Il en était à remplir la case « couleur du véhicule » quand l’homme a surgi dans son dos. Une ombre éjectée d’un pick-up noir. Un masque de Donald Trump. Un fusil à canon scié. Voilà les seules pièces du puzzle que l’agent a pu assembler avant qu’une décharge ne le plie en deux. Avant qu’il ne s’écroule, se perde dans une nuée d’atroces souffrances, de ténèbres entrecoupées de souvenirs et de regrets fugaces.

 

Mort à l’arrivée aux urgences.

La tuerie a squatté trois jours durant les gras titres du Journal de Québec et du Soleil, et délié les langues des radios poubelles. « Le chasseur de contraventions ». C’est comme ça que certains internautes ont, par dérision, appelé l’assassin, dans la foulée d’un Jean-François Fillion qui, mi-sérieux mi-hilare, allez savoir, l’avait lui-même entendu énoncé par un auditeur, on ne se souvient plus lequel.

 

Depuis, deux autres policiers et une employée municipale se sont retrouvés dans la ligne de mire du braconnier. À chaque fois, en plein jour, au beau milieu de la rue. Un tir dans les tripes. Ou dans le cœur. Ou dans la tête. À bout portant et, toujours, alors que les agents dressaient un constat d’infraction de stationnement.

Scénario connu désormais : l’officier repère un véhicule garé au mauvais endroit ou au mauvais moment. Dix secondes plus tard, le prédaTrump déboule, semble-t-il vêtu d’un survêtement gris à capuchon et au volant d’un 4 x 4 Ford en bon état. Parfois, l’individu se rue hors de son camion, vise, tire, repart aussi sec. Parfois, les témoignages varient, il ajuste sa cible depuis l’intérieur de son véhicule aux vitres baissées et fait un carton, le bras droit et le fusil plus tendus que le majeur bien dressé d’un punk anglais des années 1970 – d’ailleurs probable décennie de naissance du tireur si l’on en croit les autorités qui ont plus ou moins déterminé la chose à la lueur des déclarations des passants présents sur les lieux des crimes.

 

Cinquième attentat, cette fois-ci sur le campus de l’Université Laval. Une histoire de véhicule bien rangé, mais à contresens. Le genre de manquement susceptible de mettre en péril toute une foule de piétons, de cyclistes et d’étudiants circulant en trottinette. Tombé dessus au milieu de sa ronde sécuritaire, l’agent a dégainé stylo et procès-verbal. Son intervention pour rétablir l’ordre a été stoppée, net, par une gerbe de billes de plomb no 5. De plein fouet dans le crâne et les vertèbres du cou, exactement comme pour la chasse aux dindons sauvages.

 

L’enquête du Service de police de la Ville de Québec piétine. Pas assez de témoins, trop d’approximations dans les récits des uns et des autres. La plaque d’immatriculation ? Pas réussi à la lire. Les caméras de surveillance ? Jamais le bon angle. Le modèle du camion ? Un coup, ça jure sur la tête de ses enfants que c’était bien un Ford, un coup, ça précise « non, non, un GMC ». Puis ça pointe du doigt un Chevrolet, puis n’importe quelle camelote coréenne. Les crimes se multiplient dans différents secteurs. Des complices ? Des imitateurs ? Pardon : des copycat ?

Les dépositions pleuvent mais divergent. Maintenant, on parle d’un gars de vingt-cinq, trente ans – ça s’est vu à sa démarche, paraît-il – barbu et coiffé d’une casquette des Bruins de Boston. Ou d’un Noir au volant d’une camionnette Toyota (sans doute volée). Ou d’un Autochtone (qui a dû aussi emprunter son 4 x 4, pas possible autrement).

Concert de contradictions, Festival d’été de déclarations foireuses. Untel pense que c’est son voisin. Machin accuse son beau-frère. Bidule a l’intime conviction qu’un Arabe a fait le coup. Dernièrement, il a même été question d’un biker à long manteau de cuir dissimulant son visage derrière la célèbre représentation stylisée de Guy Fawkes. Anonymous et le mouvement Occupy ont nié tout lien de leur organisation avec ces crimes odieux, et dénoncé du même coup cette infâme appropriation culturelle. Les clubs de motards ont eux aussi grogné.

 

Les médias s’échauffent. Les réseaux sociaux s’enflamment.

Un crétin crée une page Facebook : Le justicier des P.V. . 1698 abrutis aiment ça et partagent ses braiments écrits. Et tant pis si les autorités rappellent qu’il s’agit d’incitation à la violence ou à la haine. Le temps que le compte soit fermé et le coquin mis à l’amende, les conneries se sont propagées à vitesse grand V.

On oublie le mort, les blessés, on râle sur l’inefficacité de la police et la vénalité de la Municipalité. D’un côté, on fustige l’usage de la bagnole à tout-va, l’essence, les pipelines qui ne passeront pas chez nous, les monarchies pétrolières et leur drôle de conception des droits de l’homme, la pollution, la gentrification, l’urbanisation galopante. De l’autre, le culte de l’environnement et l’obsession du réchauffement climatique, phénomène naturel d’ailleurs accrédité par le cas des dinosaures. Ça bout. On s’étripe, on s’éparpille, on s’égare. Au fond, c’est la faute aux panneaux de signalisation incompréhensibles et bourrés de restrictions, aux gauchistes anti-3e lien, aux écolos du centre-ville qui ne veulent plus y voir de voitures, et pourquoi est-ce qu’on mettrait la main à la poche pour des espaces qui nous appartiennent tous ?, et nos impôts, à quoi ils servent ?, et encore des paresseux payés à rien foutre, un peu comme à la SAQ tiens !, ou au gouvernement en général, et puis ils alignent des contraventions au lieu d’arrêter les bandits, les vrais – y en a quelques-uns qui paradent à la télé ou sur les bancs de l’Assemblée nationale, alors, qu’est-ce que vous attendez ?

Sur les comptes Twittruc et Instachouette du Journal de Québec et du Soleil, les grandes gueules s’emballent. Beaucoup se révèlent analphabètes ou à côté de la plaque, ou les deux. Pas grave, on parvient à déchiffrer leurs borborygmes et on les encourage, allez, c’est ça la démocratie, li-ber-té, li-ber-té d’expression (on n’a pas connu un tel engouement depuis l’affaire SLĀV ; on interpelle Robert Lepage pour savoir ce qu’il en pense, peut-être voudrait-il en faire une tragicomédie musicale ?), on appuie leurs divagations transformées en opinions : gang de pourris, c’est à cause de vous autres – qui ça exactement, on ne sait plus – que ces trucs-là se sont produits.

 

Au bureau du Maire, on joue la prudence. Mollo sur les procès-verbaux, on intervient seulement en cas d’accotement dangereux. On propose aussi un moratoire sur le stationnement gratuit dans les zones de forte affluence. Stupeur des pro-environnement. Hourras timides des pro-bagnoles – sur Facebook, le crétin et ses suiveurs exultent (nouvelle page, nouveaux partages). Tristesse générale, malgré tout, d’avoir dû en arriver là pour faire évoluer les consciences et les politiques municipales. À gauche, on s’indigne et on incite à plus d’harmonie ; à droite, on verse des larmes et on vante le retour à des valeurs plus musclées. Entre les deux, les cœurs balancent. Ça se décidera aux prochaines élections.

De son côté, le syndicat des policiers de la ville maugrée. Le mot d’ordre : porter des pantalons jaune fluo en signe de protestation et pour exiger plus de sécurité. Le Fédéral n’exclut pas d’envoyer l’armée. Justin Trudeau apporte  son soutien et des sourires contrits, sans les selfies, merci, aux familles des victimes. Très vite, des comités de vigilance citoyenne s’organisent. Les quartiers théâtres des  fusillades font l’objet d’une haute surveillance. Effervescence citadine. Brouhaha virtuel. Observations en chiens de faïence. Des mini-émeutes éclatent pour un oui, pour un non ou pour une place de parking. Dans les journaux, à la radio, à la télévision – Denis Lévesque reçoit la présidente d’une association de contestation des procès-verbaux – et sur les réseaux sociaux, les débats reprennent de plus belle.

 

Le chasseur de contraventions, lui, n’en a plus rien à foutre. Ce matin, à Saint-Paul, près de Joliette sur la route 158 – où il se produit le plus de collisions mortelles par kilomètre de bitume – il a subitement perdu la maîtrise de son pick-up Honda Ridgeline Black Edition et traversé le terre-plein. Deux secondes et demie plus tard, son 4 x 4 a percuté l’avant d’un camion cube.