« Bonjour ! Enlève tes chaussures et installe-toi au sol ! »

Telles furent les premières consignes constituant le grand chamboulement vécu bimensuellement par des élèves de 5e année du primaire et leurs enseignants, titulaires et spécialistes en arts, lors d’une résidence menée durant six mois à l’École du Village à Aylmer (Gatineau, Québec).

Dans la région, le 21 septembre 2019, une tornade frappe le quartier Mont-Bleu. La catastrophe est marquante : tous sont touchés de près ou de loin. Cet événement est par la suite devenu le point de départ d’une série d’ateliers de design social, permettant d’expérimenter de nouvelles manières de faire, de dialoguer, d’ostraciser ses peurs, d’agir, de transformer et de faire entendre sa voix, en expérimentant les arts.

Les pratiques artistiques s’étendent de plus en plus fréquemment au-delà de frontières préconçues. C’est dans ce contexte que nous revendiquons le rôle du designer social. Comme le souligne Martin Malte 1, plasticien, le propre du design est d’être un processus de conception contextuelle. Les protagonistes du Bauhaus, De Stijl, ou les constructivistes avaient eu pour ambition de contribuer à l’émancipation des sujets. Le projet moderniste des années 1920 s’est réalisé dans la rencontre des artistes avec des industriels éclairés, dans un souhait de démocratisation : s’emparer des nouvelles technologies de reproduction de cette époque, afin de produire des objets du quotidien pour le plus grand nombre, tout en concevant une qualité visuelle originale. Néanmoins, l’usage détourné du terme design par le marketing, qui l’envisage comme un label de standing depuis les années 80, a mis à mal cette compréhension. D’un design du partage, on a glissé vers un design de distinction.

Aujourd’hui, le design social occupe une place à part au sein d’un ensemble de pratiques artistiques engagées. Ses concepteurs contribuent à un réel changement par la co-création, l’ouverture à l’altérité et le développement de dispositifs destinés à des publics variés, susceptibles d’en faire un usage personnalisé. Le design social est un vecteur de transformation culturelle. Dans cette pratique se démarque le graphiste citoyen : lorsqu’il propose une résidence dans un milieu scolaire, il place ses occupants au cœur de l’acte de réflexion et de création. Notons, comme avec Alain Kerlan2, philosophe français de l’éducation, de « l’école saisie par les arts » lors de résidences d’artistes :

« La résidence d’artiste, dans son principe, n’est pas une invention récente. […] Leur diversité est telle qu’on pourrait croire qu’il existe autant de modèles de résidence que de lieux d’accueil. Dans cette diversité, toutefois, un trait commun semble prendre une importance croissante : la préoccupation éducative3. »

Le graphiste citoyen à l’école s’intéresse aux  préoccupations du groupe, de la collectivité, des usages. Il mêle à son expertise une approche artistique en proposant une expérience esthétique et engagée qui passe par le dialogue et une collecte de paroles riche de sens. Dans le cadre du projet Arrêtons de tourner en rond, notre pratique du graphisme citoyen nous a offert un cadre privilégié pour repenser la conception des arts à l’école et transformer les manières de faire. Aborder des sujets issus du politique et du social, réinventer l’espace, bousculer les règles, nous a permis de provoquer chez les participants une curiosité valorisant le dialogue, l’exploration et la mise en doute comme sources d’expression. L’agir, le faire et la prise de position sont devenus, dans le cadre de nos expérimentations, des savoirs sur soi et sur les autres.

Au cours de cette résidence, nous avons invité à tour de rôle deux autres graphistes indépendants. Avec la complicité de Laurent Pinabel, nous avons revisité l’espace de création en retranchant le mobilier du local sur les pourtours de la classe, pour expérimenter la tâche directement au sol. Les activités proposées ont mis de l’avant la notion de risque. L’usage de la technique du dripping à partir de petits pots de yaourt troués, ou de la tache d’encre, bousculait les élèves par l’expérimentation de la potentialité créative du hasard et de la co-création en équipe. Cette pratique engendrait un lien de confiance renouvelé envers nos jeunes participants, à qui on demandait de manipuler des médiums qui pouvaient faire déraper l’atelier à tout moment. L’arrivée d’Eddy Terki, plasticien français, a décuplé leur potentiel créatif.  Leur corps fut impliqué dans l’acte de création. L’exploration de formes se réalisa à partir d’outils géants, conçus pour l’occasion à partir de matériaux incongrus comme des éponges en inox. D’une tâche d’encre ou de fusain, la personnification d’un phénomène climatique a pris forme sous l’impulsion de gestes guidés par le choix d’un mot clef symbolisant la tornade ou ses effets. Ce travail de l’image signifiante s’est enrichie d’une réflexion sur le pouvoir des mots. Les élèves ont conçus des slogans pour conscientiser le public sur notre rôle dans la question climatique ou sur les enjeux de l’entraide post-catastrophe. Ces aspects sont peu, ou pas abordés au sein du programme scolaire, principalement par manque de temps et de ressources. Jouer la carte de l’artiste, tel que nous l’a mentionné Eddy Terki, durant sa résidence d’artiste, c’est se permettre de sortir du carcan de l’objectivité programmée.

Il en découle une co-création de formes et de dispositifs, tissant un réseau de relations entre maître, élève et artiste. Dans une entrevue réalisée en mai 2019 à Montréal, Alain Kerlan partage une métaphore : l’artiste est celui qui, sur l’échiquier, prend la diagonale du fou. Il peut être là où on ne l’attend pas. L’enseignant est le roi, celui qui ne peut se déplacer si aisément. À ce jeu de rôles, sorte de basculement, s’ajoute celui des élèves qui interviennent directement dans la construction du processus de création, tout en acquérant une autonomie nouvelle. Durant sa résidence, Eddy Terki souligne « Les élèves font des propositions, ils prennent vraiment leur place. Ils comprennent comment actionner l’atelier et ils en deviennent des acteurs. » L’intuitif et le spontané s’immiscent dans tous les interstices de la pratique. Ensemble, ils font émerger des discussions qui enrichissent les savoirs, les questionnent et parfois les modifient. Tout devient sujet à de nouvelles idées : travailler assis au sol, utiliser des matériaux inhabituels, concevoir et assembler des outils jamais vus, réorganiser la classe (qu’il s’agisse de l’espace, des éléments qui le composent, ou de l’organisation du savoir et de la manière de le prodiguer). L’usage du corps a transformé les apprentissages et la création. Ce choix  remet en question les moyens de s’approprier, transmettre, interpréter et assimiler ce que nous voyons.

« On était allongé. Tu peux faire des erreurs, mais tu peux les transformer, les arranger et ça fait beau. Normalement on serait assis à des bureaux, et pour la première fois on pouvait dessiner à terre, discuter et on a appris d’autres manières d’utiliser les matériaux. »
(J, 11 ans)

Leur enseignante, spécialisée en arts ajoute :

« Puis du fait qu’ils enlèvent leurs chaussures, juste avant d’entrer, c’est nouveau, ils sont tout de suite dans un autre contexte. Maintenant ils savent que pour créer on n’est pas obligé d’être assis à un pupitre, on peut être debout, on peut être en action, on peut utiliser tout notre corps, mais aussi on peut être dans le dessin un peu plus précis avec le sharpie, et en même temps on peut utiliser un immense objet qui n’était même pas destiné à être un pinceau pour le transformer en pinceau. Donc je pense que cette ouverture-là leur a permis de faire beaucoup d’acquis. »

De notre grand chamboulement à émergé un écosystème où l’enseignant et les élèves ont plongé dans la ré-évaluation des savoir-faire.

« De temps en temps, il faut que l’enseignement ne marche pas pour que l’expérience ait lieu. » (Kerlan). L’expérience doit aussi en être une pour l’enseignant : cet aspect est déterminant pour que les choses changent, et pour que l’art joue un réel rôle émancipateur au cœur de l’institution scolaire. Joëlle Zask4, philosophe, soutient que les enseignements artistiques sont les plus démocratiques qu’ils soient. C’est sur ce modèle que l’on doit s’appuyer, et duquel on doit s’inspirer pour construire l’école publique. Un renversement de paradigme : les enseignements artistiques sont les plus proches de ce que devrait être une véritable éducation démocratique pour former des citoyens éclairés.

 


 

[1] Martin Malte, 2018. Réinventer l’agora, p.113. Article paru dans Design écosocial, convivialités, pratiques situées et nouveaux communs. Dirigé par Duheim, L. et Rabin K. Éditions : It.

[2] Alain Kerlan, 2015. Un collège saisi par les arts, éditions de l’Attribut, 128 p.

[3] Alain Kerlan, 2014. « La relation artiste/enfant entre asymétrie et égalité. Propos et regards d’artistes en résidence en milieu scolaire ». Revue des sciences de l’éducation. Enfances d’aujourd’hui. De l’enfant citoyen à l’enfant artiste, les politiques de l’enfance, Volume 40, Numéro 3, p. 467–488.

[4] Joëlle Zask, 2003. Art et démocratie, les peuples de l’art. Presses universitaires de France, Paris. Collection : Intervention philosophique, p. 67-79.