Je souhaitais arriver avant le lever du soleil

pour te chercher à la lueur de ma lampe de poche.

 

Quand ma sonnerie retentit, le ciel est encore paré de ses habits nocturnes. À l’extérieur, tu as fait chuter le thermostat à -15o C. Je ne t’en veux pas. Tu m’attends depuis plus de trois ans.

Je revêts tous les vêtements que je peux trouver : mes bas en laine de mérinos, mon cache-cou, mes mitaines de skidoo, deux paires de pantalons, un premier, un deuxième, puis un troisième chandail, mon manteau d’hiver et mes bottillons de marche.

Dehors, le sol est recouvert d’une fine couche de glace. Mes pneus d’été dérapent à plusieurs reprises avant que ma voiture réussisse à quitter le stationnement. Je pars avec quinze minutes de retard. Je roule vers la bretelle de l’autoroute 20, en direction Est, puis jusqu’à la sortie 400, qui débouche à L’Islet. À l’embranchement, je regarde à droite, puis à gauche. Je ne me souviens plus du chemin qui mène à toi.

Sous le portail, j’examine la clôture qui demeure entrouverte, de jour comme de nuit, pour permettre l’entrée des visiteurs. Je m’introduis dans l’enceinte en glissant la capuche de mon manteau sur mes oreilles. La neige craque sous mes bottes tandis que j’ose quelques pas dans l’allée centrale.

— Au fond, à gauche, je murmure.

Le ciel s’est éclairci. Je n’aurai pas besoin de ma lampe de poche pour décoder les gravures sur les pierres. Sous mes yeux se déploie un champ d’anges aux corps crispés, de roches crevassées et de croix vidées de leur foi d’antan qui, bientôt, seront retirées, faute de paiements.

Je m’aventure entre les allées, m’enfonçant dans la neige jusqu’aux mollets. L’hiver, les sentiers ne sont pas déneigés, obligeant les familles à abandonner leurs défunts. Sous peu, le froid mordant pénétrera dans les cercueils et les dépouilles se cristalliseront. Au Canada, la mort suit un cycle qui alterne entre cryogénisation et putréfaction.

J’emprunte le chemin situé à l’extrémité gauche et marche à tâtons pour ne pas contrarier les cadavres. Certaines pierres ont basculé contre la clôture comme autant de vieillards affaiblis par le poids de vies manquées. Tous les morts semblent porter les traces de tes souffrances sur leur visage. J’y démêle une rage consumée et la honte.

J’avance entre les sépultures sans regarder les noms qui y sont incrustés. Je crains lire le tien. Plus le vent souffle et m’érafle les joues, plus je sens ta présence empreinte de cette grisaille que tu charriais en toi.

Malgré l’amertume que je recrache dans les airs de novembre, j’entends ta voix qui résonne dans mon oreille.

— Ma puce.

Je déneige chaque pierre qui porte ton nom. Des Cloutier, il y en a d’enterrés par dizaines. J’ai l’impression d’assister à une réunion de famille à laquelle je n’étais pas conviée. Tous ces inconnus témoignent de la friabilité de notre lien; au fond, je ne te connaissais pas vraiment.

Alors que je tourne la tête vers la sortie du cimetière, je t’aperçois. Défaufilé en lambeaux et démembré du corps aux nerfs, tu n’es plus qu’une inscription dans le granit. Les dates gravées sous ton nom me rappellent que tu aurais 79 ans.

Derrière ta pierre, un arbre dépouillé prend racine à quelques mètres de l’urne. Les longues branches endormies émergent du tronc, comme des bras qui sortent de la terre pour tenter de s’élever vers le ciel. J’aimerais croire qu’une partie de toi vit encore en cet arbre.

Du bout de mes bottillons, je tasse et compacte la neige pour former sous moi un petit carré plat bien tapé. Trois ans auparavant, nous t’enfermions dans cette fosse pour t’y abandonner, toi qui avais passé ta vie à repousser les gens qui t’entouraient sans jamais leur permettre de te quitter. Tu nous as tous gardés prisonniers. Ma grand-mère la première. En retour, nous avons fini par brûler ton corps et t’enterrer dans ce trou.

Nous demeurons un moment ainsi, toi me regardant et moi regardant partout ailleurs, comme si je craignais d’apercevoir ton reflet sur la roche.

Nos beaux souvenirs se font rares. Je ne garde en mémoire que ta vieille chaise dans laquelle tu aimais nous bercer et une veillée de Noël où tu as voulu nous apprendre à giguer. Nous riions, ma sœur et moi, jusqu’à ce que tu trébuches sur le plancher. Ce soir-là, nous avons tous réalisé que tu vieillissais plus vite que tu le souhaitais.

Je n’arrive pas à me débarrasser de l’image de ton corps qui pourrit. Même nos rares moments de joie sont empoisonnés par les affres qui ont suivi. Dix années de visage noirci par le tabac, d’haleine de vieux gin, de paroles-poignards et de brouillard de rage. Tu as traversé, plongé dans la torpeur, une décennie complète à te laisser mourir jusqu’à ce que tes membres puis tes organes te lâchent les uns après les autres. Clouée à tes côtés, ta femme s’éteignait au même rythme. Tes injonctions la prenaient au cœur, chaque cri comme une nouvelle métastase. En radiologie, son corps se serait illuminé, transformé en colonie de feux follets. Malgré les prières de ses enfants, elle ne t’a jamais quitté.

Je voudrais pouvoir me remémorer ton visage sans te concevoir comme un lâche. Tu demeurais avant tout un homme rongé par des souffrances taiseuses, mais le mépris se cache partout. Je ne parviens pas à démêler les traces d’amour que je te porte de toute cette rancœur accumulée. Notre plant de rosier contient davantage d’épines que de pétales.

Je m’accroupis devant toi pour me positionner à ta hauteur. Mes yeux se déposent finalement sur ton nom et croisent ton regard empreint de tendresse que tu me réservais. Tu m’aimais. Même empoisonné par les AVC qui empiraient ton tempérament colérique, tu n’as jamais arrêté de m’aimer. Je me demande même si à la fin, je n’étais pas la seule personne que tu portais encore dans ton cœur.

D’un souffle à peine audible, je murmure :

— À la prochaine, papi.

Ces mots survolent ta tombe, puis se déposent à ton socle. Je les avais gardés au chaud au fond de ma gorge, depuis ce matin-là où, sur ton lit de mort, je t’avais visité pour la dernière fois. Ça s’était révélé une sourde guerre de ne pas pouvoir te les chuchoter à l’oreille tandis que je serrais ton corps affaibli contre le mien. Les prononcer n’aurait eu pour effet que d’enfoncer dans nos ventres la triste vérité que nous prétendions déjouer.

Je déplie mes jambes et jette un regard sur le cimetière. Au loin, derrière les arbres et les montagnes, le soleil commence son ascension, teintant le ciel de lueurs rosées. J’effectue quelques pas vers la sortie, puis me retourne une dernière fois pour lire le nom de ma grand-mère inscrite sous le tien. Je souris. Malgré tes efforts, tu n’as pas réussi à la tuer avant toi.