Dans le wagon qui progresse vers Ikebukuro, tout le monde dort. D’un sommeil lourd. Celui qui fait dodeliner de la tête, ouvrir la mâchoire à moitié et donne au corps ces petits soubresauts involontaires. Comme si on avait injecté aux passagers un produit anesthésiant à l’entrée du métro, prescrit selon la distance entre les stations. Tout le monde dort, sauf Chloé et moi.

Au milieu des hommes endormis, mon amie prend la pose, ferme les yeux et penche la tête d’un côté pour imiter ses voisins de siège. Elle pointe l’appareil photo enroulé autour de mon cou, me suggérant de capturer le moment. J’hésite. Je crains de passer pour un paparazzi occidental. Chloé singe les autres passagers de plus belle et ouvre grand la bouche pour exagérer leur expression amorphe. « Arrête! », que je lui chuchote, même si personne ne nous accorde la moindre attention.

Un homme monte à la station Myogadani et s’assoit près de nous, la moitié de son visage cachée derrière un masque chirurgical. Il ferme les paupières et s’assoupit, lui aussi, avant que le train ne se remette en marche.

Mes yeux à moi restent grands ouverts. Sous les néons, j’observe la faune inerte avec la sensation inconfortable d’être l’intrus du dortoir. De me trouver captive dans une pièce remplie d’hommes aux traits délicats, pour qui je demeure invisible. Indésirée.

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Malgré le supplément déboursé, notre chambre s’apparente à un mouchoir de poche. L’espace représente ici un bien précieux qu’on économise jalousement et je dois m’adosser au mur en rentrant mon ventre pour me déplacer entre la commode et le lit. Dans la salle de bain, notre toilette, avec ses multiples commandes, revêt les allures d’un petit vaisseau spatial. Sons, parfums, jets, lumières, tout semble organisé pour camoufler sa véritable fonction. Elle masque les bruits, dissimule les odeurs et s’autonettoie, comme un assassin déguiserait une scène de crime. Dans cette mégalopole surpeuplée où les regards ne se croisent jamais, la pudeur n’est pas un luxe, mais une nécessité.

Ikebukuro, notre quartier d’adoption, ressemble à lui seul à une petite ville, intrigante et animée. Parmi les restaurants de soupes ramen, les arcades tonitruantes et les écrans géants qui projettent de la publicité en continu, le dépanneur Seven Eleven paraît tout droit sorti d’une halte routière américaine. Grâce à sa bannière orange et verte ouverte vingt-quatre sept, nous pouvons retrouver notre hôtel chaque fin de journée. Le Tokyo Stay, dont la façade n’a rien de distinctif, se situe juste à côté.

Le jour, des hommes en complets sombres marchent à travers les rues bondées, leur regard vide accroché à l’horizon. Parfois, ils s’arrêtent dans des fumoirs aménagés en petits abribus de verre et enfilent à l’intérieur de cinq minutes des dizaines de cigarettes. Partout autour, devant les magasins d’électronique, les sushis bars et les photomatons, des commerçants brandissent des cartons promotionnels en criant à tue-tête. Leurs slogans répétitifs, destinés à vendre leurs marchandises, nous procurent un vague sentiment de culpabilité. Quand la noirceur tombe sur Ikebukuro et le silence s’installe, les hommes en cravate titubent et s’effondrent sur les trottoirs à la sortie des tavernes.

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Nous découvrons Madame Silk à quelques rues de notre hôtel, presque par hasard. Sa devanture ordinaire ressemble davantage à la porte d’un caveau qu’à l’entrée d’un bar. Nous l’adoptons immédiatement. Sur ses murs de lambris sombres, des kanjis dont nous ignorons le sens côtoient de vieilles photos de la butte Montmartre; ces images d’une ville connue ont quelque chose de rassurant.

Derrière le zinc, une femme à la peau chiffonnée, que nous baptisons madame Silk, comme son établissement, aligne les flacons de saké sur une tablette en miroir. Près d’elle, un homme en habit gris dort, son front déposé sur le comptoir. La femme me jette un coup d’œil distrait, puis se concentre à nouveau sur les fiasques, de whisky cette fois. N’aimant ni le saké ni le scotch, je lui demande la carte des vins. Au bout d’une minute durant laquelle elle me fixe sans sembler comprendre, madame Silk hoche la tête et se penche derrière le bar pour sortir une bouteille d’un frigo. Quand j’insiste pour voir la carte, elle ouvre une trappe au plancher pour en extirper deux autres bouteilles, recouvertes, celles-là, d’une fine couche de poussière. Elle les aligne sur le bar et, à son air impatient, je sais déjà qu’elle me trouve compliquée.

Madame Silk prend un limonadier dans sa poche, le déploie et picore dans le liège, sans succès. Visiblement agacée, elle assène une claque sur la tempe de l’homme au bar pour lui tendre le tire-bouchon. Il prend la bouteille à son tour, puis, le visage crispé, se repositionne sur son siège pour avoir une meilleure prise. Abandonnant son projet, il dépose la bouteille sur le zinc et adresse à la tenancière un regard résigné. Madame Silk pousse un cri par-dessus mon épaule pour interpeller un autre client avachi. Attablé seul au fond du bar, l’homme en chemise blanche attaque le bouchon effrité, qui finit par sortir de son goulot, laissant un peu partout sur la table des miettes de liège. Me tendant à bout de bras la bouteille, il détourne les yeux quand je le remercie.

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Dans le train qui roule vers Shibuya, tout le monde dort, sauf la jeune fille aux cheveux lisses assise en face de moi. Sa culotte de coton blanc dépasse de sa jupe d’écolière et son manteau en peluche lui donne l’air d’un personnage de dessin animé. Fascinée par sa beauté juvénile, je l’observe et compare nos silhouettes. Mon regard se promène entre ses cuisses menues et les miennes, flasques, aplaties sur mon siège. Nous descendons à la même station et je la perds de vue dans la foule, sur le quai.

Sillonner les rues de Shibuya est un projet en soi. Le rond-point où se rejoignent en étoile des dizaines d’avenues grouillantes voit passer un nombre incalculable de piétons. Nous expérimentons la traversée du carrefour dans tous les sens. De gauche à droite, de droite à gauche, en diagonale, aussi. Nous marchons, aspirées dans cette marée humaine disciplinée. Avec l’appareil photo, nous captons l’affluence sous plusieurs angles. Tout autour nous agresse et nous fascine à la fois. Nous parcourons l’entrecroisement des dizaines de fois, jusqu’à ce que la lassitude nous gagne. Jusqu’à se trouver presque un peu ridicules. Nous partons dans une autre direction.

À côté de Shibuya, à quelques pas des gratte-ciels et de la célèbre intersection, de petites rues tranquilles rappellent celles où erraient les personnages d’Hiroshima mon amour. Sous les lanternes rouges suspendues au-dessus des passages, des love hotels et des restaurants aux auvents délicats cachent peut-être, derrière leurs vitres teintées, des amours illégitimes. Je m’imagine la jeune fille du train, venue ici rejoindre un amant plus âgé, comme celui que rencontrait la Marguerite adolescente de L’Amant, dans sa garçonnière de Saigon. J’invente l’intérieur de ces alcôves secrètes, dont les lits tournants s’agitent sous des plafonds en miroirs. Je me surprends à me projeter en ces lieux, assise sur le rebord d’une baignoire à remous, à attendre l’arrivée d’un habitant de la place dont je ne connaîtrais que le prénom. Un galant mystère, qui réveillerait mon désir en plein jour, à des heures où la ville s’agite en dehors.

Chloé claque des doigts sous mon nez pour me ramener au réel et me signale qu’elle a faim. Nous choisissons au hasard une entrée en lattes de bois décorée d’une affiche en papier de riz, présentant le menu d’un sushi bar. Un petit homme imberbe entrouvre la porte pour nous examiner, inquiet, comme si nous apportions de mauvaises nouvelles. Devant son air troublé, Chloé manifeste son appétit en portant la main droite à sa bouche. Elle dessine de la gauche des cercles sur son ventre.

L’homme observe la mise en scène, nous dévisageant de haut en bas : « I think you should go. Nothing for you here. » Il referme la porte, nous laissant dans la rue, honteuses plus que choquées.

Chloé et moi retournons vers le centre de Shibuya, près d’une artère plus commerciale. Sur l’avenue bondée, les pastiches de sushis en silicone, peints à la gouache, ont remplacé les lanternes sensuelles de Marguerite Duras.

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Nous retournons chez Madame Silk par habitude. Nous regagnons la même table, celle avec la banquette de velours bordeaux donnant une vue sur les clients. Au fond du bar, sous l’éclairage chaud d’une lanterne, un homme nous observe à la dérobée. Je reconnais le sommelier amateur de l’autre soir. Je lève mon verre dans sa direction, faisant mine d’être une habituée. L’homme me répond par un discret signe de tête. Je lui décroche un clin d’œil, fabulant entre nous une sorte de complicité. Chloé s’amuse de mes manières trop familières et bat des cils pour m’imiter. Madame Silk, elle, ne nous sourit jamais.

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Nous partons à l’aurore pour visiter Tsukiji market. Dans cette immense enceinte chaotique, des grossistes, des restaurateurs et des commerçants cohabitent dans un bruit de fond soutenu. Une odeur de fucus flotte partout et des corps de mammifères marins éviscérés traînent aux pieds des détaillants, trop occupés à leurs tâches pour se formaliser des décombres.

Pendant que des dépeceurs de thons découpent des pièces sanguinolentes, Chloé s’installe près d’une desserte remplie à ras bord de calmars et de poulpes, puis me demande de la prendre en photo. Elle sourit en pointant du doigt une pieuvre dont les yeux médusés nous fixent, même si la bête paraît résolument morte. J’ajuste la lentille de mon appareil. Un homme vêtu d’une salopette de pêcheur nous fait signe de dégager du chemin. Sans nous regarder, il poursuit le dépeçage d’un albacore et l’éventre en y enfonçant d’un geste précis la lame de son couteau. J’admire ses avant-bras tendus, étonnamment puissants pour un homme de son gabarit. Je lui demande d’une voix doucereuse s’il participe à l’encan. Je m’enquiers de l’heure et de l’endroit exact où a lieu le Tuna Auction, regrettant de ne pas connaître davantage de mots dans sa langue. Sans lever les yeux, l’homme secoue sa main. Il m’indique la sortie pour mettre fin à la discussion.

En chuchotant, je réitère à Chloé ce que j’ai lu dans le Lonely Planet à propos de cette enchère hebdomadaire, célèbre dans tout Tokyo. Comme s’il pouvait nous comprendre, l’homme renchérit à propos de l’accès aux touristes, désormais interdit. « You people are too sight. » Gênée, je range mon appareil photo dans son étui. Nous quittons le Fish Market, du sang séché sur nos chaussures, l’envie soudaine de regagner Ikebukuro.

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Madame Silk nous accueille à nouveau. Habituée à nos caprices, elle sort trois ou quatre bouteilles de vin blanc à chacune de nos visites pour les disposer sur le comptoir. Patiente, elle nous laisse choisir. Nous reconnaissons notre voisin de table. Nous l’invitons cette fois-ci à s’asseoir. Il accepte, contre toute attente. Je remplis son verre et il remue la tête plusieurs fois d’affilée sans que je sache précisément s’il approuve, s’il me salue ou s’il me remercie. Je hoche la tête à mon tour pour toute réponse, puis j’avale une gorgée. Le premier bouton de sa chemise défait laisse apparaître un bout de son torse, lisse comme celui d’un éphèbe. Je fixe sa poitrine plusieurs secondes, intriguée par la texture de son épiderme sans poil, impressionnée par la qualité évidente du tissu de ses vêtements. Je croise le regard de mon nouveau compagnon, qui baisse aussitôt les yeux. Nous terminons nos coupes en silence. Notre invité nous les remplis à nouveau avant de nous demander nos prénoms. J’inscris le mien et celui de Chloé sur une serviette de table, puis je demande à l’homme de les traduire en kanji. Sur la même serviette, il ajoute son nom aux nôtres en le calligraphiant dans les deux alphabets. Au troisième verre, Chloé, Matabu et moi conversons sous l’œil-espion de madame Silk.

Matabu Matsumoto travaille comme critique d’art. Il se promène d’une salle à l’autre pour admirer les ballets et apprécier les opéras dans tout Tokyo, parfois même au nord, jusqu’à Sendai. Il n’a ni enfant ni femme. Lorsque je lui demande s’il a déjà été amoureux, il met la main devant sa bouche pour cacher son large sourire.

Le vin coule, il délie nos langues. Pendant que madame Silk repart avec une bouteille vide, Matabu m’explique que les Tokyoïtes dorment partout parce qu’ils travaillent trop. Quand je lui demande pourquoi les hommes ne rentrent pas chez eux le soir, il me dit qu’ils habitent trop loin. Que la seule façon ici de prolonger la nuit consiste à dormir dans les bars et les trains. « Have you ever gone in a love hotel? » Chloé me dévisage, je regrette immédiatement ma question. Les yeux bridés de Matabu s’écarquillent et il rit, le visage enfoui dans sa manche.

Nous quittons le bar à l’heure où le silence s’installe sur Ikebukero. Dans la noirceur du portique, Matabu approche sa bouche trop près de la mienne. Il me susurre des fragments de phrases, mélangeant sa langue à un anglais de plus en plus flou. Il complimente mon teint laiteux, mes yeux clairs et mes formes voluptueuses d’Américaine. Il agrippe mon bras. Je me dégage de son étreinte, étonnée par la poigne d’une si petite main. Il insiste pour que je reste, même si le bar va bientôt fermer. Je lui répète que j’ai sommeil et repousse ses avances, implorant mon amie du regard pour qu’elle vienne me chercher.

Chloé et moi marchons vers le Seven Eleven, Matabu Matsumoto sur nos talons. Il nous pourchasse jusqu’à l’hôtel, se poste devant l’entrée pendant que nous montons à la chambre. De notre fenêtre, au troisième étage, nous l’observons. Debout sur le trottoir, le corps à moitié penché vers l’avant, il me hurle son amour comme les marchands qui crient le jour dans Ikebukuro. « I want to make love to you. » Je l’observe un moment par la fenêtre entrouverte. J’imagine ses mains molles sur ma peau, dans le décor faux d’un love hotel. Gênée, je referme la fenêtre et je m’assoupis dans mes draps de coton frais, sous les lamentations sourdes de Matabu.

Je ne retourne jamais chez Madame Silk. Nous délaissons la place comme on abandonne une habitude, presque sans regrets. Nous découvrons d’autres lieux dans Ikebukuro et les quartiers voisins. Parfois, avec un peu de chance, on nous permet de visiter les endroits clos. Des tavernes planquées à l’intérieur des ruelles, où l’on déguste les meilleurs sashimis, qui présentent leur menu sur du papier de riz. Lorsque je croise un homme endormi au comptoir d’un bar, sur la banquette d’un restaurant ou dans le wagon d’un métro, je ne dérange pas son sommeil.

Dans le train qui roule vers Narita, je regarde défiler cette ville insaisissable s’étirer sur des kilomètres. J’observe à la ronde les hommes engourdis qui m’ignorent, affalés sur les sièges voisins. J’appuie mon front contre la vitre, je ferme les yeux et je m’endors, moi aussi.