Dans La peste, Camus montre comment l’épidémie a le pouvoir de nous faire désapprendre nos évidences. Cette nuit, même le site qui diffuse ma télésérie préférée bogue et je me sens seule au monde, comme des millions de confinés. Tu me manques.  

Avant, j’adorais rester seule chez moi. J’attendais avec impatience les jours où je n’aurais pas à franchir le pas de la porte, sauf, peut-être, pour aller au dépanneur. Je travaillais sur mon roman. Autour de moi, tout s’effaçait : l’empilage de vaisselle sur le comptoir, les inukshuks de livres aux quatre coins du salon, les immondices sur le plancher. Je m’acharnais à écrire une œuvre que je ne publierais sans doute jamais. Seules m’importaient les images que j’empoignais à bras le corps pour les terrasser sur la page. J’osais croire qu’elles enjolivaient le monde, même si personne ne les lisait. J’étais comme une enfant qui creuse des trous dans le sable, à la recherche de cailloux nacrés. Elle les rapporte en cachette à la maison, pour éviter le regard dédaigneux de sa mère sur son joyau. Parfois, j’accepte de te montrer mes trouvailles, à toi qui comprends l’envers de mes phrases. Tu me prends alors la main et nous marchons ensemble jusqu’aux confins de mes territoires imaginaires.  

Au cœur de cette réclusion forcée, plus rien ne parvient désormais à taire l’inquiétude qui me parasite, cette grosse balloune d’angoisse qui ne dégonfle plus. Le vent frappe contre ma fenêtre et se mélange à mes rêves d’apocalypse. J’ouvre mon ordinateur avant même d’avoir pris mon café. J’ai l’impression que des milliers d’ennemis invisibles grouillent sur mon clavier. Je me lève, déconcentrée, nettoie quelques surfaces, me rassois devant mon écran. J’ouvre une fenêtre, puis une autre, mais j’étouffe toujours autant.  

J’aimerais me frotter contre des corps en sueur dans une foule. Me perdre parmi une multitude de visages. Me frayer un chemin, péniblement, entre des masses dansantes. Reconnaître ta silhouette, au bout de cet essaim anonyme et accélérer le pas pour te rejoindre. 

J’ai envie de m’exiler avec toi le plus loin possible, mais l’horizon rapetisse jusqu’à m’écraser le bout du nez. Tokyo s’efface de la carte des endroits à visiter. Venise disparaît à son tour, puis l’autre bout de la ville. J’ai peur d’être engloutie par ce raz-de-marée de néant. 

Je me blottis dans l’inertie comme si tous les actes avaient été dépouillés de leur revêtement de sens. Comme Bartleby, le héros de Melville, je préférerais ne pas. Je préférerais ne pas écrire sur la pandémie. Mais que pourrais-je raconter, à présent, sinon la pluie qui s’écoule de la gouttière, enterrant le silence anormal des rues désertes ?  

Ce soir, je rêve d’affronter l’extérieur pestiféré, de braver les pavés fantomatiques pour rejoindre ton balcon et me réfugier dans la moiteur infectieuse de tes bras. Là où le monde s’arrête et recommence.