« Crever la notion d’atelier1 »

« [L]’atelier est donc, autant qu’un lieu réel, un ‘’topos’’… »

Philippe Hamon2

 

Animant depuis 20 ans des ateliers d’écriture créative au sein de mon université3, et formant depuis 12 ans des animateurs d’ateliers d’écriture intervenant dans tous les milieux professionnels4, j’ai été amenée à interroger ce que le ‘’dispositif-atelier’’ fait aux processus créatifs, à nos pratiques professionnelles, à nos positionnements « esth/éthiques5 » (Audi) comme à notre imaginaire de la création. L’analyse de ces expériences pédagogiques et didactiques se reprend par ailleurs à un pan de mes recherches qu’intéressent les relations entre poésie et peinture à la Modernité : ainsi en suis-je venue à m’interroger sur les raisons, les modalités et les enjeux du transfert de l’atelier de l’artiste à celui de l’écrivain, le recours au terme d’« atelier » dans un contexte littéraire retenant particulièrement mon attention. Quand, comment et pourquoi l’écrivain s’est-il approprié l’espace à la fois réel et symbolique de l’atelier de son complice peintre, sculpteur ou graveur ? En quoi cette appropriation a-t-elle pu rejaillir sur ou être influencée par la mise en place et le développement, depuis les années 1970 en France, d’ateliers d’écriture créative ? Ma propre conduite d’ateliers se trouve-t-elle endettée vis-à-vis de cet héritage ?

C’est dans la perspective de ce ‘’transfert de complicités’’ que je me propose de lire l’atelier de création littéraire, historiquement et épistémologiquement. Je me contente dans ce bref article de donner quelques repères historiques et étymologiques permettant d’appréhender les circonstances de ce transfert, pour développer dans une plus longue étude la façon dont – très concrètement – il participe à construire l’espace, réel autant que symbolique, de l’atelier d’écriture.

 

*

 

Tout indique aujourd’hui que la littérature s’est approprié l’espace de l’atelier, pourtant traditionnellement voué – depuis la Renaissance – aux arts plastiques, puis à la photographie (studio : autre nom de l’atelier). L’expression « atelier de l’écrivain », d’un usage courant aujourd’hui6, en témoigne, les écrivains n’hésitant pas à y recourir en titre de leurs ouvrages : Invitation à l’atelier de l’écrivain (1991), d’Ismaïl Kadaré ; L’Atelier vide (2003), de René Lapierre (puis le n°11 des cahiers Figura, L’Atelier de l’écrivain, 1, 20047) ; L’Atelier noir (2011), d’Annie Ernaux ; Apparitions. Inventaire de l’atelier (2012), de Louise Warren ; Ateliers, de Jean-Claude Carrière (2019)… J’émets l’hypothèse que l’expression s’est trouvée stimulée par celle d’« atelier d’écriture », qui se répand dans les années 1970 et récupère l’imaginaire collectif des ateliers d’artistes (lieux de création, de formation et de parole collectives) comme l’imaginaire ‘’génétique’’ qui leur est consubstantiel. Ce n’est pas un hasard si le regard génétique porté sur la (fabrique de la) littérature se développe dans ces mêmes années 1970. On peut dès lors penser que, si l’atelier d’écriture s’autorise de l’atelier d’artiste, l’expression « atelier de l’écrivain » profite, par contrecoup, de la banalisation du génitif « atelier d’écriture ». Or cette appropriation de l’espace de l’atelier par la littérature à l’époque moderne et contemporaine procède d’une double évolution :

 

1/ L’évolution des rapports entre écrivains et plasticiens, d’une part, dont l’espace de l’atelier accueille et configure les rencontres.

 

Si l’atelier du peintre, du graveur ou du sculpteur a toujours fasciné l’écrivain, alimentant un imaginaire de la création, questionnant, déconstruisant et renouvelant le mythe créateur, à l’articulation entre le trivial et le génial, la fabrique et l’inspiration, la matière et ses métamorphoses, les romanciers et nouvellistes du xixe siècle (Balzac, les Goncourt, Zola…) font du lieu un véritable topos narratif, contribuant à nourrir l’antique rivalité devenue complicité entre littérature et peinture. Je renvoie à l’étude remarquable de Philippe Hamon dans Imageries. Littérature et image au xixe siècle (2002), « La fabrique de l’image : l’atelier8 », qui analyse l’atelier « comme lieu parlé par la littérature, […] comme trope de la littérature, […] comme parloir9 ».

Cependant, dans la lignée de Baudelaire, familier de l’atelier de Delacroix, les poètes des xxe et xxie siècles vont à leur tour investir l’atelier – d’Apollinaire, Cendrars, Jacob ou Reverdy à l’initiale du xxe siècle, à Yves Bonnefoy, Bernard Noël ou Dominique Fourcade aujourd’hui, en passant par Breton, Aragon, Char, Ponge ou Michaux : et ce, moins tant comme l’espace narratif/réflexif que construisent les romanciers au xixe siècle, que comme un espace poétique/critique les engageant à renouveler les formes mêmes de la poésie et de la critique.

Le titre ambigu de Francis Ponge, L’Atelier contemporain, témoigne en 1977 de l’appropriation revendiquée : à qui appartient en effet l’ « atelier contemporain » ?… Ponge y reconnaît prendre le « risque de crever la notion d’atelier, de la détruire en quelque façon, afin d’en percer le mystère », et « tenter de [se] l’approprier aujourd’hui10 ». C’est ainsi « tout contre » l’atelier de l’artiste que s’ouvre celui de l’écrivain, selon l’expression de Bernard Vouilloux : « La porte du regard ouvre sur l’atelier du peintre. Et sur celui, tout contre, de l’écrivain11. » Ponge met du reste en garde son lecteur au seuil du recueil de textes critiques consacré à ses « amis12 » plasticiens : « Bien que l’évocation de plusieurs ateliers fameux t’y soit promise et que la raison principale de ta visite, la voilà, tu ne vas pénétrer pourtant, ici, que dans l’un des miens13 ». C’est expressément « [s]on propre atelier14 » dans lequel pénètre le lecteur, ses propres « établis15 » dont il est invité à contempler les « outils16 ». Le lecteur serait-il dupé, qui s’attendait à visiter des ateliers d’artistes et se retrouve pris en otage dans l’atelier de l’écrivain ?…

On pourrait par conséquent imaginer que c’est le processus inverse qui a opéré : atelier de l’artiste => atelier de l’écrivain => atelier d’écriture ; toutefois, la diffusion de l’expression « atelier d’écriture » en France (> 1968) me semble précéder celle d’« atelier de l’écrivain », qui se répand à partir des années 1990/2000. On peut en cela considérer Ponge comme un précurseur, qui énonce dans un texte de 1950 confié à ses Méthodes(1961) : « La fonction de l’artiste est fort claire, il doit ouvrir un atelier, et y prendre en réparation le monde, par fragments, comme il lui vient17. » Dans ce contexte, l’« artiste » ne semble en effet guère dissociable de l’écrivain…

 

2/ L’évolution du terme « atelier », de l’autre, qui voit aux xxe et xxie siècles s’élargir son emploi et se répandre son usage.

 

L’imaginaire des ateliers d’artistes, qui infuse tout au long des xixe et xxe siècles dans l’imaginaire d’écrivains fascinés par les lieux de création de leurs « alliés substantiels » (Char) qu’ils fréquentent assidûment, se renforce simultanément de l’évolution sémantique du substantif « atelier » (on en déduit que fréquentation du lieu et récupération symbolique de la notion influent sur l’extension sémantique). C’est, de fait, au xxe siècle que le terme s’enrichit de l’idée plus abstraite de « création » ; un atelier, c’est (toujours) aujourd’hui un local, mais ce peut être un espace mental (nomade et invisible) en lequel s’éprouve la liberté de créer – archives, matériaux, outils, gestes, désirs, projets… confondus :

 

Contrairement à l’atelier du peintre, de la designer, de l’ébéniste, celui de l’écrivain est invisible. Il n’existe pas d’échantillons, de piles de mots, de poèmes au mur. Oui, des livres traînent, une corbeille à papier déborde, mais les cahiers restent fermés et la page en cours dissimulée sous l’écran de veille.
Mobile, l’atelier de l’écrivain se déplace dans un parc, un train, aussi bien que dans sa maison ou dans un carnet de notes. […]18

 

Je rappelle qu’« Atelier », ce « mot actif19 », ainsi que le qualifie Louise Warren à l’initiale de son essai Apparitions sous-titré Inventaire de l’atelier, vient de l’ancien français as(t)telier, lui-même issu d’ast(t)elledevenu attelle, signifiant « petit morceau de bois » (astula, en latin) : l’atelier désigne dès lors, métonymiquement, un « tas de bois » (1332). Le processus métonymique étend ensuite l’usage du mot à l’endroit où l’on réalise de la menuiserie (1362), le métonyme prenant le dessus sur l’usage originel pour désigner le groupe de personnes occupant le lieu sous la direction d’un maître. D’abord lieu de travail manuel, puis par extension espace consacré dans une manufacture puis une usine à la production (voire à la réparation : l’attelle ne participe-t-elle pas à réparer un membre cassé ?… cf. l’expression de Ponge antérieurement citée : « prendre en réparation le monde »), l’atelier désigne rapidement, par similitude des dispositifs, le local où travaille un artiste, comme le groupe d’artistes œuvrant et se formant sous sa direction.

Ce bref excursus étymologique rend compte du lien d’essence qui existe entre la chose produite (l’attelle), le lieu de sa production (l’atelier) et son maître d’œuvre (le chef d’atelier ou le maître), que secondent ouvriers ou élèves (l’atelier de…). Je ne donnerai qu’un exemple de cette osmose entre une œuvre, son créateur et son atelier : celui de Giacometti, dont l’atelier du 46, rue Hippolyte-Maindron fut l’un des plus visités de son époque, et dont s’emparèrent, fascinés, les écrivains – les livres que Genet ou, plus récemment, Dupin, lui consacrèrent, en témoignent20. Leiris quant à lui, dans la préface qu’il lui dédie en 1978, souligne que l’atelier de Giacometti « apparaît souvent dans ses peintures comme dans ses œuvres graphiques et semble avoir été pour lui plus qu’un laboratoire : un appendice, un prolongement de sa personne et (peut-on dire, tant il avait l’air de faire partie de lui) sa coquille21 ».

Philippe Hamon constate dans ses Imageries que « l’atelier, à l’évidence, représente toujours autre chose que l’atelier ». L’atelier d’artiste se signale donc, dans les textes narratifs du xixe siècle qui fondent son étude, comme « un lieu herméneutique qui sollicite d’emblée exégèse et interprétation22 ». Si l’optique qui est la mienne rejoint pleinement l’idée de l’atelier comme « lieu herméneutique », elle renverse néanmoins la perspective : l’atelier n’y est plus celui de l’artiste plasticien interprété et parlé par l’écrivain en ses fictions, mais celui-là même de l’écrivain (contemporain), dont l’espace (à la fois réel et symbolique) de l’atelier d’écriture aura stimulé l’appropriation.

 


 

[1] Francis Ponge : « L’atelier », in : L’Atelier Contemporain, Paris, Gallimard, coll. « Blanche », 1977, p. 1.

[2] Hamon, Philippe : « La fabrique de l’image : l’atelier », in : Imageries. Littérature et image au xixe siècle, Paris, José Corti, coll. « Les Essais », 2002, p. 119.

[3] Université Paul-Valéry Montpellier 3 (France). Dans le cadre de la formation continue, j’ai animé de 2004 à 2020 un atelier d’écriture annuel auprès des stagiaires inscrits au Diplôme d’Accès aux Études Universitaires à dominante littéraire (DAEU-A) et au pré-DAEU et, depuis 2009, des ateliers didactiques annuels auprès des stagiaires inscrits au Diplôme Universitaire Animateur d’Ateliers d’Écriture (DUAAE). Dans le cadre de la formation initiale, j’anime depuis 2014 un atelier semestriel en Licence 2 Lettres Modernes parcours Métiers de l’Écrit et de la Culture, et entre 2010 et 2020, des ateliers ponctuels en lien étroit avec mes séminaires de cours en Master 1 et 2 d’Esthétique. Mes premiers ateliers, en 2000, relevaient d’une UE proposée par le Département de Lettres Modernes, ouverte à tous les étudiants de 1ère année.

[4] Je suis responsable, depuis 2009, du DUAAE (qui existe depuis 1998) et des Modules de formation à l’animation d’ateliers d’écriture mis en place depuis 2010.

[5] Les guillemets « français » signalent une citation ; les guillemets ‘’anglais’’ un soulignement qui est de mon fait.

[6] Les exemples sont issus de la sphère francophone. Voir ainsi Dans l’atelier du poète – René Char (Paris, Gallimard, coll. « Quarto », 1996/2007) ; ou les titres de manifestations scientifiques : « Dans l’atelier de Pierre Jean Jouve », colloque organisé en mars 2019 à l’Université d’Arras. Participe également de cette récupération de l’atelier l’investissement, par l’écriture, de l’atelier de l’artiste par les poètes : la série « D’atelier en atelier », proposée par Gérard Noiret dans la revue en ligne En attendant Nadeau à l’automne 2019, en atteste, qui se propose de « partir à la rencontre d’artistes dont la peinture résonne avec la poésie ». Ou encore la collection « [dans l’atelier] » (premier titre en 2010) des éditions belges &Esperluète (qui font se rencontrer, depuis la fin des années 1990, poésie et arts plastiques), dont l’exposition rétrospective à Namur en 2007 s’intitulait : « Esperluète, atelier d’éditions ». On pourrait aussi citer le titre de la revue trimestrielle fondée en 1993 à Paris, Dans l’atelier du roman, ou encore celui qui rassemble une partie des ressources proposées par le site Fabula, la recherche en littérature (lancé en 1999) : « L’Atelier de théorie littéraire ».

[7] La revue est consultable à l’adresse : http://oic.uqam.ca/fr/publications/latelier-de-lecrivain-1

[8] Hamon, Philippe : « La fabrique de l’image : l’atelier », in : Imageries. Littérature et image au xixe siècle, op. cit., p. 119-147.

[9] Ibid., p. 119.

[10] Ponge, Francis : « L’atelier », in : L’Atelier contemporain, op. cit., p. 1.

[11] Vouilloux, Bernard, Un art de la figure. Francis Ponge dans l’atelier du peintre, Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, 1998, 4ème de couverture.

[12] Ponge, Francis : « Au lecteur », in : L’Atelier contemporain, op. cit., p. viii.

[13] Ibid., p. vii.

[14] Ibid., p. viii.

[15] Ibid., p. vii.

[16] Ibid., p. viii.

[17] Ponge, Francis : « Le Murmure » [1950], in : Méthodes [1961], Paris, Gallimard, coll. « Folio/Essais », 1988/1999, p. 160.

[18] Warren, Louise, Apparitions. Inventaire de l’atelier, Québec, éditions Nota Bene, coll. « Nouveaux essais / Spirale », 2012, p. 9.

[19] Id.

[20] Genet, Jean, L’Atelier d’Alberto Giacometti [1963], avec des photographies d’Ernest Scheidegger, Paris, Gallimard, coll. « L’Arbalète », 2007 ; Dupin, Jacques, Alberto Giacometti. Éclats d’un portrait, avec des photographies d’Ernest Scheidegger, Marseille, André Dimanche éditeur, 2007.

[21] Leiris, Michel : « Autre heure, autres traces », in : Écrits sur l’art, édition établie par Pierre Vilar, Paris, cnrs éditions, 2011, p. 258.

[22] Hamon, Philippe, Imageries. Littérature et image au xixe siècle, op. cit., p. 125.