Le concept d’« espace de communication » proposé par Odin (2011) se construit comme un lieu (métaphorique) potentiel du déroulement d’une activité de groupe, selon un certain nombre d’effets « attendus ». En tant que dispositif social, l’espace de communication organise l’environnement, le temps, les acteurs, les objets, etc. et encadre la production de sens selon un axe de pertinence préétabli.

La réflexion qui suit propose d’aborder le laboratoire créatif comme un dispositif exploratoire favorisant diverses formes d’expression au cours du processus de création.

Initiatives créatives et collaboratives

Nous vivons à l’ère de la collaboration. Intelligence collective, co-construction, co-design, etc. : l’intérêt envers les initiatives créatives à vocations sociales, éducatives, culturelles ou entrepreneuriales est grandissant. Bon nombre de ces actions s’inscrivent dans l’esprit design thinking tel que défini par Biso et Le Naour (2017, p. xvi), c’est-à-dire dans « une démarche de co-création centrée sur l’humain qui s’enracine dans la compréhension profonde du besoin client et l’engagement d’une équipe multidisciplinaire pour y répondre ». Ces nouvelles conceptions professionnelles demandent aux participants de mettre en œuvre une démarche collaborative très tôt dans l’histoire d’un groupe, alors que les membres ne sont parfois rassemblés que par le fruit du hasard. Ces circonstances posent des défis importants sur les plans de la confiance et de la communication. Le domaine de la création comporte une difficulté supplémentaire puisque la définition et l’atteinte des objectifs s’effectuent bien souvent dans la progression : les collaborateurs se retrouvent face à des problèmes de type ouverts (open-ended problem) dont la finalité suppose un éventail quasi infini de possibilités.

Le processus de création est composé de plusieurs phases de divergence (d’ouverture vers des potentialités nouvelles) et de convergence (des moments de prise de décision). Lorsque ce processus est collectif, il est, par incidence, plus ardu de convenir du moment où une décision doit être prise. A-t-on fait le tour de la question? Y a-t-il d’autres solutions à envisager? Devons-nous prendre une décision maintenant, demain, la semaine prochaine?

C’est en cherchant à encadrer le travail de groupes multidisciplinaires au cours des premières étapes du processus de création (recherche et idéation), et plus particulièrement dans les périodes de transition entre les phases de divergence et de convergence, que les premiers laboratoires créatifs ont vu le jour dans notre classe.

La mise en forme d’un espace de communication

Le laboratoire créatif, tel que nous le définissons, s’appuie sur l’esprit start-up, c’est-à-dire sur l’idée d’une organisation temporaire où la modestie, l’ouverture et la remise en cause sont à l’honneur (Biso, Le Naour, 2017). Il s’agit d’un dispositif social exploratoire composé d’un ou plusieurs ateliers préparés et animés par un individu ou un petit groupe d’individus. Le laboratoire créatif convient à celui qui cherche à bonifier des pistes de réflexion ou à remettre en question un projet au cours des premières étapes de sa conception. Il vise l’atteinte d’un niveau de divergence suffisant pour que s’installe un climat de liberté et de confiance au sein du groupe et pour que les participants interagissent, échangent et produisent de nouveaux matériaux.

Afin de favoriser le déploiement de la créativité et de laisser place à l’initiative et à l’imprévisible, tout en nourrissant ledit projet, la situation proposée doit comporter une juste dose de liberté et de contraintes (Cohendet et Simon, 2007; Rosso, 2014). Des règles de jeu ainsi que des contraintes de production, définies et énoncées par l’animateur (comme la durée, lieu de production, le matériel à employer, les modalités d’échanges, etc.) encadrent l’espace de création-communication.

Le laboratoire créatif : un dispositif exploratoire

La réflexion que nous exposons dans ce texte découle de l’observation et de la participation à une quinzaine de laboratoires tenus au cours des quatre dernières années, regroupant à chaque fois entre 15 et 35 participants,principalement des développeurs, des cinéastes, des gestionnaires et des artistes du domaine de la création numérique.  Quelques cas de figure récurrents nous ont permis de classer les laboratoires en deux grandes catégories.

Tout d’abord, les laboratoires de prototypage, qui sont composés d’ateliers abordant des dimensions plus techniques et/ou technologiques et qui ont pour objectifs la validation de prototypes conceptuels, jetables ou évolutifs. Ces laboratoires de prototypage prennent la forme d’un ou de plusieurs « modèles simplifiés et incomplets d’un design pour explorer des idées [préliminaires], définir des besoins, affiner des spécifications et tester des fonctionnalités » (Lidwell, Holden, Butler, & Butler, 2011, p.194).

Ensuite, nous retrouvons les laboratoires projectifs. Le concept de projection sous-entend l’idée de relâchement, de laisser-aller et de détours créatifs. Ce type de laboratoire appelle un grand nombre de modes d’expression plus symboliques ou irrationnels, qui contournent bien souvent le langage et font appel à l’analogie, au dessin, à la métaphore, etc. (Aznar, 2011). Ces ateliers prennent des formes différentes : 1) les créations 2d : ateliers de dessin collectifs ou individuels, de peinture, de collage selon des thèmes imposés ou non; 2) les créations 3D : fabrication de maquettes, modèle réduit, pâte à modeler, etc.; 3) les ateliers d’écriture : projection futuriste, création d’histoire à partir d’image inductive, écriture automatique, poésie de groupe; 4) la conception sonore : enregistrement de bruitage, création musicale collective; 5) les ateliers impliquant le corps : jeux de rôle, jeux collaboratifs, théâtre, danse, mime, improvisation, etc.

Les quatre premières formes d’ateliers permettent à l’organisateur de recueillir des données concrètes, qui pourront servir à l’élaboration d’un univers (par exemple, la modélisation de croquis sous un logiciel 3d, la récupération de sons pour la création d’environnement, etc.), ainsi qu’à prendre en compte de nouveaux points de vue sur un sujet donné. Dans le cas où les ateliers impliquent une gestuelle, un rapprochement ou une distanciation sociale, l’intérêt est plutôt porté sur l’observation du comportement humain comme les modes de communication choisis, les réactions aux contraintes, la naissance de blocages, etc.

Vivre l’expérience du groupe

En prenant part au laboratoire créatif, les participants s’engagent à se prêter au jeu.

En acceptant de suspendre temporairement la réalité, les joueurs créent un espace de sûreté leur permettant d’adopter une attitude qui serait considérée risquée, embarrassante ou même primaire dans leur vie habituelle. (Gray, Brown, Macanufo, 2014, p.1).

Ainsi libérés des contraintes du réel, le groupe devient un outil puissant rendant possible la levée de barrières (Demory, Julien et Saunier, 1986), la prise de recul, ou encore un mouvement mental plus radical dans une direction opposée (De Bono, 2013). Dans cet espace de communication collectif, marqué par des règles (le lieu, la durée, le matériel à utiliser, etc.), la collaboration fait naître des relations d’influences réciproques.

Au terme de l’activité, l’espace de jeu « se referme » et les acteurs, ayant participé à la production des matériaux, quittent l’espace de communication. Aucune décision créative n’est attendue de leur part. C’est alors que l’organisateur change de rôle et devient théoricien: il réduit les paramètres de l’espace de communication selon l’axe de pertinence prédéterminé (selon les effets attendus), approfondit la réflexion, formule de nouvelles hypothèses et crée du sens.

Retombées et matériaux produits

Les ateliers composants le laboratoire sont des occasions d’entrer en phase de divergence où un grand nombre de pistes de solutions sont émises. Par incidence, la fin du laboratoire ouvre une phase de convergence, c’est-à-dire un croisement entre le ou les objectifs initiaux et les matériaux imaginaires produits. L’organisateur se retrouve alors devant un nombre variable de données à analyser, transformer, et utiliser aux fins de son projet initial. La multiplication des points de vue sur l’objet énoncé permet la modification des schémas de raisonnement habituels (De Bono, 2013) et offre des perspectives inédites.

Afin de maintenir l’intérêt des participants et de susciter la contribution à un prochain laboratoire, il est essentiel que l’organisateur communique la manière dont les matériaux produits ont contribué à atteindre les objectifs fixés et à élaborer une solution, aussi temporaire soit-elle. Au-delà de la contribution individuelle en termes de matériaux imaginaires, le laboratoire devient pour certains individus une opportunité d’outrepasser des barrières psychologiques de la créativité (blocages perceptifs, blocages d’expressions, etc.).

En plus de bonifier les projets de création, l’expérience vécue stimule les échanges, améliore le climat dans les équipes et participe à l’émergence de diverses formes d’interactions de la créativité (Vézina, 2018). Le laboratoire comme espace de communication collaboratif dépasse le simple cadre de production et d’analyse de données : il devient un outil d’expression et un véritable vecteur de créativité collective.

 

Bibliographie

Aznar, G. (2011). Idées-100 techniques de créativité pour les produire et les gérer. Éditions Eyrolles.

Biso, S., & Le Naour, M. (2017). Design thinking: accélérez vos projets par l’innovation collaborative. Dunod.

Brown, S., Gray, D., & Macanufo, J. (2014). Gamestorming: Jouer pour innover. Pour les innovateurs, les visionnaires et les pionniers. Diateino.

Cohendet, P., & Simon, L. (2007). Playing across the playground: paradoxes of knowledge creation in the videogame firm. Journal of Organizational Behavior, 28(5), 587-605.

De Bono, E. (2013). La boite à outils de la créativité : Par l’inventeur de la pensée latérale. Éditions Eyrolles.

Demory, B., Julien, L., & Saunier, M. (1986). La créativité en pratique et en action. Éditions Chotard et associés.

Lidwell, W., Holden, K., Butler, J., & Butler, J. (2011). Principes universels du design. Paris: Eyrolles.

Odin, R. (2011). Les espaces de communication : Introduction à la sémio-pragmatique.

Grenoble : Presses universitaires de Grenoble.

Rosso, B. D. (2014). Creativity and constraints: Exploring the role of constraints in the

creative processes of research and development teams. Organization Studies, 35(4), 551-585. Repéré à www.egosnet.org/os

Vézina, C. (2018). Susciter les effets de la créativité collective au cours du processus de création: exemple d’un dispositif pédagogique. Approches inductives, 5(1), 264–288. https://doi.org/10.7202/1045160ar