Décollage

 

L’accélération a bel et bien eu lieu. Une tension légère et constante à la racine des cheveux, une vague du bassin vers les épaules qui s’achève en claquement de fouet. Le cœur perceptible au milieu du canon. L’orgue, l’oratorio, les anges et tout le bataclan. Et puis, ça lâche. Je n’arrive pas à maintenir le rythme. Un léger retard, une pulsion asynchrone qui empêche de trouver l’envol. Le sol, le jupon qui dépasse. L’enthousiasme percé comme un sac de riz. Plus forte mais plus lente, j’avance à pas simiesques, déformée par l’effort. Mes cinq têtes de plomb trainent derrière comme les couilles d’un ascète. Ah! jouir! Lever de terre! Courir guépardement! Inaccessible légèreté, ma vie, si je flanche à te tenir à bout de bras, ce ne sera pas faute d’avoir essayé.

 

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Tu préfères les mouches des sables aux cadres champêtres; tu dis partons mais moi je veux m’enraciner dans le fauteuil des pages infinies, trancher mince mes journées sur la longueur toujours pareil. Tu vois, j’ai besoin de réassurance, du son feutré de la rue à travers la porte fermée, je dois connaître l’heure du deuxième café, l’heure du repas l’heure du bain. Le calme des jours est un lait chaud versé entre mes omoplates. J’ai besoin de ce calme plat du pareil au même, comprends-tu, pour devenir pierre lisse douce et ronde, pour devenir livre à feuilleter tranquillement dans le rayon désert d’une bibliothèque. Je ne me lèverai de cette chaise qu’en cas d’absolue nécessité. Chaque journée en apparence identique à la précédente, flux indistinct de minutes vouées à la manie unique et qui meurent le soir venu comme ces petits crabes échoués sur la plage dans une nuit si paisible qu’on se désaltère à l’aura de la lune, nos joues blanchies salées de cadavre mort heureux.

 

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À quoi pensions-nous, enfilant nos robes grises, subissant la terreur des jours en cage? Nous avions pourtant juré à la lune, témoigné de nos peaux lustrées que rien n’interférerait plus entre la gorge et le rire. Tout ce qu’on jure sans savoir que les avions s’écrasent, que les tablettes se vident.

 

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La force commence par une fêlure : la propulsion tremblotante du désir au-dessus de la tête, l’échec de maintenir à distance son propre poids, sa propre lenteur. L’explosion se prépare dans l’habitude de la douleur – comprendre enfin que tout part des hanches, qu’il ne sert à rien de solliciter les extrémités tant que le feu n’a pas valeur de forge. Il est tentant de renoncer, de laisser la fillette s’accommoder de ses bras frêles, mais alors qui montera les voiles, qui chargera bagages? Plutôt déposer le manuscrit des maladresses sur le rond de la cuisinière, allumer et partir, la maison soudain visible de l’espace. Envoyer la main, danser (tout part des hanches) en apesanteur, avoir mal de loin, ne plus avoir mal du tout.

 

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Nos cœurs comme deux manteaux dans une valise trop grande, nous allons chasser la mangouste derrière les rochers déchirés – un plongeon vers ce que nous aurions pu être si le flacon ne s’était pas renversé dans le cockpit. Tu pries dents serrées que les chaines s’évaporent, tu approches l’indigestion sans toutefois vomir, je veille sur ta roche comme sur un papillon blessé. Nous récoltons des plumes sans qu’aucune carcasse n’apparaisse, sans être étonnés vu l’envol, vu la métamorphose : nous croyons aux cadeaux soudains. Nous nous enfargeons dans les rubans comme des enfants saouls, le Seven up nous monte à la tête, le latex affleure bleuté entre les lames. Nous menons une vie piquante, chargeons nos paniers d’orques, dégoulinons d’eau de mer, un film de sel en permanence autour des lèvres.