« C’est ainsi »

-Hegel

Rue Ste-Claire en ascension
Yeux rivés vers les marches
Je m’essouffle vite même si je ne fume plus
Les panneaux installés par la ville près de l’église
Un présage peut-être
Chute de glace même improbable

Avertissement de contenu (C’est l’époque)

Oui, mon épaule fait encore mal

La nuit je rêve de shifts dans un resto dysfonctionnel
De soirées dansantes
De rencontres impromptues avec toi et les autres
D’amitiés oniriques, muettes

Reprendre notre dernière discussion
Près de la fontaine du parc St-Roch
Prononcer des paroles révolutionnaires
J’y crois encore à chaque fois
Dans mes rêves, toi aussi

La nuit, on prépare un spectacle
J’invente mon texte à l’infini
« Bonjour, mon nom est Lux »
Variations en série sur un même thème
On n’y entend jamais le tien

Dans mon aire de repos
Ce trac lunaire, des sourires, quelques regards de biais
Des malaises surtout
Un carrousel de diapos, de pots cassés

En bonus, dans cette double-vie
Une visite occasionnelle chez l’autre
Mort avant qu’on ait pu gérer nos shits ensemble
Tellement weird de pleurer quelqu’un à qui on ne parlait plus
De son demi sous-sol rectangulaire il me sourit
Ma tête lui a inventé un tombeau avec un balcon sous-terrain
Il ne pourra plus sauter, jamais

Par-dessus le garde-fou

Nous deux

Sur le trottoir devant un terrain clôturé, vacant
Cimetière sans pierre tombale, paisible, recouvert de gazon jeune
Nulle trace de l’immeuble démoli récemment
Sauf cette empreinte sur la maison siamoise de cet endroit appelé autrefois « Le nid »

Chez moi

Chez moi quand je suis devenu parent en résidence solitaire avec les deux enfants quand la glace mouillait quand je suis tombé quand je me suis éclaté l’épaule et que tout le monde est venu m’aider chez moi où les poètes venaient manger dormir écrire se faire bercer chez moi quand on a appris pour la mort de l’autre chez moi quand on me posait des questions à propos de ma vie pour savoir comment ça tenait ensemble tout ca et que je répondais sous morphine « je pense que c’est à cause de la poésie. »

On avait suivi un cours d’été ensemble, au début. Il y était question de psychanalyse et d’autofiction. Nos mains levées, les seules de la classe, suite à la question : « Qui d’entre vous a déjà consulté une voyante? »

J’ai oublié ton histoire.

Voici la mienne :

Ma voyante m’avait dit, le visage horrifié, de déposer mon sac, que ce bagage m’enlevait ma vitalité, que je devais vite me débarrasser de son contenu. Quelques jours auparavant, un homme, je croyais qu’il m’aimait, avait déposé en moi l’inacceptable. Le sac contenait ses affaires contaminées par toutes les violences récentes. En chemin vers la rue D’Auteuil, notre point de rencontre pour notre dernier échange que j’espérais bref et silencieux, la bouquinerie La feuille enchantée m’avait servie d’escale.

Lors de nos promenades sur le campus, tu me disais sans cesse que je devais protéger mon corps. Alléger mon sac à dos. Que c’était mieux pour la posture. Je t’ai écouté, des années plus tard.

Une purée collante, saveur melon éventré, maculait tout. Mes stylos, mes carnets, mes médicaments. Je ne laisse plus rien traîner au fond de mon sac, désormais.

Ensemble devant les ruines ensevelies

Pèlerinage amical, manger des jujubes à même le sachet
Quartiers de melons gélatine acidulée
Souvenirs et confidences
Toutes les fois où on avait pleuré côte à côte
Pêle-mêle
Sucre dans la bouche, se dire que c’est trop en gloussant
En garder pour une autre fois, comme une promesse

Juste après l’euphorie soudaine
Juste après l’accalmie
J’ai raconté cette peur paralysante
Ce qui planait et plane encore
Ce qui se passe chez moi
Les enfants qui grandissent
Cette crainte d’un deuil blanc
De voir mon enfant perdre la raison petit à petit

Et maintenant, j’ignore si tu

Ne me dis rien, s’il te plaît

Nos angles morts nos coins sombres nos songes-creux nos tranchées

C’est ainsi

Avoir su ce qui nous pendait au nez, j’aurais dis, nos épaules voisines et frissonnantes dans la tiédeur de la mi-août : « Vois à quel point c’est tranquille. Les structures pourrissantes mises à terre, déconstruites. Vois. Les prochains temps seront difficiles. Parmi les plus sombres de nos vies. Notre amitié, solide en apparence, n’y survivra pas. Je garderai au fond de mon sac à dos le reste de nos jujubes pendant plus d’un an, comme animé d’un espoir ridicule, et les jetterai après une averse de grêle, une nuit de mai. Je couperai tout lien avec toi. Pour arrêter de te faire mal. De me faire mal. Quand tout s’effondre, paroles contondantes, retenues et tournées contre soi, contre tous, en alternance, tournoient. »

Si j’avais eu le don de voyance, je t’aurais demandé si tu étais prêt et tu aurais hoché la tête gravement. Les jujubes rangés dans mon sac avant de te raccompagner à ton arrêt de bus, je les aurais tous mangés en cachette après. J’aurais attendu la tempête comme on suit un bulletin de météo. Une fois tout le monde à l’abri je me serais préparé à vivre un grand deuil de toi.

Je n’ai pas le don de voyance. On me dit de passer à autre chose, d’arrêter de penser à tout ça.
Je n’ai pas le don de voyance alors j’essaie de me protéger. De retrouver mon équilibre en silence.

Je n’écrirai plus à propos de ceci, ne parlerai plus de ceci, sauf si on me le demande. Les pièces à conviction traîneront sur la table, en exposition permanente. J’ai vidé mon sac pêle-mêle. Après une chute, recoller les morceaux peut prendre du temps. J’en suis encore à trier ce qui m’appartient ou pas.

J’ai pensé abandonner suite à ces jours terribles, devenus mois, saisons…
Un.e ami.e m’a dit : « Il faut que certain.es d’entre nous restent. Tu es aimé. N’en doute jamais. »

Je suis encore là et j’ai peur d’écrire ce texte, deux ans après le début de ce deuil qui frappe encore plus fort qu’une mort subite.

Je suis aimé
J’essaie de le croire
Et d’agir en conséquence
Les garde-fous ne retiennent pas grand-chose, en vrai

Je signe toutes les clauses de non-harcèlement jointes en annexe et je continue le travail.

Je reste, tant que ce sera possible.

Je fais des vœux mais n’espère rien.