arrêts plus loin, un barrage. Des voitures de patrouille du SPVQ. Des agents, armés jusqu’aux dents. Tout le monde descend. Éric aussi, manteau entrouvert.

 

Éric s’avance vers le groupe de policiers.

Chahut. Éric pointe vers eux son fusil.

Sommations.

Il tire.

Son arme s’enraye.

Tous des menteurs.