Introduction

Cet essai de recherche-création vise à proposer un point de vue double assez rare en littérature, celui d’un théoricien et d’un auteur de fiction qui s’interroge sur « la littérature de l’empathie » à la fois sur le plan de la théorie et de la praxis. Auteur de Forteresses insulaires (Paris : Sans escale, 2022), Jean-François Vernay nous conduit sur les chemins de la création littéraire pour nous confier la manière dont il a investi la fiction jusqu’à en faire son espace affectif et nous dévoiler les artifices qui lui ont permis d’encoder l’émotion dans Celui qui vivait dans l’obscurité et Celui qui se prenait à rêver, deux récits enchevêtrés qu’il a regroupés sous le titre de Forteresses insulaires.

Après avoir exposé le cadre théorique de « la littérature de l’empathie » et brossé les grands traits caractéristiques de cette réaction cognitivo-émotionnelle, Jean-François Vernay s’attachera à analyser la place de l’empathie dans Celui qui se prenait à rêver et Celui qui vivait dans l’obscurité avant de se placer du côté de la création littéraire en révélant les techniques et processus mis en place pour canaliser certaines émotions dans le matériau littéraire et les communiquer aux lecteurs. Pour ce faire, il aura recours aux recherches neurocognitives sur la création littéraire.

Cadre théorique : « littérature de l’empathie » et « intelligence de l’esprit partagée »

En société, les émotions sont à la fois un phénomène neurophysiologique complexe et une manifestation hétérogène aux dimensions psychobiologiques certaines et parfois sociales. Mais les émotions en littérature sont tout autres puisqu’elles sont de deux ordres. D’une part, nous avons les émotions des lecteurs et de l’auteur qui, aussi réelles qu’elles soient, sont médiées par l’objet livre et son contenu, car il n’y a pas d’interactions sociales directes entre lecteurs et auteur. D’autre part, les lecteurs consomment des représentations narratives d’émotions qui se subdivisent en émotions dépeintes[1] et émotions exemplifiées[2]. Ce n’est donc pas la représentation littéraire d’un empathe qui est susceptible de générer de l’empathie chez les lecteurs, mais bien celle d’un personnage triste, apeuré, ou angoissé, dans la détresse. Alors, examinons de plus près ce que Helen Riess nomme fort à propos « l’intelligence de l’esprit partagée[3] ».

Terme forgé en 1873 par le philosophe allemand Robert Vischer pour caractériser l’expérience esthétique vécue de l’intérieur, ressentie au tréfonds de soi-même, l’empathie (« Einfühlung » en allemand, ou « sentir avec » ; Widlöcher, 2003/2004 : 983-4) et ses définitions divisent les chercheurs de tous bords : la psychanalyse souligne l’intersubjectivité, la primatologie privilégie la connivence sociale, la philosophie esthétique y voit principalement une projection affective sur l’objet, la didactique en fait un moyen de favoriser la connaissance d’autrui, tandis que la théorie littéraire s’intéresse à la cognition et simulation incarnées de l’expérience esthétique. Un consensus se dessine autour de l’idée d’expérience vécue de l’altérité, fût-elle objet ou sujet. D’où mon titre : « accueillir l’autre en soi ». Au cœur d’une relation intersubjective, la capacité d’empathie, variable d’un individu à l’autre, oscillerait entre confirmation de soi dans l’autre et confrontation de l’autre à soi.

Issue de la « littérature remédiatrice[4] », la « littérature de l’empathie[5] » est un genre littéraire à part entière qui « décline des formes d’attention à autrui esthétiquement remarquables » et qui, dans ses premières expressions, s’est s’accompagnée « d’un métadiscours sur la nécessité de témoigner et de compatir » (Gefen et Vouilloux, 2013 : 283). Se frottant à l’altérité, ces écrivains contemporains s’attachent à véhiculer « une micropolitique du sensible » (2013 : 285) et témoignent « pour un autrui concret et incarné », afin « de sentir et de relier », « de mettre en partage une sensibilité aux précaires, aux victimes » (2013 : 285). S’appuyant sur les éthiques de la réciprocité et du care[6], Gefen série les points communs comme suit : « un matériau thématique privilégiant les subalternes et les êtres privés de parole » pour pallier une certaine « infériorité communicationnelle »; « le déplacement de l’intensité émotionnelle, de la situation en elle-même à la relation du narrateur à son sujet » où l’empathie s’interprète essentiellement comme un processus ; sans oublier « la déflation du roman en récit », l’accent étant mis tant sur « l’ordinaire de la détresse » que sur « l’absence de discours moral abstrait » (Gefen et Vouilloux, 2013 : 284).

Grâce à une scénarisation qui passe la vie au tamis d’une fiction, la littérature de l’empathie chercherait à susciter de l’empathie émotionnelle chez le lectorat. Mais cette dernière n’est pas une émotion avec objet comme les autres. Comme je l’avance ailleurs (Vernay 2023), elle se veut une émotion gigogne, à savoir hypéronymique, autrement dit elle accueille en son sein la possibilité d’une constellation d’émotions hyponymiques (avec ou sans objet) telles que la pitié, la compassion, la peur, l’angoisse, le chagrin, la culpabilité, l’indignation, la colère, la frustration, pour ne citer qu’elles. Par sa nature protéenne, l’empathie crée une zone d’indétermination dans laquelle elle peut s’interpréter comme une émotion altruiste, qui vise à comprendre la condition d’autrui et à agir en sa faveur, ou égoïste – à savoir une émotion d’instinct de survie, comme la peur. Si rien ne garantit que l’intelligence empathique soit fondamentalement altruiste, on peut néanmoins voir en elle une source de motivation altruiste[7]. Au cœur de l’expérience esthétique, l’empathie représente cette part de sensibilité apportée par le lecteur qui accueille l’autre en soi. Au cœur du jeu social, cette forme d’intelligence aurait pour vertu de promouvoir chez les lecteurs de nobles valeurs tels une capacité de grande écoute, le souci des autres, la solidarité, ou le sens moral. L’on voit poindre néanmoins une objection à l’instrumentalisation de l’empathie dans la fiction. En effet, si l’empathie n’appelle pas forcément à l’action, pourquoi les auteurs de fiction feraient-ils usage de stratégies narratives pour tenter de générer de l’empathie chez le lecteur ?

La place de l’empathie dans Forteresses insulaires

Il n’aura pas échappé aux lecteurs que Celui qui vivait dans l’obscurité et Celui qui se prenait à rêver présentent deux narrations, focalisations et tonalités bien tranchées. Même si ces deux histoires interrogent en creux les rapports entre éthique et esthétique, il n’en demeure pas moins que le premier récit aborde de front la question de l’impossibilité, voire de la possibilité, pour les lecteurs, d’être en empathie avec une figure du mal – créant par là même une « déstabilisation empathique[8] » –, tandis que le second texte amène les lecteurs à se demander si les dispositifs narratifs de condition victimaire sont une stratégie imparable pour libérer la force empathique.

Écrire est une activité cognitive exigeante qui contient en son germe une prise de risque non négligeable. Lewis Carroll en prit un lorsqu’il composa Alice aux pays des merveilles (1865), un roman inclassable. D.H. Lawrence, lui aussi, s’exposa à un risque éditorial non négligeable lorsqu’il brava la morale victorienne avec une intrigue érotique sulfureuse en publiant à compte d’auteur son dernier livre, L’amant de Lady Chatterley (1928). Philippe Delerm, à sa manière, fit preuve d’audace lorsqu’il porta son attention sur l’éloge des banalités du quotidien dans La première gorgée de bière et autres plaisirs minuscules (1997) à une époque où le succès commercial s’obtenait généralement avec des romans d’aventures riches en péripéties et en actions menées tambour battant. J’ai donc pris un risque en faisant mienne cette réplique désormais célèbre de Luke Evans, alias le prince Vlad III de Valachie dans Dracula Untold : « Parfois le monde n’a que faire d’un héros, parfois, ce qui lui faut est un monstre ». Faisant fi de la puissance d’affection des représentations littéraires, je pris le risque de heurter certaines sensibilités avec l’intensité affective d’une violence exacerbée, tant hyperbolique que symbolique, en présentant aux lecteurs et lectrices un miroir qui reflète ce dont le genre humain est capable.

Fort heureusement, la pudibonderie outre-Atlantique, responsable de la constitution d’une communauté lectorale assez discutable dans le champ de la réception des œuvres de fiction, n’a pas encore gagné les rivages francophones. Cette communauté de « sensitivity readers » est indirectement responsable d’une certaine forme de censure éditoriale qui musèle la liberté d’expression des écrivains :

Aux États-Unis, certains éditeurs, notamment de littérature pour la jeunesse, embauchent désormais des sensitivity readers, des personnes dont la tâche est de lire les manuscrits, détecter ce qui peut heurter et suggérer à l’auteur les modifications nécessaires. L’attention se trouve naturellement portée sur les questions raciales, le genre et le sexe, la religion, mais aussi les maladies chroniques et les handicaps physiques et mentaux. (Robert, 2018 : 38)

Dans l’espace francophone, il est donc permis aux auteurs, qui ont le courage de leurs convictions, d’aborder des sujets sensibles, comme celui d’explorer « le pouvoir esthétique de la dévoration ».

On le sait bien, depuis le bon mot d’André Gide, pour qui « on ne fait pas de bonne littérature avec de bons sentiments », que le moralisme ne paie pas dans l’univers de la fiction. J’avancerais même qu’une esthétique de la monstruosité et de la noirceur fascine les lecteurs, à telle enseigne que Dracula (1897) serait un des livres les plus lus dans le monde après la Bible. Mais fascination ne veut pas dire adhésion du lectorat, raison pour laquelle il m’a fallu distiller de subtils indices qui révèleraient pourquoi un individu passerait « de la vertu au vice, du noble à l’ignoble, de humanitas à feritas, pour ne pas dire de la perfection à la perversion » (Vernay, 2022 : 10-11). Pour Seth, qui entend bien « mouvoir l’Achéron » (Vernay, 2022 : 11), le tournant se situe après trois grands événements dans sa vie qui ont tour à tour meurtri sa spiritualité, son humanité (envers autrui) et son affectivité. On compte trois pertes : celle de la foi en Dieu (« Le regard », chapitre 4), en l’homme (« Le regard », chapitre 6), et en l’amour (« Le baiser », chapitre 1). Cette frontière entre le bien et le mal, que la plupart des religions occidentales cherchent à délimiter à l’aide d’une dichotomie très marquée, devient poreuse dans Celui qui vivait dans l’obscurité, jusqu’à lever le voile sur un monde tout en nuances. Si le lecteur n’est pas convaincu de la vulnérabilité initiale du personnage principal, qui a développé au fil des années une misanthropie viscérale, il sera sans doute assez surpris de découvrir en lui les qualités d’un empathe. Selon l’hypothèse Gaïa, la Terre serait un vaste superorganisme autorégulateur dont la mission est d’assurer le maintien de la vie. Seth, qui a le don de pouvoir prendre l’apparence de toute forme de vie, s’identifie avec ce que pourrait ressentir la Terre si d’aventure elle était personnifiée. En parfaite consonance avec la thèse Gaïa, Seth va jusqu’à devenir le bras vengeur de la planète en prenant la forme de phénomènes climatiques inexpliqués :

Par la grâce d’une simple morsure, il m’est désormais possible d’épouser la forme de n’importe quelle créature du règne animal […]. L’on voit en moi un véritable phénomène. « Atmosphérique », diront certains. Ce qui n’est pas faux. Je suis la brume matinale qui glisse vers le gris perle au gros de la saison fraîche, sinon les lourdes pluies tropicales qui tombent drues et serrées au seuil de l’année. Je suis les rafales de vent qui lissent les anfractuosités de la roche poreuse et soufflent en bourrasques le long des rivages insulaires. Je suis encore l’orage qui déchire la voûte céleste dans la grisaille des jours monotones qui en arrivent à se mimer sans fin. Je suis tout cela et même ces éclipses si redoutées qui ramènent les pauvres hères dans l’intimité des ténèbres. (Vernay, 2022 : 39)

En empathie avec la nature qui fait l’objet de toutes les formes de négligence et de maltraitance, Seth finit donc par antagoniser le genre humain dont l’action est responsable du changement climatique. Il en vient même à haïr les hommes qui, comme à la Réunion (Seigle), font preuve de la plus extrême des cruautés envers les animaux (« Le baiser », chapitre 4). Seth pousse l’horreur à son paroxysme avec un cynisme qui ironise la méchanceté des hommes. Le mal se métastase dans la diégèse et circule à tous les niveaux jusqu’à se répandre par contagion de manière virale, une métaphore qui a germé en moi à la rédaction de ce manuscrit entamée en 2015, bien avant le début de la pandémie du coronavirus. Dans Celui qui vivait dans l’obscurité, le mal doit aussi s’entendre sur un plan métaphorique, lorsque je fais référence à des pratiques intellectuelles délictueuses.[9] Ce communisme des idées, concept sur lequel repose Celui qui vivait dans l’obscurité, allait au siècle suivant devenir une pratique assez courante dans les cercles psychanalytiques, si l’on en croit Michel Schneider, et plus encore dans les sociétés postcoloniales où, forme de domination par excellence, l’on s’approprie à son compte sans vergogne les productions intellectuelles de ses subalternes.

Fiction qui traite obliquo ductu de la crise de l’urgence climatique, Forteresses insulaires se place systématiquement du côté des opprimés, des victimes, des défavorisés et des exclus de la société : notre planète en danger tient ce rôle dans Celui qui vivait dans l’obscurité tandis que les neurodivergents, plus précisément les personnes atteintes des troubles du spectre de l’autisme ou de schizophrénie, constituent cette communauté humaine démunie dans Celui qui se prenait à rêver. Cette première fiction a été écrite entre 2011 et 2012 comme un « éloge de la diversité », à une époque où fleurissaient tout juste les discours « en faveur de l’acceptation des différences dans des sociétés contemporaines résolument pluralistes, des sociétés qui seraient enfin réconciliées avec des formes d’altérité qui auraient été jusqu’ici l’objet de discrimination et de stigmatisation » (Forest, 2016 : 412). La tonalité poétique qui émane du texte et de la musicalité de Celui qui se prenait à rêver pourrait suggérer une certaine légèreté dans l’approche littéraire du handicap, mais il n’en est rien : la sublimation est aux yeux de l’écrivain une arme très efficace qui invite à penser des réalités déplaisantes (comme la perte d’intégrité psychique) sur un registre qui les rend acceptables à la psyché humaine.

De lempathisation stratégique à la créativité littéraire : un point de vue neurocognitif

Les neurosciences cognitives présentent l’empathie tel un processus neuronal partagé qui repose sur le mécanisme des neurones miroirs, alias les « neurones empathiques » découverts par l’équipe de Giacomo Rizzolatti dans les années 1990[10]. À l’envisager cum grano salis, force est d’admettre que le lectorat – se voulant par essence un archipel de différences – ne permet de préjuger ni de l’efficacité des neurones miroirs (eux-mêmes sujets à controverse et récemment passés au crible d’un réexamen rigoureux) ni d’un processus d’empathie automatique. Il reste aussi à démontrer comment la composante visuelle est traitée dans l’acte de lecture, ainsi qu’à déterminer le rôle du travail interprétatif du cerveau dans cette opération.

La simulation dans l’acte de lecture est bien plus abstraite qu’en situation réelle, étant donné qu’elle nécessite un travail interprétatif supplémentaire de la part du cerveau : celui de la régrédience (Vernay 2021, 80). Ainsi, rejoignons-nous l’analyse de Diana Mistreanu lorsqu’elle conclut que :

le rôle des neurones miroirs dans l’interaction avec les œuvres littéraires doit d’abord être exploré de manière expérimentale, avant de laisser la place à des suppositions théoriques. Le bon sens indique cependant que les neurones miroirs participent à la lecture, à l’empathie narrative et à l’identification avec les personnages, comme le suggèrent Zara Clay et Marco Iacoboni dans leur article, « Mirroring Fictional Others », d’autant plus qu’ils jouent un rôle actif dans l’empathie et dans l’attribution de l’esprit, deux processus qui sont au cœur de l’interaction avec la fiction littéraire. (2019 : 145)

Ceci posé, Zara Clay et Marco Iacoboni notent que la fréquence de décharge des cellules est de moindre intensité entre l’exécution d’une tâche et son observation ce qui permet au sujet de tracer une ligne de démarcation psychologique entre soi et autrui (2011 : 324). Il est à parier que cette fréquence de décharge des cellules soit encore plus faible lors d’une action signalée par écrit, à l’instar d’un narrateur qui vous fait savoir, sans visualisation directe de l’action ou autre stimulus sensoriel, que quelque chose est en train de se produire.

Selon Rita Felski, les objets esthétiques, à l’instar des fictions, « ont le potentiel d’attiser les émotions morales et politiques – l’empathie, la colère, l’indignation, la solidarité – en vertu de leurs qualités esthétiques » (2020 : 14). Par conséquent, « l’empathisation stratégique » (strategic empathizing) (Keen, 2022: 40) est un moyen bien commode pour laisser la possibilité aux lecteurs d’accueillir l’autre en eux-mêmes. Cette expression consacrée par Suzanne Keen fait référence à une démarche auctoriale spécifique qui cherche à influencer de manière consciente le ressenti des lecteurs en instillant chez eux de l’empathie. Il s’agit donc pour l’auteur de jouer sur la force émotive des objets esthétiques et placer le lecteur en situation d’empathie en scénarisant des circonstances auxquelles le lectorat ne pourrait demeurer insensible. Dans Celui qui se prenait à rêver, il m’a fallu, dès l’incipit, mettre l’accent sur la solitude du personnage principal dans le secret espoir que le lectorat puisse induire sa mise au ban de la société : « Assis sur un éboulis de roches au fond d’un jardin tropical, à contempler l’horizon dans l’ombre dense des pandanus, Benjamin était seul » (Vernay, 2022 : 77). En dépliant l’intrigue autour de cette solitude quasi-existentielle, j’ai distillé toute une série d’éléments circonstanciels qui ont progressivement creusé le fossé qui sépare Benjamin de la société. Évoquons le racisme affiché sur les bancs de l’école : « Il avait beau arriver tout de blanc vêtu à l’école avec l’élégance d’un petit rupin, son cartable en cuir marron foncé en bandoulière, les autres enfants ne le reconnaissaient pas comme l’un des leurs », (Vernay, 2022 : 81) et la neurodivergence qui le distingue de ses camarades : « il n’était pas très communicatif […]. Le petit garçon se plaisait à concentrer son esprit sur une ficelle anodine qu’il formait en boucle, une activité qui avait ce je-ne-sais-quoi de magique et qui soudain l’apaisait » (Vernay, 2022 : 82). Ajoutons à cela une éducation orpheline et un vécu abandonnique en raison d’un père absent : « Il avait entendu sa maman dire et redire que son papa était parti pour un long voyage dont elle n’était pas sûre qu’il reviendrait un jour » (Vernay, 2022 : 88) et d’une mère volage : « Et ce ne furent pas les craquements d’un parquet ployant sous les pas d’un inconnu solidement charpenté qui allaient éveiller les soupçons de Benjamin sur les activités nocturnes de sa mère » (Vernay, 2022 : 92). En point d’orgue de tout ceci se trouve la claustration de l’enfant métis en institution : « Cet étrange enclos ressemblait de loin à une forteresse vide » (Vernay, 2022 : 92)[11]. Dans ce cas précis, on parlera « d’empathie situationnelle qui, pour l’essentiel, entre en résonance avec certains aspects de l’intrigue et des circonstances […][12] » (Keen, 2022 : 26).

Fany Dechanet-Platz remarque à bon droit que les personnages principaux, Seth et Benjamin, « sont volontairement brouillés parce qu’ils vivent une existence recluse et solitaire dans laquelle l’imaginaire tient une place au moins aussi grande que la vie réelle : leur portrait est donc celui de leur psyché, de leur imaginaire bien plus que de leur être complet qui demeure inconnaissable ». Puisqu’il n’est nul besoin de camper les personnages à la manière des écrivains réalistes pour susciter de l’empathie chez les lecteurs, la narration poétique de Celui qui se prenait à rêver – qui brosse les personnages par petites touches impressionnistes et permet ainsi la construction du sens au fil de l’intrigue – ne constitue pas un frein à l’empathisation stratégique, bien au contraire. Selon Susanne Keen,

il paraît que l’empathie pour les personnages fictionnels n’exige qu’un minimum d’éléments d’identification, de situation, de sentiments, et non pas une caractérisation complexe ou réaliste. Laquelle des deux – l’empathie ou l’identification du lecteur avec un personnage – précède l’autre est une question ouverte : l’empathie spontanée pour les sentiments d’un personnage fictionnel ouvre parfois la voie à l’identification. (Keen, 2022 : 25).[13]

Cette deuxième histoire, que certains qualifieraient de « fiction neurologique » (Ortega et Vidal, 2013 : 332), met en scène un jeune enfant pas comme les autres, un paria de la société, un « reclus » (titre monolexical provisoire que j’ai abandonné au profit de « Forteresses insulaires »), pour ne pas dire une figure de la marginalité. Benjamin entre dans la catégorie des précaires et des victimes dont parle Alexandre Gefen dans Empathie et esthétique. Afin de faire en sorte que cette solitude pèse sur le lectorat, il m’a fallu communiquer la détresse mélancolique du personnage en canalisant ce ressenti lors du processus de création. À l’image d’un acteur qui se met dans la peau de son rôle, j’ai donc cherché à habiter l’émotion grâce à la musique en écoutant en boucle les trois mouvements des gymnopédies d’Érik Satie (1866-1925) – « lent et douloureux », « lent et triste », « lent et grave » –, dont on retrouve des traces intertextuelles éparses dans la diégèse. Cette « capacité assez générique qu’a la musique à nous “contaminer” avec une humeur au moyen d’une sorte de contagion ou de mimétisme moteur » est ce que Jenefer Robinson nomme l’effet Jazzercice (« Jazzercise effect »)[14].

La première histoire, conçue en second, repose sur une tragédie de l’histoire néo-calédonienne, à savoir la prise d’otages d’Ouvéa en 1988. Il était important de ressentir cette montée d’angoisse qui atteint son paroxysme dans l’horreur. On sait que la musique, à l’instar de la littérature, est propice tant à représenter qu’à véhiculer des émotions, d’où son sobriquet – le « langage de l’émotion ». Les recherches en neurosciences ont mis en lumière le lien biologique qu’il existe entre la musique et les émotions, la capacité de la musique à les générer et le caractère universel de nos réactions face à un morceau de musique[15]. On peut donc se demander si une émotion obtenue à partir de la musique est transférable à une autre forme de pratique artistique comme la fiction et si un stimulus externe comme la musique peut infléchir la création littéraire. Pour ce faire, j’ai écouté en boucle la première piste de l’album de la bande-annonce de l’adaptation cinématographique de Dracula sous la direction de Francis Ford Coppola. Ce morceau de musique, hanté par des incantations maléfiques, réussit à recréer une ambiance extrêmement crispante qui sied à l’horreur qui va crescendo dans Celui qui vivait dans l’obscurité et au cynisme affiché de Seth, avatar postcolonial du vampire des Carpathes. Cet air de musique m’a permis de sonder avec fascination les forces obscures jusqu’à la répulsion de me voir habiter la rage de mon personnage principal. Sur un plan neuroscientifique, nous savons que la musique active plusieurs zones de notre cerveau, notamment la partie primitive où se trouve le système limbique, en lien étroit avec les émotions et la mémoire. Cela pourrait apporter les premiers éléments de réponse d’une piste qu’il reste à creuser.

Conclusion 

À l’image de la lecture, l’écriture poétique se présente comme une pratique incarnée qui renforce le sentiment d’un lien quasi naturel entre la fiction et la capacité d’empathie de l’auteur pour ses personnages. La fonction discursive de l’empathie en littérature s’apparente ainsi à un exercice de pensée qui permet tant aux écrivains qu’aux lecteurs de se mettre dans la peau de l’autre. En (se) racontant, en (s)’inventant, en accueillant l’autre en soi, en faisant preuve d’altruisme et de sollicitude, l’écrivain en vient progressivement à faire émerger une littérature dont le langage-action fait du bien, tout en participant à la construction de communautés émotionnelles qui pourraient faire usage de la littérature comme un « laboratoire de la réflexion morale » (Frédérique Leichter-Flack). La médiatisation littéraire des émotions demeure un domaine grevé par de fascinantes spéculations qui demeurent autant de questions fécondes que la recherche en neurosciences s’emploie à trancher. Gageons que nous en saurons davantage dans les prochaines décennies.

[1] Par exemple, un personnage est décrit comme triste dans un texte : « Le jeune sang-mêlé était submergé par des bouffées de tristesse, bouffées aggravées par ce parfum éblouissant de vacances éternelles qui flottait au-dessus de la Presqu’île de l’Oubli » (Vernay, 2022 : 133).

[2] Dans ce cas précis, on aurait une atmosphère sombre et gothique qui exemplifierait l’angoisse à l’instar de celle que l’on retrouve dans Celui qui vivait dans l’obscurité. Selon Nelson Goodman, l’exemplification est « l’usage d’une caractéristique de l’objet représenté pour désigner symboliquement la caractéristique en question de façon générale, à l’instar d’une symphonie qui peut exemplifier la tristesse » (Bloch, 2011 : paragraphe 18).

[3] « This brain interdependence is the foundation of what I refer to as shared mind intelligence. » (Riess, 2018 : 30).

De manière générale, la littérature remédiatrice s’attache à donner voix au chapitre à quantité de laissés-pour-compte : « les mois blessés, désinscrits; les communautés manquantes, asservies, aveuglées; l’altérité innomée, abandonnée ; l’histoire trouée, occultée, banalisée ; les corps souffrants, mourants ; les drames et les êtres sans langage ni représentation » (Alexandre Gefen, 2017 : 12). Ainsi, l’écriture devient en quelque sorte une ventriloquie littéraire qui cherche à « donner voix et visage à l’inconnu du monde » (Alexandre Gefen, 2017 : 197).

[5] Dans Réparer le monde, la littérature de l’empathie se retrouve sous un autre label : la littérature du care (Alexandre Gefen, 2017 : 157).

[6] Notion définie comme « une activité générique qui comprend tout ce que nous faisons pour maintenir, perpétuer et réparer notre ‘monde’, de sorte que nous puissions y vivre aussi bien que possible » (Tronto, 2009 : 143).

[7] Pour un bref aperçu de l’hypothèse empathie-altruisme, lire Kateri Lemmens.

[8] En convoquant des auteurs comme Theodor Adorno, Dominick LaCapra, Terry Eagleton et John M. Coetzee, Emy Koopman soulève dans son article des questions intéressantes telles que le droit à l’esthétisation de la violence, l’irreprésentabilité du traumatisme, notre capacité à reconnaître le monstre en nous-mêmes et chez les autres, l’éthique de l’écriture fictionnelle, la dialectique entre l’obscénité des représentations de l’écrivain et le voyeurisme immoral du lectorat, etc. Koopman définit la « déstabilisation empathique » comme « un mode d’écriture qui permet au lecteur de ressentir un lien affectif avec la victime sans qu’il y ait une (sur)identification avec celle-ci » (Koopman, 2010 : 243).

[9] Pour la petite anecdote historique, Bram Stoker, génie littéraire irlandais, a mis près d’une décennie à écrire son chef-d’œuvre de la littérature gothico-fantastique (celui que j’ai élu comme hypotexte), non sans avoir été très librement inspiré de Carmilla (1872), un roman court de même facture, sous la plume de son concitoyen Joseph Sheridan Le Fanu (Pozzuoli).

[10] Le rôle des neurones miroirs dans l’empathie fut mis en évidence par quelques chercheurs, dont Vittorio Gallese (Gallese et Goldman). De nombreux détracteurs réfutent cependant cette association dont le lien causal reste à démontrer.

[11] Il est évident que cette situation fictionnelle n’est pas destinée à cautionner « une représentation de l’autisme, chargée de pseudo-explications en termes de mères coupables et de dysfonctionnements familiaux » (Forest, 2016 : 413). Elle vise simplement à créer une empathie situationnelle en faveur de Benjamin qui n’aurait pas bénéficié de circonstances propices à un développement psycho-affectif optimal.

[12] Citation originale : « Situational empathy, which responds primarily to aspects of plot and circumstance […] ».

[13] Citation originale : « […] empathy for fictional characters appears to require only minimal elements of identity, situation, and feeling, not necessarily complex or realistic characterization. Whether a reader’s empathy or her identification with a character comes first is an open question: spontaneous empathy for a fictional character’s feelings sometimes opens the way for character identification ». Traduction de Diana Mistreanu (2019 : 148).

[14] Citation originale : « [The] quite general capacity of music to ‘infect’ us with a mood by a kind of contagion or motor mimicry ». (2005 : 405)

[15] Lire Rebecca Brown, « Sound Tracking Our Selves: Teaching Creative Writing with a Musical Approach », Interdisciplinary Humanities, vol. 23, no 1 (2006), citée in Pugh, 156.

 

Références bibliographiques :

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