J’attends depuis des années d’avoir enfin dix-huit ans pour prendre la route, sans destination précise. Juste pour sortir d’ici. J’en ai marre d’entendre mes parents me parler de leur Dieu austère et critiquer mes faits et gestes. Les sermons de mon père, les bonnes réponses de ma mère, leur implacable sobriété me donnent envie de hurler. Ils ont sauté une page de l’histoire, oubliant la Révolution tranquille. Je suis prise en quarantaine dans une époque révolue. De quoi essaient-ils de me protéger? Rien ne me fait plus mal que l’ennui qui me tenaille. Nos bagages se limitent au strict nécessaire : la guitare de Rosemary, nos cartes d’identité, quelques vêtements, du poivre de Cayenne, un carnet d’écriture et un exemplaire de Sur la route, notre livre préféré. Il fait contrepoids à la Bible, nous donne le droit de vivre selon nos propres règles. Jacob, le grand frère de Rosemary, nous a initiées à cette œuvre. Nous voulions, comme lui, parcourir le monde. J’ai lu le bouquin d’un trait. Le monde, soudainement, devenait plus vaste, débordant d’une infinité de possibilités.

Nous avons trouvé dans le récit de Kerouac l’itinéraire de notre voyage : une longue traversée vers l’ouest, vers l’extase, vers le bout de la nuit. Comme Sal Paradise, je rêve de plonger dans la liberté, de cracher sur les maîtres à penser et les vérités factices. Je brûle de me livrer à la route, d’en suivre les moindres volontés. Au-delà de la rue scintillante, c’était la nuit et au-delà de la nuit, c’était l’Ouest. Il fallait que je parte.

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Je ne ressens ni la faim ni la soif. La forêt boréale et les lacs ontariens, féériques, défilent par la fenêtre. L’autobus s’arrête. J’en profite pour m’allumer une cigarette. La fumée apaise mes neurones surchargés. Je me promets d’aller jusqu’au bout du chemin, de ne jamais regarder en arrière. Je conclus un pacte avec la route : je défierai tous les principes de prudence pour atterrir là où elle me lancera. Je repense aux paroles de Jacob : « C’est un jeu », répétait-il d’un ton insistant. Il suffit de chercher les cartes dans les interstices du rêve, de découvrir les indices cachés sous le temps.

La seule règle : rester ensemble.

Je songe à l’infini, exaltant et angoissant, perdue dans l’horizon vertigineux des prairies. Le paysage me kidnappe. Le soleil s’agenouille sur les champs. L’autocar file sur la transcanadienne. Je pose la tête contre la fenêtre. Mes paupières vacillent. Je me réveille, noyée dans les montagnes bleues. Nous dévalons des pentes escarpées qui me ramènent au centre de moi, là où se creuse le vertige.

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Nous avons atteint la Vallée de l’Okanagan juste à temps pour la cueillette des pommes. J’ai la sensation de marcher dans les traces de Jacob. Est-ce qu’il a dormi dans cette même cabine aux murs bariolés de graffitis? J’ai de l’espace pour respirer. L’air transporte l’odeur sucrée des fruits mûrs. Je ferme les yeux pour imprimer ce moment.

Aux premières lueurs de l’aube, nous sautons dans le tracteur qui nous amène au verger. Le fermier examine son domaine d’un air satisfait. Les cueilleurs travaillent avec empressement pour augmenter leurs revenus pendant que Rosemary sculpte un visage dans la pelure d’une pomme, devant une caisse à moitié vide. Je cueille tranquillement en l’écoutant: « Les dés sont enfin lancés », dit-elle d’un ton survolté. « La partie est commencée. »

William et Jim demeurent quelques cabines plus loin. William m’observe souvent avec un sourire charmeur empreint de douceur. Jim trace des symboles étranges sur les murs. Quand il parvient à s’extraire du silence, il nous explique la signification de ses dessins dans un anglais au débit rapide. La série de chiffres, étampée en petits caractères sur le plancher, raconte la bataille de son âme, divisée entre l’appel de la terre et la clameur des esprits. Le signe du Poisson représente l’eau, la fécondité spirituelle. Les natifs de ce signe s’immergent profondément en eux-mêmes, s’y noient quelquefois. Je suis captivée par son discours confus. La vérité réside peut-être dans cette fêlure cosmique.

Rosemary contemple le visage envoûtant du jeune homme, ses traits parfaitement dessinés, ses larges épaules. Réchauffée par le cidre des récoltes, elle sort sa guitare. Jim, assis au pied de Rosemary, écoute les notes qui retentissent sous ses doigts agiles. Son corps et son esprit semblent tendus vers elle. La pluie arrête de tomber lorsqu’elle chante.  L’étincelle d’ironie dans les yeux de William me fascine. Il parle peu, mais j’aime la fossette qui se dessine sur sa joue, ses mains robustes, son odeur mêlée de tabac, de sueur et de chanvre. Je ne connais rien de lui, sinon sa manière de rester sur le bord de la porte à observer la scène. Il affiche la même attitude d’évitement que moi : il se tient en retrait, simule l’indifférence.

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Après plus d’un mois de labeur dans les vergers, la routine s’installe peu à peu. Un soir, William m’invite à marcher avec lui. Nous parcourons la route de campagne dans un silence entrecoupé d’éclats de rire. Il me pointe Cassiopée, m’apprend à reconnaître la Grande ourse. Je frissonne malgré la douceur de la brise. Ses doigts effleurent mes épaules et s’y attardent. Je ne respire plus. Je m’abandonne à la sensation de sa peau sur la mienne. Il me saisit, m’entraîne vers lui. Ses mains m’enveloppent, glissent sur mes hanches, se faufilent sous mes jeans. Nous bifurquons vers un verger, cherchant un endroit à l’abri des regards. Je l’embrasse, me serre contre lui, nos corps se répondent dans un jazz parfait où les notes s’emboîtent, se confondent. Je m’abandonne aux frémissements qui me traversent. Le chant des criquets résonne entre les rangées de pommiers.

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Jim devient de plus en plus étrange au fil des semaines. Il raconte que son âme s’est envolée, qu’elle a fondu sous une pluie de grêle. Il a peur que le ciel devienne rouge : la fin du monde surviendra alors, comme il l’a lu dans les signes. Rosemary dit qu’il ressemble au personnage d’une histoire qu’elle a écrite. Quand elle se sent triste, elle fabrique des mondes pour se protéger. Elle disparaît parfois des heures dans le verger. Je traque sa voix entre les rangées d’arbres. Je la retrouve à errer, conversant tout haut avec un être imaginaire. Je crains parfois qu’elle se perde dans son vortex intérieur et ne revienne plus, mais elle émerge toujours à la surface, resplendissante et victorieuse.

Je m’approche d’elle doucement pour ne pas la faire sursauter. Elle s’exclame en me voyant, me fait signe d’approcher. Nous délaissons son compagnon fictif, hurlons ensemble notre rage et nos enfances perdues. Nous éructons nos contradictions devant les pommiers qui nous écoutent, ébahis, applaudissant d’un bruissement de feuilles. Les cris de Rosemary se transforment en chants, puis en larmes. Je la prends dans mes bras, la berce comme une enfant. Elle me décrit les gouffres qui se sont creusés en elle depuis que son père est retourné vivre dans son pays natal, aux confins de l’Amérique. Elle me parle de la musique qu’il lui a laissée et de son frère, Jacob, toujours parti au bout du monde.

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Grisée par le cidre, je m’endors chaque nuit dans la cabine que je partage avec Rosemary. Le plafond valse au-dessus de ma tête. Loin du foyer que j’ai fui, le croyant responsable de tous mes maux, je ressens toujours la même douleur au creux du ventre. Pourquoi la tristesse me saisit-elle au milieu de l’extase? Est-ce le vent ou la mélancolie de cette sublime vallée? Le vertige de la liberté? Je la contemple, mais quelque chose me retient d’y toucher. J’effleure du doigt la cloison qui m’en sépare. Je me sens prisonnière de la surface des choses. Même la beauté me fait mal. Je la regarde sans pouvoir l’atteindre.

En rentrant du verger, je cogne parfois à la cabine de William et Jim. Ce soir, c’est Jim qui m’ouvre la porte. Il m’apprend que William a dû partir en hâte pour une affaire familiale. Pas de lettre, pas de message, pas même une adresse. Je m’efforce de dissimuler mon malaise pour éviter d’admettre que je me sens abandonnée. Feindre la désinvolture me paraît moins humiliant. Je marche le plus loin possible. Mes talons martèlent la route de gravier. J’aime voir la poussière se soulever derrière moi. Je dépasse le magasin général. Je ne reconnais pas les petites maisons qui bordent le chemin de campagne. À l’autre bout du pays, je suis toujours la jeune fille maladroite, égarée dans un rêve. Une voiture s’approche de moi et, déjà, elle disparaît sur l’autoroute.

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Les pommes commencent à pourrir, annonçant le temps des raisins et les matins gelés. Le salaire des récoltes ne suffit plus à payer les dépenses quotidiennes : Kraft Dinner, cannes de pois, litres de cidres, canettes de Budweiser. Le froid gerce nos mains. Une volée d’oiseaux migre vers le sud.

Nous nous sommes promis d’atteindre San Francisco avant novembre. Rosemary étire les jours avant le départ. Elle se sent déchirée à l’idée de quitter Jim. Il veut terminer les récoltes, puis retourner sur sa terre, au Manitoba. Elle a besoin de temps pour lui faire ses adieux, me supplie de retarder le départ de quelques jours, même si le froid est devenu insupportable. Je lui accorde trois jours.

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Nous achetons nos billets avec nos dernières économies. Il me reste vingt dollars en poche. Nous relisons des passages de Sur la route en longeant la côte ouest-américaine, réinventons les scènes mémorables du récit. Mon âme tressaille à mesure qu’on se rapproche de Frisco, écrivait Kerouac cinquante ans plus tôt, avant de se jeter au cœur de la cité, paumé et rompu. Je jubile. J’imagine la Californie blanche comme la lessive sur la corde, et frivole.

Dans l’autobus, un homme d’âge mûr s’adresse à nous. Il se déplace avec une marchette. La maigreur de ses bras a déformé ses tatouages. San Francisco est un endroit dangereux, dit-il, en dessinant un itinéraire sur un bout de papier. Il nous conseille de prendre directement le métro pour atteindre Haight-Ashbury, un quartier mythique de la contre-culture. Là-bas, nous pourrons dénicher des compagnons d’errance. Un accent d’urgence marque son discours. Un titillement d’excitation me parcourt. Je lis mon nom sur la pancarte d’un restaurant : Maria. La façade se perd dans les collines verdoyantes. Dieu me fait un clin d’œil par la fenêtre. Pas le Dieu de mon père, mais le maître du jeu, celui qui conduit au sommet de soi-même, nous lave dans la poussière pour révéler notre vrai visage.

L’air chaud du Pacifique me fouette les joues. Le béton s’élève, déchire le ciel. Je m’assois sur le trottoir, le dos appuyé contre un mur de ciment. J’écoute des inconnus entonner des chants de misère et de rédemption. Je me demande où je dormirai ce soir, mais je reporte la question, envoûtée par les mélodies. Rosemary danse, déchaînée, libre et sauvage comme San Francisco. L’enchantement m’empêche de vaciller dans le sommeil. Le jour se lève sur des accords de guitares et des voix fatiguées.

Nous errons dans la ville. J’achète un paquet de cigarettes avec mes derniers dollars. Un homme s’époumone, annonçant la venue d’un nouveau prophète. Les gens marchent d’un pas empressé. Ils passent sans lui jeter un coup d’œil. Rosemary s’arrête pour écouter son histoire. La lassitude me saisit face à la multitude des rencontres sans lendemain. L’individu nous conduit jusqu’à une soupe populaire. Je traîne derrière eux. En arrivant là-bas, une fatigue soudaine me happe, je me sens étourdie à cause du soleil, de l’interminable journée à arpenter les rues. Rosemary me suggère de boire de l’eau. Une jeune femme aux cheveux rasés s’adresse à nous dans la file d’attente. Alicia voyage avec ses deux enfants et de jeunes marginaux ramassés en chemin. Elle campe en périphérie de San Francisco. Ses deux enfants courent nus près d’une fontaine en poussant des exclamations de joie. Ils reviennent parfois vers elle pour se jeter dans ses bras avant de retourner à leurs jeux. Elle prétend que nous ne trouverons rien ici. Nous acceptons de la suivre. Les dés nous propulsent quelques kilomètres plus loin. Je suis exténuée, mais j’obéis au hasard : je joue le jeu jusqu’au bout.

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Chaque soir, quand le soleil se couche, un vent glacial pénètre mes vêtements. Nous dormons entassés sous un campement de toile. Je rêve à la lasagne de ma mère, à son poulet chasseur, à ses gratins dauphinois. Je grelotte, serrée contre mon amie, jusqu’à ce que les rayons du soleil me tirent du demi-sommeil. Alicia cuisine des légumes périmés. Je la supplie d’augmenter ma ration, mais il faut nourrir les enfants, puis partager les restes.

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Je ne me rappelle plus ce que je suis venue chercher sur la côte ouest. Je compte les jours depuis le départ de la vallée. Je repense aux mains empressées de William, à nos cris dans le verger. J’ai cherché la terre promise pour me perdre au cœur d’une Amérique sauvage où je n’ai rencontré que des nuits froides. J’ai réclamé l’itinérance, croyant que la nécessité anesthésierait la boule d’angoisse dans ma poitrine. Je refuse d’admettre que j’ai envie de rentrer chez moi, même si la tentation du confort me hante à présent. Ce serait perdre mon pari. Capituler devant la norme et les règles. Avouer que j’appartiens à ce que j’ai fui.

Je récite tout bas une phrase de Sur la route comme un croyant murmure un verset : Le ciel était vide d’étoiles, totalement invisible et pesant. Je pouvais rester couché là, tout au long de la nuit, le visage offert aux cieux, cela ne me ferait pas plus de mal que si j’étais bordé dans du velours. Je prie. Seul l’écho de ma pensée me répond. Je me dis que j’ai suivi Kerouac à la manière d’un disciple, pétrie d’un désir d’absolu, me vautrant dans la misère pour incarner Sal Paradise. Je suis une enfant de la prosternation. À mon tour, j’ai rampé devant un idéal. J’ai embrassé la liberté servilement. La route ou la Bible, qu’importe, au fond, si je traîne encore une croix?

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Alicia nous dépose parfois en ville. Rosemary insiste pour aller à la bibliothèque, car elle espère recevoir des nouvelles de Jim. Elle est amoureuse, ne supporte pas de l’avoir quitté. « As-tu remarqué l’étincelle dans ses yeux, quand on lui parlait du jeu? Il comprenait, Maria ! » Elle semble absorbée dans ses pensées. Elle s’en va à la dérive, cherchant en elle-même un chemin pour s’évader vers lui.

Il lui a écrit un message bizarre. Il dit que la fin du monde arrive, que c’était écrit dans les signes du temps. Qu’une partie de lui doit mourir pour que l’autre renaisse. Des pigeons ont volé autour de sa cabine la nuit dernière. Au matin, le cadavre d’une hirondelle gisait sur son balcon. Rosemary tente en vain de trouver une explication à ses propos, s’inquiète de plus en plus.

Nous discutons en marchant. Rosemary cherche un endroit propice pour jouer de la guitare afin de dégoter quelques dollars. Elle s’arrête près d’une petite agglomération en face d’un casse-croûte. D’habitude, sa voix me plonge dans la rêverie, mais la faim qui me tenaille m’empêche d’être attentive. Les gens passent sans s’arrêter. J’observe un inconnu commander un hot-dog. Je prends mon courage et avance à sa rencontre pour lui demander de m’aider. Il me dévisage, me fait signe de déguerpir d’un geste nerveux. Les nuages commencent à tourner, il faut que je m’assoie. « Ça va, c’est la fatigue, sans doute », dis-je pour rassurer Rosemary. Elle me demande si j’ai pris les précautions nécessaires dans la vallée. Je balaie ses craintes d’un haussement d’épaules pour chasser celles qui fourmillent en moi. Elle insiste pour qu’on aille à la pharmacie à cause de mes étourdissements de plus en plus fréquents. Elle a ramassé quelques dollars avec ses chansons, on pourrait acheter un test de grossesse. J’hésite. Je suggère qu’on investisse plutôt ces revenus dans une pizza ou un paquet d’Export-A. Elle s’acharne : il s’agit d’une commodité pour éliminer le doute.

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J’entre dans les cabinets de la bibliothèque municipale, ouvre la boîte de carton bleue et rose. Je prends de grandes respirations en contemplant le tube de plastique. Dans quelques minutes, je serai rassurée.

Deux lignes minces se croisent. Il doit s’agir d’une anomalie. Je relis les instructions, cimentée à la cuvette.

Je pose la main sur mon ventre, sidérée. Comment pourrais-je m’occuper d’un enfant, moi qui ne sais encore rien de la vie, résistant à devenir une adulte et fonçant tête première sur toutes les limites pour les éprouver? Qu’est-ce que je deviendrais, enceinte, à errer dans les rues, mendiant quelques morceaux de pizza sur Ashbury? Qu’est-ce que je ferais, à Montréal? Quêter l’aide de mes parents ? Affronter leur colère et leur déception ? Qu’est-ce que je pourrais bien raconter à cet enfant sur mes errances dans la vallée?

Malgré tout, une partie de moi a envie de lui donner un nom, de m’abandonner à l’élan de vie qui pousse en moi comme je me suis soumise à la route. J’aimerais l’appeler Camille, mais j’ai peur de m’enfermer dans une vie qui ne me ressemble pas.

Au milieu de l’Amérique, rivée devant le miroir des toilettes publiques, je scrute mon reflet avec dégoût.

J’imagine que je devrais voir un médecin. Je ne sais pas à qui m’adresser. Ici, il faut payer pour aller à l’hôpital. Je suis étrangère, je me sens larguée. Il me faut retourner d’où je viens. Entendre les sermons de mon père, les injonctions de ma mère. Inutile de leur parler, je connais déjà leurs répliques. J’aime sentir la vie dans mon ventre, précieuse, fragile. Je ne comprends rien au monde, je le découvre, j’ai envie de l’embrasser, de le dévorer. Je sais me battre contre le vent et me laisser porter, mais je ne sais pas quoi faire avec le petit être qui s’est logé en moi sans me demander mon avis. L’infini des possibles rapetisse, mon destin se referme, un corridor étroit se dessine devant moi. Je demande pardon à Camille d’avoir envie de l’arracher de mes entrailles.

***

La gare ressemble à toutes celles où j’ai mis les pieds : un carrefour chaotique où des milliers de solitudes se croisent sans se rencontrer. Rosemary essuie une larme. Je serre son corps frêle contre le mien. Pour une fois secouée de sanglots, je laisse tomber ma façade d’indifférence. Je monte dans l’autobus. Il reste une place seule. Je ne veux pas qu’on m’approche. Je ne veux pas qu’on me parle. Rosemary s’éloigne par la fenêtre de l’autocar. Je voudrais rattraper sa main qui me salue, puis s’efface au loin. Dans quelques heures, elle prendra l’autobus pour aller rejoindre son frère au fond de l’Amérique. Nous avons failli à la seule règle, rester ensemble. Comme la femme de Loth, je me retourne pour regarder en arrière. Quelque part au loin, Jim voit un grand ciel rouge tomber à ses pieds. William, lui, ne saura jamais rien de cette histoire. Nous retournons aux destins que nous avons voulu fuir, empêtrés dans les pièges du jeu.

La partie est terminée. J’ai perdu mon pari.

Peut-être qu’il vaut mieux être un garçon pour jouer à Sal Paradise. Je suis une fille naïve qui revient à la maison, la tête basse, le ventre plein et le cœur vide pour dormir dans un lit propre.