Par un flasque lundi matin, l’inévitable traversée du corridor et sa performance implicite. L’odeur du chlore dans les vestiaires, jusqu’à la cafétéria dominée par le mac’n cheese. Ici, maintenant, les enfants ne sont plus tout à fait des enfants. Les gars jouent à un jeu qu’ils ont inventé, ils appellent ça rainbow. Le gagnant est celui qui se ramasse avec le plus de couleurs différentes de lipstick sur la bite. Comprendre: celui qui soudoie le plus de filles.

Je n’ose pas, n’ai jamais osé jouer avec eux. Les regarde seulement.

Me dis qu’il serait fort amusant de tous les terrifier.

 

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L’ARCHÉTYPE: blasé par son quotidien, l’enfant converse avec une présence laissée hors-champ et les adultes croient qu’il s’agit d’un ami imaginaire. Quand l’ami en question profère la première menace de mort, le réflexe est bien sûr de punir l’enfant, qu’on ne croit qu’à la toute fin de l’histoire.

Mais le reflux du sang a déjà gagné le sous-sol de la maison. Il est trop tard. Les incrustations pornographiques s’enchaînent. Débris, thorax, évidences des guerres sur chaque plaie.

 

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Débile, cette flaque de café froid sur le plancher de la cafétéria : elle renvoie le reflet impeccable de mes premières convulsions, sans que je m’y sois préparé. Tous les refus, les refoulements se combinent pour fabriquer des scènes de vent, de fumées grises et moites.

Mes ongles enfoncés déchirent des histoires d’horreur dans l’avant-bras des circonstances.

Il vaut mieux faire semblant. Faker.

Je fake. Je suis ici, je suis ailleurs.

Dans la cafétéria, suite improbable de figures crochues : je suis possédé, c’est irrévocable, englué dans cette flaque de café. L’eau dans son filtre moisit doucement et redonne la peur à ses chemins artériels.

 

Je frappe treize coups sur la table, me lève, porte mes mains à ma gorge. Sous mes doigts, la peau se dérobe. Je me laisse chuter, en calculant soigneusement l’angle de mes membres pour être sûr de ne pas me blesser en tombant. Je me raidis, feins la convulsion.

J’invente mon spectre et sa mort glaciale, expiatoire. J’utilise les quelques connaissances dont je dispose pour fabriquer une scène de carton-pâte, les arbres de papiers auxquels le spectre vient s’adosser pour expirer. Je façonne le craquement des vertèbres lorsque le corps congelé vient se fracasser à la surface de toute chose.

 

Tandis qu’affluent les professeurs et l’infirmière, j’ai le temps de savourer, replié en moi-même, l’expression interloquée des garçons qui voulaient seulement jouer à rainbow.

 

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Dans les mois qui suivent, je poursuis mon petit jeu, j’y prends même de plus en plus de plaisir. J’arrive à convaincre certains de mes camarades de mes dons surnaturels, j’entre en transe devant eux, n’hésite pas à mettre à nu le chagrin irréprochable des fantômes et des enfants windex, je blasphème et baise avec l’air ambiant. J’utilise mes vieux Prismacolor pour dessiner des bleus sur ma gorge, comme si le spectre m’avait attaqué dans la nuit. Je réduis mes heures de sommeil en avalant des cuillerées entières de café instantané, pour avoir l’air toujours plus hanté chaque jour.

 

Je fais semblant.

 

Debout dans la cafétéria, je nourris l’impression d’une histoire qui progresse en apesanteur. J’aimerais pouvoir courir afin de la rattraper, d’abandonner derrière moi la catalepsie des murs de brique et le regard assassin du grille-pain. Je me contente d’inventer mon double, sculptant la vapeur des bouilloires, me fabrique des amis roses et jaunes, avec des grands yeux impossibles à fermer, pour qu’ils me regardent encore quand je les dépècerai sans remords.

 

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Pour cela, encore faudra-t-il que je puisse quitter

cette flaque de café
qui s’élargit sans cesse