Je compose le numéro de téléphone, je prononce les mots de façon mécanique. Des histoires d’amies enceintes qui se sont fait avorter à seize, dix-huit, vingt ans, j’en ai entendues plein. Je sais quoi faire, le matin du 22 août 2011.

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J’ai quinze ans et je suis vide. Ma mère est assise en face de moi, sur mon lit. Elle me supplie : « Qu’est-ce qu’il y a ? Parle ! Parle ! » Je pleure, ça m’arrive souvent, sans savoir pourquoi, sans pouvoir m’arrêter. Ça me brûle quand je respire. C’est comme si une paire de bas s’enfonçait au fond de ma gorge, que l’air et les mots s’y coinçaient.

J’ai l’impression que ma mère est en criss. La culpabilité de peut-être la rendre furieuse et celle de mon silence s’ajoutent à ce qui me brise. Je l’imagine dégoûtée devant moi, dégueulasse, qui braille devant elle, qui n’arrive pas à aligner deux phrases, le corps pris de spasmes à travers ses larmes, qui ne sait pas nommer ce qui l’habite.

Il paraît que je parlais beaucoup, enfant.

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Ma mère n’a jamais eu de chambre à elle quand elle était petite. Elle se trimballait chaque soir avec ses affaires en demandant à ses sœurs plus âgées où elle allait dormir. Et ses mains de ramancheuse l’ont trimballée de village en village, dans des lieux glauques, pour masser des inconnus et les guérir avec son prétendu don. Sa douleur, je la devine ; sa peur, sa colère aussi face à ce qu’on lui a pris, face à ce qu’on lui a fait croire, mais le sujet est une porte presque aussi fermée que mon cœur dépressif d’ado.

Ma mère trimballée nageait beaucoup, enceinte de moi. Je ne lui ai jamais demandée si elle faisait des longueurs, si oui combien. C’était l’été, faisait chaud, j’imagine qu’elle restait peut-être à patauger dans le bassin pas creux, pour soulager son dos, les crampes dans ses jambes, ses pieds enflés. Et après la piscine, elle allait se manger une crème glacée. Elle adorait ça. Ça et les toasts à la marmelade. Je nage moi aussi, et je mange du sucré jusqu’à la nausée. C’est presque rien. C’est anecdotique, mais c’est un lien. Je m’y accroche parce qu’autrement, je nous sens étrangères. Comme si je n’étais pas celle qu’elle avait espérée et comme si j’avais tout fait pour ne pas devenir elle.

Elle m’a souvent raconté sa joie et celle de mon père quand ils ont su qu’ils attendaient une fille, qu’ils m’attendaient, moi, comme si ça pouvait me tenir en vie. De mon côté, j’ai tout bloqué, comme quand j’avais quinze ans et que je voulais mourir. Pour garder la tête hors de l’eau, pour respirer, ne pas paniquer, pour continuer d’aimer vivre sans avoir peur tout le temps qu’un malheur arrive, j’ai appelé à la clinique de planification des naissances.

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Mon enfant n’aura pas une mère qui pleure, qui voudra la paix, qui n’aura jamais assez de temps pour lire et écrire, qui préférera cent fois la solitude et le bordel de ses livres partout dans la maison que les jeux et les Lego sur le tapis du salon. Je ne me fourrerai pas dans les nuits sans sommeil, les couches, les larmes, la gastro, le vomi, la morve, les lunchs, la course perpétuelle les matins d’école et le soir, au retour de l’école, et la fin de semaine ; la peur des camions, des baveux dans la cour d’école, des sportifs qui lancent les ballons derrière la tête, des jambettes dans les escaliers, des bonbons durs, des piscines mal clôturées.

Sept ans après mon avortement, quand je lis, dans Mère d’invention de Clara Dupuis-Morency : « Je ne veux pas être une mère qui est toujours dans ses livres, je veux être interrompue, je veux pouvoir être dérangée […] », la seule partie à laquelle je peux m’accrocher, c’est Je ne veux pas être une mère.

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Aujourd’hui, devant les femmes en capes rouges et des mots comme « prison », « peine de mort » sur les réseaux sociaux et les pages des journaux, je reste interdite, comme s’il s’agissait d’une réalité parallèle, un film de science-fiction qui se passerait dans un monde où on vous oblige à donner naissance à un enfant dont vous ne voulez pas, où votre corps n’est pas vraiment à vous, où votre liberté n’est qu’apparence. Ce qui se passe en ce moment aux États-Unis, ce qui pourrait arriver ici aussi ; ce que mes amies et moi avons pris pour acquis, la facilité désarmante avec laquelle nous avons eu accès aux services pour nous délivrer de nos enfants, tout ça devient tout à coup friable.