La lumière de fin de journée entre en oblique par la fenêtre et dessine un rectangle sur les draps blancs pêle-mêle. Dehors, le vent souffle, secoue les feuilles du tremble qui s’agitent contre la vitre. Étendus sur le lit, on reste immobiles, les jambes molles. Mes doigts caressent lentement son épaule, puis ses cheveux encore humides de la douche. C’est cet universel moment post-baise, où l’on plonge chacun dans nos réflexions, envahis par l’extase. Perdue dans ma tête, je visualise avec une certaine satisfaction toutes les choses que j’ai pas faites parce que j’étais mieux occupée à faire l’amour : une brassée de lavage qui traîne, mes plantes qui dessèchent, cet appel que je repousse sans cesse. Même les pointes de remords, qui, d’habitude, m’assaillent quand je procrastine, disparaissent.

Quand je vis un beau moment, je l’imagine toujours comme une photo. Cette fois-ci, les détails feraient son charme : nos jambes emmêlées, sa tête sur mes seins, son bras entourant ma taille. On regarderait l’objectif, l’air désinvolte. Faudrait qu’on soit en noir et blanc, pour jouer sur les contrastes. Ça mettrait l’accent sur la ligne qui divise le lit en deux : les corps au soleil, les pieds à l’ombre. J’aurais une clope dans ma main libre, sa fumée ondulerait autour de nos visages… On ressemblerait à un arrêt sur image d’un film de Godard, comme une coupure dans le montage de la journée. Un après-midi en dehors du temps, qu’on fixe sur pellicule. Je voudrais ralentir, bien cadrer l’image, attendre que les rayons arrivent avec le bon angle sur nos visages. Clic.

J’aimerais que cette photo devienne un manifeste sur Faire l’amour l’après-midi, en tant que perversion de l’ordre établi. Tant pis pour la productivité, on remet ça à plus tard, parce que l’important, là, maintenant, c’est nous deux. On décide de s’en crisser, on se frenche pendant que les autres pitonnent sur leurs ordis au bureau en rêvant d’être ailleurs… Ben moi, je voudrais pas être ailleurs que dans ce lit, tous nus, collés, à me dire que c’était vraiment bon, à trouver qu’on est beaux. Tellement beaux qu’on apparaîtrait sur une photo grandiose, exposée dans des galeries d’art partout sur la planète, et tout le monde comprendrait que c’était l’après-midi, qu’on avait envie de l’autre ben plus que de passer l’aspirateur, que le temps n’avait plus d’emprise sur nous. La photo serait imprimée en milliers d’exemplaires, on deviendrait deux inconnus célèbres, comme ce couple, immortalisé par Doisneau, qui s’embrasse à l’improviste devant l’hôtel de ville de Paris. Les gens afficheraient des reproductions laminées sur leurs murs et, chaque soir, ils contempleraient la photo en se disant qu’un jour, eux aussi feraient l’amour l’après-midi.

Sauf que j’ai pas de caméra.

Fait que c’est juste un autre moment qui passe, une photo de plus en plus floue. J’ai beau fantasmer cet instant comme une œuvre d’art, on reste que deux amoureux qui échappent à la routine le temps d’un après-midi, comme des écrivains qui lisent au café le lundi matin ou des vagabonds qui flânent dehors toute la journée.

Nos peaux moites m’indiquent qu’on devrait se lever. Je me rappelle que je dois passer au dep avant qu’y ferme, on va manquer de lait demain sinon.

Mais je pense que je vais rester collée encore un peu, je peux ben prendre mon café noir pour une fois.