© Myllie Brousseau-Gauthier

 

Les nuages se dissipent. On dirait que j’émerge d’une sieste. D’une très, très longue sieste. Combien de mois ? 2, 3, 5, 10 ? J’ai perdu la notion du temps. Mais pourquoi ? Comment en suis-je arrivé là ? Une voix me revient, avec l’accent du passé.

« Quand crois-tu partir ? »

Son visage se dessine lentement. Hélèna. Sa bouche immense qui lui avait valu toutes ces moqueries dès l’enfance jusqu’à ce jour de… Avril ? Peut-être. Quelle importance ?

« Quand crois-tu partir ? »

Dans le ciel qui s’éclaircit, sa longue bouche interrogative reprend forme, avec les yeux des autres, derrière. Simone, Dom, Sam. Toute la gang. Ces cinq personnes unies pour être nées sur le même bout de terre en 1996.

Maintenant, ce n’est plus que ça : un bout de terre. Trois épinettes s’élèvent en oblique sur le sol sablonneux. Un tas de poussière au milieu de l’océan. Je la revois, Kamikuat, mon île, quand elle s’étendait en kilomètres, encore chargée de pas, de voix, de cris. Ceux des enfants sur les plages, des marchands au centre-ville, des pêcheurs sur le quai avec leurs cargaisons de poissons agonisant dans les algues. Je peux presque les sentir. Sur la rue principale, d’autres poissons se faisaient griller sur un feu de charbon pour le plaisir des touristes : « Comme c’est charmant ! » Oui, elle était charmante ma Kamikuat. Je l’imaginais d’autant plus belle allégée de ces parasites. Rien qu’à moi. Non… C’est faux! Je la voulais pour nous : la gang de 96. Mais encore, en écho : « Quand crois-tu partir ? » Et moi : « Jamais. »

Puis leurs rires.

J’ai l’impression de les entendre à nouveau. À partir de ma toute petite Kamikuat. À partir de ce qu’il en reste, par-dessus le fracas constant des vagues, à travers le vent en cavale dans l’horizon : leurs rires. Ça fait partie des milliers de choses que je croyais avoir oublié avec le temps. J’avais seulement colmaté les souvenirs. Voilà que le bouchon éclate et tout me revient.

Pourquoi avaient-ils ri ? Était-ce si absurde ? Quelques années plus tôt, eux-mêmes n’auraient pas osé poser la question.

« Non ! Je ne quitterai pas le grès de nos premiers pas ! »

Dom s’était avancé en se léchant la lèvre supérieure. Son tic. Il le faisait avant chacune de ces phrases. « Notre île est… Éphémère. On le sait depuis longtemps, la mer prend les falaises rouges, en fait des plages blanches ailleurs. Mais là… L’érosion s’accélère. Ça nous rend pas plus heureux que toi, mais… Faut partir ! »

Eux aussi abandonnaient. Comme les touristes, qui se faisaient de moins en moins nombreux, le gouvernement qui ne voulait plus investir, les pêcheurs qui cherchaient de nouveaux ports, et les quelques centaines d’habitants qui pliaient bagage… Seuls Anne et moi nous refusions à partir. Ah Anne ! Un autre visage apparaît dans mon esprit, encore plus clairement. Comment avoir oublié la peau sombre et ridée de ma vieille amie ? Anne ne pouvait pas quitter Kamikuat, elle ne survivrait pas au déménagement. La seule étrangère de mon entourage allait mourir ici, mais, moi, je devais partir ? Jamais.

Je me suis alors fait secrètement cette promesse : Kamikuat m’a vu naitre et me verra disparaitre, ou je la verrai disparaitre, ou mieux ; nous disparaitrons comme de parfaits amoureux, dans les bras l’un de l’autre.

J’y suis presque. Je m’apprête à suivre Kamikuat vers sa fin. Je dois me réjouir ! Mais quel froid… Impossible de retenir mes tremblements. Est-ce qu’il me reste des allumettes?

J’en avais entreposé quelques-unes dans mon abri. Je crois que c’était sous l’une de ces épinettes. L’exode était alors presque terminé. Il n’y avait plus d’aéroport, plus de traversier. Seul un bateau pour notre gang. Je leur avais fait croire que je les suivrais : « Après le décès d’Anne, je partirai avec vous ».

Ce jour malheureux est arrivé plus vite que prévu. Je devais rejoindre Hélèna, Dom, Simone et Sam sur le quai, où l’on s’était donné rendez-vous. À la place, j’ai marché jusqu’au milieu de la forêt avec un sac rempli de bouteilles d’eau, de nourriture sèche, d’une gamelle et d’allumettes. Je me suis creusé un trou et m’y suis enfoui.

Ils n’ont pas compris. Ils se sont mis à ma recherche. Enduit de boue et terré telle une bête, je m’étais fait invisible.

Ils sont passés juste là… J’étais dissimulé sous ces trois épinettes qui étaient encore droites au milieu d’une fière forêt. Aujourd’hui, ils marcheraient dans l’océan.

« Vous pensez qu’y était sérieux… » Simone, avec son trémolo. Depuis ses 13 ou 14 ans, sa voix paraissait toujours sur le point de se briser à la fin de ses phrases « … qu’y veut rester à Kamikuat ? »

« Ce serait pas si étonnant. » Même dans mon trou, je pouvais imaginer la langue de Dom qui humidifie sa lèvre supérieure. « Vous vous souvenez au secondaire, les sorties sur le continent. Chaque fois, y’était supposément malade. »

« Attendez… » Malgré sa si grande bouche, Héléna parlait bas. « Y’a jamais mis le pied en dehors de l’île ? »

« T’avais pas fait le lien ? Y’a peur. C’est juste de la peur! Faut le trouver pis lui botter le cul, sinon y va le faire pour vrai, y va se laisser mourir ici tout seul. »

J’ai dû me retenir… Oui Dom. Exactement, mon cher. Très exactement. Mais il fallait maintenir un silence total. J’entendais le craquement des branches sous leurs pas, de plus en plus près. Un pied s’est posé juste à côté, des grains de terre ont roulé jusqu’à moi. J’ai levé les yeux par réflexe. Mon regard est tombé directement dans celui de Sam. Ma respiration s’est arrêtée. Sa voix a résonné dans mon trou comme s’il parlait à quelques centimètres de mon oreille :

« Pis si y’est déjà mort ? Ça fait combien de fois qu’on traverse l’île de bord en bord ? On va le chercher des semaines comme ça, avant de venir à la conclusion qu’y a marché au bord d’une falaise fragile pis qu’y est tombé… Si y’a pas sauté de lui-même. » Le pied s’est retiré et la fin de son discours m’est parvenue étouffée par la distance : « On le retrouvera pas, gang. »

Ça m’est revenu, comme ça me revient aujourd’hui. « Quand crois-tu partir ? » « Jamais ! » Ils riaient tous. Tous, sauf Sam. Je revois son rictus hésitant, ses yeux qui regardent le sol.

Il me reste bel et bien quelques allumettes. La gamelle et une vieille bouteille d’eau aussi. Boire ! C’est quand la dernière fois que j’ai bu ? Et mangé ? Plus les souvenirs me reviennent en mémoire, moins je les comprends. Je suis si loin des premiers jours, alors que je profitais grassement de leur exode. Les habitants n’avaient pratiquement rien déménagé. Moi qui craignais de vivre difficilement avec quelques provisions… Mon cœur battait devant les garde-mangers pleins. Il fallait tout avaler avant la péremption ! Je portais ma panse trop pleine de maison en maison, à la recherche des lits les plus confortables. Une Boucle d’Or assurée que les ours ne reviendraient jamais.

Quel douloureux souvenir ! Quatre murs, un matelas moelleux, des draps chauds, un estomac rempli… Je suis à mille lieues de tout ça ! Il n’y a définitivement plus de chaleur sur ce petit morceau d’île. Comment ai-je pu abandonner ce confort ? Je crois que je me suis vu aussi lâche que ceux qui étaient partis. Je n’avais pas le droit d’engraisser pendant que l’océan la dévorait. Alors j’ai gagné la côte. Les jours y coulaient contre les falaises. Avec le soleil qui brûlait ma peau, toute pulsion de mouvance s’évaporait. Seul mon regard se déplaçait; dans l’infini de la mer, sur les quais vides, entre les subtiles collines, dans les champs, où la végétation sauvage reprenait ses droits, au-dessus du village silencieux. D’énormes parties de la côte s’étaient érodées. Pourtant, Kamikuat ne m’avait jamais paru si grande. Je la voyais, enfin, je la voyais ! Mon île comme je l’imaginais depuis ma jeunesse. Ça m’a enveloppé. Tranquillement. Avec les effluves marins et la moiteur de la brise. Il ne restait que Kamikuat et moi.

Il ne restait que nous.

Nous. Nous. Nous. Je me le suis tellement répété.  Pour m’obliger à demeurer dans le vif de la disparition. Pour accompagner mon île au plus près de son érosion. Nous ne devions faire qu’un.

Mais aujourd’hui, je suis seul à souffrir du froid. Quelques branches d’épinettes devront suffire pour allumer un feu. Je l’espère. Il faut arrêter mes tremblements. Comment est-ce possible de trembler à ce point après tout ce temps sans bouger ?

L’immobilité s’était présentée naturellement comme la seule solution possible.  Après mon errance sur la côte, j’ai choisi la colline la plus élevée. J’observais les maisons tomber. Une à une. Tout sombrait et je l’acceptais. Ou presque. L’érosion approchait du salon d’Anne. Si les souvenirs étaient destinés à s’effriter avec Kamikuat, ceux qui se rattachaient à cet endroit résistaient comme du granit…

Les murs de chêne tapissés de cylindres argentés remplis du thé qu’elle avait ramené de ses voyages. Le parfum des thés ; herbe fraiche, varech, orange, jasmin, noix grillée contre l’odeur de la moisissure du bois. Les tasses empilées sur l’appui de l’immense fenêtre. Les gestes d’Anne m’invitant à en choisir une dans le lot. Mon doigt qui désigne la même, chaque fois, ce tout petit objet de poterie, doté de la forme et de la taille d’une rose ouverte, au rebord noir marqué d’une fine fissure. Cette scène répétée sans cesse, toujours dans le silence.

Jusqu’à ce jour…

« Pourquoi vous prenez celle-là ? »

Je sursaute, malgré la délicatesse de sa voix.

« Je… Je… sais pas c’est juste… Comme ça. »

Elle marmonne quelque chose en s’approchant avec la théière.

« C’est la seule tasse qui vient de mon pays natal. »

– Votre pays natal ? »

Elle rit, aussi doucement qu’elle parle.

« Vous pensiez que je venais d’ici ? »

Elle place la théière au-dessus de la tasse. Le liquide coule, la vapeur s’élève entre nous.

« Ben… Je sais que vous avez pas toujours habité ici, ici… Je veux dire, on est si peu, y’a personne qui passe sous le radar ! Surtout quelqu’un qui débarque comme vous pour s’ouvrir un commerce, mais… Mais notre île, elle fait partie d’un plus grand pays, non ?

– Oui… »

Sa voix hésite pour la première fois, un trémolo qui me rappelle Simone. Elle dépose la théière à côté de la tasse. Une gêne m’envahit.

« Désolé, je sais peu de choses sur le continent.

– Les continents.

– Comment ?

– Y’en a plus d’un…

– Oui, enfin, c’est ce que je veux dire, je sais peu de choses sur ce qui se passe en dehors de Kamikuat. »

Une clochette résonne, les pentures rouillées de la porte grincent. Un couple entre. Elle leur jette un coup d’œil puis plonge son regard dans le mien.

« Vous savez quoi ? Vous faites bien. Moi j’en sais trop… »

Nos discussions se sont allongées, thé après thé, saison après saison. Anne me racontait sa quête : un thé si délicieux qu’elle ne pourrait pas le décrire avec des mots. Elle l’avait trouvé dans un pays lointain, puis était venue s’établir ici, avec aucune intention de retourner sur les continents.

Ce thé parfait, elle me l’a servi une seule fois, dans la tasse beige de la taille et de la forme d’une rose ouverte. Je me rappelle le contact de la fissure sur ma lèvre. Le breuvage chaud se répandant de mes papilles à mes veines. Jusqu’à serrer mon cœur.

Puis, la main froide d’Anne dans ma paume.

Est-ce possible que… Les feuilles craquent entre mes doigts. Il est là. Il est encore là ! Le sac, dans ma poche, une toute petite quantité de ce thé. Un autre souvenir perdu remonte… J’ai couru vers le salon, pour le voir de l’intérieur une dernière fois, avant que l’océan ne le prenne. Rien des herbes fraiches, du varech, de l’orange, du jasmin, des noix grillées. Il ne restait que la moisissure. Et, dans un sac, une toute petite quantité du thé parfait. Je l’ai mis dans ma poche, avant de retourner à ma colline.

Les vagues grugeaient déjà le sol sous sa cabane. Des grottes et des tunnels aux formes abstraites se creusaient, des sillons croisés sous la mince surface. Je me souviens de la fin qui se fige dans le moment, dans l’équilibre temporaire entre la fragile beauté de l’érosion et le poids du bâtiment, comme un élastique sur le point de se rompre. Puis, en un instant précis, absolu, de façon complètement imprévisible, le grès cède. Les bruits secs de fracture, à la fois des roches et des planches, résonnant en disharmonie avec le battement de l’eau. Les murs de chêne se courbant sur le rivage, avant de glisser dans la mer. Le ressac poussant les débris contre ce qu’il reste de Kamikuat.

L’océan a fait de la cabane d’Anne de minuscules particules qui voyagent maintenant dans son flux chaotique.

C’est ce qu’il fera bientôt de moi. Est-ce qu’il me reste une nuit ? Autant boire le thé tout de suite. Mon feu est assez fort. Quelle chance d’avoir retrouvé cette bouteille et cette gamelle ! Qu’est-ce que je buvais tout ce temps ? Comment ai-je pu survivre ?

Le monde extérieur m’a quitté avec la cabane d’Anne. À partir de ce moment, la pluie et le vent ont glissé sur mon corps comme sur le marbre. Seul ce qui émanait de l’île arrivait à me pénétrer; ses odeurs ferreuses, le chatouillement des herbes sur ma peau, le reflet de la lumière contre ce qu’il restait des falaises rouges. Je m’en nourrissais. Les jours et les nuits s’enchainaient sans que je ne les distingue, même le sommeil et l’éveil ne se différenciaient plus dans mon esprit. Je ne faisais que contempler mon île.

Jusqu’à ce que d’énormes nuages viennent la recouvrir, soufflés par un vent à écorner les montagnes. Jusqu’à ce que je me lève et ancre mes pieds à un sol qui menaçait comme moi de s’envoler. Si toute la période qui a précédé m’apparait complètement floue, ce moment, le plus irréel pourtant, est d’une précision parfaite.

Mon corps tient difficilement devant cette mer enragée. L’averse tombe d’un coup. D’énormes gouttes, aiguisées comme des poignards, pénètrent ma peau. Aucune douleur. Je hume le souffre marin qui a caractérisé chacune de mes journées sur terre. Un hurlement s’échappe de mon ventre.

À côté, tout près, l’île se brise. Une seule vague. Assez pour prendre le quart de sa superficie. Plus loin, le vent s’empare des falaises, de minuscules morceaux s’envolent comme des milliers de mouches. Mon ventre crache encore sa douleur, mais une étrange excitation s’empare de moi. J’y suis !

Les plus microscopiques de mes particules vibrent : elles veulent partir avec l’île. Comme le grès, la surface de mon épiderme s’élève pour rejoindre la folie de la tempête. Mes cheveux quittent mon crâne, mes ongles se détachent. Je m’effrite. La scène se fige en un instant infini. J’y suis !

Mais une nouvelle vague arrache un versant de la colline. Je perds l’équilibre, roule sur la pente du côté restant. Puis tout s’arrête.

C’est ici que je me suis réveillé. Enfin… Je crois que j’étais éveillé… Était-ce bien sa voix, ce son vaporeux ?

Tu vas partir.

Et moi, est-ce que j’ai vraiment prononcé ma réponse ? « T’inquiète pas. Peu importe ce qui va se passer, je reste. »

Je veux que tu partes.

Oui. J’ai senti mes doigts dépossédés de leurs ongles se promener sur elle, sur le sol rasé de sa végétation. « Où ? »

Peu importe.

« Et après ? »

Ce qui a toujours été prévu, tu le sais très bien. L’océan m’avale, me fragmente, me recrache. Je deviens des plages, d’autres îles, peut-être.

Le ciel gardait son air ténébreux, comme un visage d’enfant teinté par une récente colère. « Et nous ? »

La réponse n’est jamais venue. Je suis resté là, couché, les yeux rivés vers le ciel.

 

Il n’y a plus aucun nuage maintenant. Il serait temps de jeter les feuilles avec l’eau qui bouillonne dans la casserole. Une fois le thé bu, le feu éteint, quelle sera la suite ? Quelle était ma promesse, déjà ?