Mon père a été déneigeur longtemps, parcourant les routes abitibiennes, souvent de nuit, lors des pires tempêtes et les froids les plus vifs. Il donnait toute son énergie, au volant d’une machine immense, coûteuse, bruyante. Ainsi, les voitures, les véhicules d’urgence, les camions, pouvaient circuler à toute heure, même sur les routes les plus isolées. En dépit de tous ses efforts, la neige tombait toujours et le travail devait continuer. Les contours de la route, parfois éclairés seulement par les phares de son véhicule, disparaissaient vite derrière, dans une obscurité totale. Rouler chaque nuit dans la même solitude, avec la peur constante, de renverser une boîte aux lettres, un marcheur imprudent, une bête sauvage… Dans sa cabine, Radio-Canada en écoute constante.
L’intérêt envers la radio nous a unis, lui et moi. Il était là, devant son système de son, pour enregistrer mes premiers balbutiements, ma première chanson à CKLS 124 AM, en 1985. Après mon départ de la région, il écoutait sur internet et enregistrait nos émissions à CKIA et à CKRL en 2011 et en 2012. Lors de ses brefs séjours à Québec, il me rapportait les archives sur clé USB. Pendant des années, nos discussions ont été ponctuées de ses observations, de ses analyses de ce qu’il avait entendu sur la Première Chaîne, lors de ses longues promenades nocturnes. Il me résumait des entrevues avec des écrivains, me demandant si j’avais déjà lu leurs livres. Il m’a déjà avoué écouter les émissions littéraires pour essayer de comprendre ce que je fais.

J’ai été élevé comme ça. Par quelqu’un de courageux. Quelqu’un de constant et de dévoué, accomplissant des tâches monotones et dangereuses pour que je me rende jusqu’ici. Je pensais à lui aujourd’hui parce que l’automne commence, la neige s’en vient dans quelques temps. Parce que j’ai ressenti une petite vague de découragement face à tout ce qui se trame ces jours-ci du côté du gouvernement mais aussi, de celui d’une partie de la population. Cette rafale de haine alors qu’il y a quelques jours encore on célébrait la pride à Montréal. Ces insultes et ces violences envers des ami.es, des adelphes. Cette poudrerie aveuglant des gens qui ont nos destins entre leurs mains, entraînant d’un même souffle des milliers de gens vers un gouffre immense. Celui du recul de nos droits, si on ne fait rien.

Cet été, alors que tout le monde ployait sous la chaleur, mon père et moi avons vécu un froid silencieux, sourd. J’ignore si on peut guérir tout à fait de ce type d’engelure, mais j’y crois. Je crois au temps. Au lien qui nous unit. Des fois, faut juste trouver la bonne fréquence pour s’entendre. Je crois en l’amour. En ce qu’il m’a enseigné. Ce n’est pas un geste anodin, écrire un hommage à son père pendant un blocage d’information sur nos plateformes de communication, alors que lui et moi vivons une période de bruit blanc.

J’ai été élevé par quelqu’un de vraiment obstiné. Juste à voir tout ce qu’il a construit avec presque rien, on le voit. J’ai été élevé par quelqu’un qui tasse la neige et qui crée des espaces sécuritaires, pour sa famille, ses ami.es, et même pour les inconnu.es. Même pour ceux qu’il n’aime pas. J’ai été élevé par une personne responsable.

Il y a quelques mois, j’ai animé une soirée de poésie. Lors d’une de mes interventions, j’ai demandé aux gens de faire le geste de pelleter de la neige. J’ai eu cette vision, sur scène, de tous ces gens réunis, assis, debout, en train de pelleter une neige symbolique. Chacun son rythme, sa force, son angle. Après, tout le monde était satisfait d’avoir travaillé ensemble, d’avoir pelleté à sa façon, pour libérer de l’espace. Nous avons ri. C’était bien plus léger après, comme ambiance.

L’hiver s’en vient, on voit les premières feuilles roussir. J’ai l’impression que je travaillerai sur des longs shifts et que je ferai du temps supplémentaire pendant les prochains mois. Merci de m’avoir montré ça, papa. Je dois maintenant protéger mes enfants de la tempête. J’ai pas mal tout ce qu’il faut, mais je ne refuse jamais un coup de main.

Note : J’aurais aussi pu écrire à propos de ma mère. La vérité, c’est que je l’ai déjà fait. C’était au tour de mon père, là. Merci.