J’ai reçu une carte ce matin. Une vraie, écrite à la main ; de cette écriture petite et sensible, celle qui dit l’amour ou le manque, la vie de tous les jours. Celle qui se précipite, qui voudrait plus de place, plus de temps pour se raconter.

Mon amie vient combler le vide le temps de ma lecture. Elle se hasarde dans les détails de son quotidien à Montréal. Je lui manque, elle se manque aussi. Elle se perd entre les rames du métro, entre les craques des trottoirs et les journées de travail. Elle travaille trop, d’ailleurs, mais ça, elle ne le dit pas. Je le suppose dans son écriture fébrile et ses virgules fatiguées qui s’échappent de leurs places attitrées. Son appartement ressemble à une fin du monde encagée, un bout de tragédie sans poésie. Elle m’offre ses incertitudes avec une vulnérabilité que je ne lui connais pas.

Elle voudrait qu’on s’appelle, qu’on se voie bientôt. Elle voudrait me dire les choses comme il faut. Elle promet de ne pas m’oublier, malgré le silence des derniers mois.

Elle ne mentionne pas ma mère. Elle sait. Elle n’ose pas la question. Comment je vais, comment je fais, oui, comment on fait pour survivre à tout ça ?

Elle a simplement tracé des mots sur le dos d’une carte et c’est assez. C’est même mieux que tout le reste. Mieux que les sourires larmoyants des amies de ma mère, mieux que le silence courageux de mon frère et bien mieux que mes mots qui tentent de raconter l’indicible.

À la fin de ma troisième lecture, je décide de prolonger cette distraction de ma réalité. J’observe attentivement le dos de la carte. Des vélos électriques, des buissons ayant perdu leur verdure, des branches s’étirant désespérément vers l’objectif. Un bout de ciel gris, un bout du quotidien montréalais de mon amie.

Je l’imagine chercher ses couleurs dans un Montréal suspendu entre smog et travaux immuables. Étonnamment, le gris de sa vie m’attire. J’ai l’envie soudaine de me perdre moi aussi dans les craques des trottoirs, de me plaindre du trop chaud, du trop froid. J’ai l’envie de quitter le silence de ma vie et les horreurs dans ma tête pour retrouver une certitude rassurante : le monde extérieur continue d’exister.

La mort d’un être aimé nous colle à la peau et fige tout le reste. La mort de ma mère a transfiguré le réel en lui enlevant toute convenance. Je pourrais me passer des matinées trop longues et des nuits trop courtes. J’aimerais refuser, pour quelque temps, la nécessité de continuer. Refuser cette réalité qui m’a ôté pire que ma vie en lui enlevant la sienne.

Tout se mêle dans ma tête, mais une image se précise par-delà le bruit.

Montréal et sa grisaille. Montréal et ses bars, ses cafés, sa routine que je connais si peu. Montréal comme oasis taguée de tous les côtés, brisée, suintante et sale, créature aussi attrayante que lugubre.

Je prépare mon sac dans l’heure qui suit. Un covoiturage est annoncé le soir même sur Amigo Express, derrière le pub universitaire de ma ville. La journée s’allonge et les murs de ma chambre se rapprochent. Il faut fuir au plus vite, avant que la perte ne me rattrape, que mon corps se refuse. Mon corps ne survivra pas aux prochaines heures qui s’alignent devant moi.

Pour partir, il me faut un livre. Le genre que je n’ai pas réellement envie de lire. Le genre qui m’accompagnerait dans mon voyage, qui serait témoin du manque de temps. Il me faut un livre qui ne veut pas se faire lire. Je n’en manque pas, ma bibliothèque révèle non seulement mon manque de temps, mais surtout mon manque de tout.

Une tranche de couverture bleue se démarque des autres, son titre aussi.

Beautiful World, Where Are You, de Sally Rooney.

Une question me taraude depuis longtemps. Avant les nausées, les siennes, avant la chimio, ce boîtier dans sa poitrine, le produit qu’on lui injectait toutes les deux semaines. Avant son premier diagnostic en 2017.

Je me souviens de cette question      dans ma tête d’enfant. Cette recherche du beau, du simple, du joyeux. Je me souviens avoir entendu      d’un camarade de classe que l’espérance de vie en France      était de 80 ans. Je me souviens avoir calculé combien de temps il me restait avec ma maman. Je me souviens avoir espéré son immortalité.

Elle est morte à 61 ans.

Ce livre-douleur n’a pas été touché depuis mon retour à Québec le mois dernier. Je le prends dans mes mains, sans l’ouvrir. Il m’a été prêté il y a quelques temps déjà et porte le poids d’une vie, de sa fin par-dessus tout.

Il a été le dernier sur la table de chevet de ma mère.

Au début, elle faisait semblant, le roman toujours ouvert sur ses genoux quand je lui apportais ses médicaments. Puis un matin, elle m’a dit qu’elle ne lisait plus.

Que ça la fatiguait.

Ce souvenir est ancré comme l’un des plus douloureux de l’été.

À la page 73, il y a encore un signet qui indique l’endroit exact où ma mère a abandonné sa lecture.

Le paragraphe commence ainsi :

« Dear Alice. When you say you’re going to Rome, do you mean for work? I don’t want to be intrusive, but I thought you were supposed to be taking a break for a while? »

Alice souffre tout comme moi, tout comme mon amie, tout comme Montréal. Je décide de l’emmener avec moi.

Je glisse le livre dans mon sac. Le gouffre dans le fond de ma poitrine s’élargit un peu plus que la veille.

Sur la route pour Montréal j’envoie un message à mon amie. Elle est ravie de m’accueillir dans son espace de mélancolie. Le conducteur ne parle pas et, à mi-chemin, mon téléphone décide de m’abandonner lui aussi. Je ne peux m’empêcher de glisser dans une somnolence où l’imaginaire se mêle à la réalité :

Le père est maitre de la maison. Le père refuse le beau, l’art. Le père interdit au fils de se faire lire des histoires, le père interdit à la mère de border le fils le soir. Le père observe la fille emmener son livre aux toilettes, et partout où il est possible de le faire. Un jour, la fille fait tomber son livre dans le bain. Le père crie sur la fille et la fille arrête de lire pendant quelques temps. Le père jette l’ouvrage abîmé à la poubelle. Puis la mère lui achète une copie en cachette. Les livres ont sauvé la mère et la fille.

Montréal m’offre ce que je recherchais le temps d’une fin de semaine, puis me relègue à mes démons.

Le retour se fait avec une conductrice qui, cette fois, semble vouloir parler. Elle me raconte son copain français qui déteste Montréal. Mon écoute distraite n’est pas suffisante et son flot de parole s’atténue.

Le silence révèle ce qu’il fait de mieux, en me rappelant une fois de plus le passé. Un passé plus récent cette fois, plus douloureux.

un 17 juillet ensoleillé,

un matin qui ne voulait pas me réveiller,

une alarme qui n’a pas sonné.

La porte entrouverte de la chambre d’en bas, le bruit de la machine à oxygène. Mes yeux encore embués de sommeil. Je fixe le lit. Je comprends. Maman ne bouge pas, maman est figée.      Je touche sa main, froide. La fenêtre, il faut ouvrir la fenêtre, faire entrer la chaleur et sortir la douleur. Il faut la laisser partir, s’envoler, il faut prévenir, il faut guérir, il faut appeler

Appeler qui

La morgue, le médecin, je n’y avais pas pensé

Il faut

Tout arrêter

Tout recommencer

Dormir, ne pas se réveiller, pas ce jour-là.

Mais trop tard

Il faut monter l’escalier, frapper à la porte du frère

Il faut parler

Je ne peux pas parler

Quelque chose comme le pire est arrivé.