Hélène Matte m’avait donné rendez-vous au café Maelstrom, rue Saint-Vallier à Québec. Je patientais contre un tronc d’arbre en ignorant qu’elle m’attendait déjà à l’intérieur. Son sourire franc m’a accueillie quand je suis entrée quelques minutes plus tard et nous nous sommes assises à une table près de la fenêtre.

Je l’ai remerciée d’accepter de me rencontrer. Le caractère atypique de son parcours avait éveillé ma curiosité. Hélène est une poète indisciplinée. Une femme qui écrit, dessine, chante, respire, profère, performe, filme, organise, récite, écrit encore.

Je lui demande de me parler d’elle, de son travail, de ce qui l’anime. J’ai peu de questions en tête, préférant miser sur la spontanéité de notre conversation.

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J’ai commencé mon cursus universitaire avec un certificat en création littéraire. J’ai fait mon BAC puis ma maîtrise en arts visuels avant de me lancer dans un doctorat de recherche-création en littérature, arts de la scène et de l’écran.  Puisque j’ai papillonné d’un projet à l’autre, de stand up poétiques à commissariat d’expo, en passant par les livres et la famille, il m’a fallu dix ans pour déposer ma thèse !

De quoi parle ton doctorat ?

Je me suis intéressée à la littérature orale. En résumé, ma thèse porte sur la « parenthèse Gutenberg ». C’est une théorie selon laquelle l’imprimerie est une parenthèse dans l’histoire.  Que l’oralité primait et colportait certaines valeurs dans un ordre social et culturel que l’imprimerie est venue chambouler. Je voulais aller aux sources de la poésie, ça m’a permis de plonger dans l’univers médiéval, qui m’a toujours inspiré. Puis de l’autre côté de la parenthèse, on trouve les poésies hors-livre : action, sonores, visuelles, élémentaires. De belles matières à mettre en liens. L’écriture a été très présente parallèlement à mes recherches et à ma pratique des arts visuels. Puis, par un concours de circonstances, j’ai fait de plus en plus de performances poétiques.

C’est-à-dire que dès le début de tes explorations poétiques et artistiques, tu ne t ’es pas inscrite dans les méthodes et mediums de diffusion plus « classiques » ?

J’étais de nature réfractaire. Ce qui m’a donc d’abord attirée, c’était les avant-gardes. Je venais des arts visuels et la performance m’intéressait beaucoup. À 20 ans, j’étais punkette, le théâtre m’apparaissait psychologisant et m’emmerdait…j’avais besoin d’authenticité, de matières et de déconstruction. Mais j’aimais la poésie et surtout les scènes ouvertes. Très tôt j’y ai participé. C’était la fin des années 1990. Enfin la poésie reprenait vie au centre-ville. J’ai contribué à son actualisation.

Après, j’ai eu la pulsion de faire des one-woman shows. Rapidement j’y ai inclus de la vidéo, je créais des sortes de « tableaux » autour des textes. Puis j’ai créé les Chansons dégoulinantes et Poèmes acculés, qui sont sortis sur cd. Donc, ma première publication était sonore ; j’étais déjà dans la vocalité.

Vocalité… c’est un mot que j’ai relevé. Dans ton doctorat c’est une notion autour de laquelle tu gravites. J’y vois aussi le caractère éphémère de la voix comme un matériau. Et ton éloignement de l’objet livre.

Oui, vocalité est un terme de Paul Zumthor, qui a désormais une grande influence dans la manière de nommer ma pratique. Il parle aussi de mouvance de la voix. Dans mon cas, ça s’applique à ma démarche en général. Il y a l’idée de tout le temps récupérer une matière pour en faire d’autres choses. C’est comme s’il n’y avait jamais de produit fini ; un texte amène à faire une action ou une vidéo, la vidéo est utilisée dans un spectacle…

La principale différence entre l’idée plus « classique » d’un auteur et quelqu’un qui va dans le « hors livre », c’est que dans le second cas, on ne travaille jamais seul. J’ai des collaborateurs qui s’occupent du son, qui réalisent… Pour ma part, je joue souvent le rôle de directrice artistique. Ce sont mes textes et ma voix, mais selon les projets, je délègue plus ou moins. Quelquefois, je donne même carte blanche. Je ne suis pas la conscience absolue, d’autant plus que j’aime travailler sans tout-à-fait savoir où je vais. Le but n’est pas d’atteindre un résultat précis, c’est de découvrir.

Tu n’as pas forcément d’idée très précise en tête ?

Non. J’ai une idée mais ça me prend du temps pour trouver ce que c’est. (Elle rit).

Je demeure à l’écoute, mon approche est instinctive… Par exemple, pour l’instant je n’ai pas envie de faire du stand-up. Je tends vers des collaborations nouvelles et, en même temps, le livre m’attire davantage.

Alors quel peut être ton point de départ ? Ce qui va t’accrocher ?

C’est jamais la même chose.

Quand tu écris par exemple ?

Quand ce n’est pas des bilans et des demandes de subventions ? (On rit). J’écris régulièrement des articles pour des revues culturelles. Côté création, j’ai pioché dernièrement sur un manuscrit intitulé Lieux toxiques. Après avoir fait la gaffe de le transmettre à un seul éditeur et perdre mon temps à me décourager, j’ai repris du poil de la bête et suis tombée sur une maison d’édition extraordinaire. Conifère est une nouvelle venue basée à Québec. Elle a déjà plusieurs recueils à son actif, dont les couvertures illustrées par Mathieu Potvin sont plus belles les unes que les autres. Ça fait tellement du bien d’être soutenue et diffusée ! Les refus, les ratés font partie de la job mais il faut bien des bons coups de temps en temps !

Donc tu approches quand même des maisons d’éditions.

J’ai d’autres manuscrits en plan. Il y a un recueil qui murit dans ma tête. Plusieurs sont en jachère dans mes tiroirs.  Il y a un projet que j’ai commencé en 2016. J’y reviens de temps en temps et j’ai toujours à changer quelque chose. C’est rare que je m’assoie pour écrire, je suis toujours à faire plein d’affaires en même temps. Espérer publier, c’est chiant parce que c’est long. Je m’impatiente. Parfois les maisons d’édition ne donnent même pas de réponse. Toutefois, je crois en ce manuscrit, il est très éclaté et expérimental. Il ne ressemble à rien. C’est un essai conceptuel sur Gertrude Stein et peut-être finalement, sur l’impermanence et l’inachèvement…

Ah oui, tu en parlais dans ta performance Permutation de la rose il me semble. C’est un travail avec le langage, tu pars d’une histoire vraie ?

Oui. Il y a un peu de ça dans l’essai, mais ça s’éloigne de la performance. Le point commun entre les deux, c’est la phrase de Gertrude Stein qui dit :

« La civilisation commence par une rose.  Rose is a rose is a rose… »

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Tu sais, ce qui est dur, c’est d’avoir l’impression que tout est à recommencer.

Continuellement ?

Souvent. Parce qu’avec les arts visuels j’ai été habituée à fonctionner par projet. Ça fait 25 ans que je fais des projets. Ça dure un an. Deux ans. Trois mois. Je peux pas dire que ça n’a pas avancé, il y a une certaine continuité et j’ai une certaine reconnaissance, mais avoir tout le temps plein de projets, ça use.

Une forme d’incertitude. C’est peut-être ça qui est usant.

Je le dis encore : je ne sais pas ce que je vais faire quand je vais être grande ! Je sais pas. (On rit). Si la tendance se maintient, je devrais faire plein d’affaires quand je serai grande parce que je fais tout le temps plein d’affaires ! Mais c’est comme s’il n’y avait jamais d’aboutissement.

Est-ce que c’est pas ça qui te tient dans une sorte de curiosité, de créativité ?

Oui, sûrement. En ce moment, par exemple, je fais de la médiation culturelle et j’ai envie de développer un projet à long terme. C’est comme si je changeais de rythme, que j’entrais dans un nouveau cycle. Je n’ai pas encore trop parlé de la notion de cycles, mais elle est importante dans mon processus créatif. Des cycles qui sont tantôt des mediums, tantôt des rencontres, ou encore des thèmes. Je crois que c’est la forme que prend mon parcours : des cycles qui sont des engrenages de différents diamètres et qui me mettent en mouvement.

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Ces dernières années, j’ai développé la vidéo. Avec la pandémie, c’était le temps d’aller sur les plateformes. Maintenant je peux dire que j’ai un réseau international, avec une trentaine de vidéos-poésies qui ont circulé dans plus de soixante-dix festivals. C’est devenu plus rare que je fasse de la performance ou que j’écrive. (Elle réfléchit) Bah…c’est pas vrai. J’étais de la troupe des Éphémères lors du festival Québec en toutes lettres cet automne. Et puis j’ai fait une résidence en 2021 avec une artiste française, Marion Collé. On a beaucoup écrit ensemble.  Ça a donné un spectacle multidisciplinaire et quelques vidéo-poésies, dont une qui s’appelle « Le gigot » (elle rit).

Il y a dans ta démarche quelque chose de très vivant ; tu as besoin de mêler ta voix et tes expériences à celles des autres. Ça t’a toujours intéressé de participer à des projets collectifs ?

Oui, j’aime quand il y a des gens impliqués. J’aime l’idée de compagnonnage et de solidarité.  J’aime aussi gérer la complexité. Je pense que c’est pour ça que je me suis jamais tenue à un genre ou un medium, et que j’ai besoin de m’entourer.

Quand j’étais plus jeune j’avais souvent l’étiquette d’être une artiste engagée. Mais je déteste les étiquettes. Je change de case quand je me sens moins unique en mon genre, puis là j’invite d’autres personnes à profiter du nouvel espace. Finalement, le gros de ma vie sociale, ce sont les gens avec qui je travaille.

C’est marrant : tu es à la fois très autonome et libre, mais tu cherches à être avec des gens pour créer. J’ai l’impression que tu t’éloignes de l’aspect plus « institutionnel » pour aller créer toi-même ton cadre.

Oui, mais en même temps ça serait faux de dire que je suis en dehors des institutions, parce que je suis une artiste subventionnée et j’ai la chance de participer à de nombreux évènements. Cependant, j’ai toujours été travailleuse autonome. Cette façon de faire très libre, c’est stimulant, mais en même temps, ça impose de savoir dealer avec une certaine précarité.

Comment tu arrives à vivre de tout ce que tu fais ?

Longtemps je vivotais… mais là avec ma bourse de post doctorat et le contrat au ministère de la culture et des communications (comme spécialiste en arts visuels), je ne peux plus dire que je suis une prolétaire culturelle comme je me suis amusée un temps à le dire. À de rares occasions, dans ma bio, j’écris que je suis une mercenaire culturelle. (On rit).

C’est pour rigoler là, quand on essaie de se définir. Je suis une artiste. Et finalement, on est tout le temps en train de se vendre, ça ne se fait pas tout naturellement. Cet aspect-là… je ne sais pas entre la littérature et les arts visuels si c’est vraiment différent. Faut être bons gestionnaires et ne pas se prendre la tête dans l’ego. C’est de même partout.

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Grosse question qui me vient. Pourquoi la poésie c’est important pour toi ?

C’est vraiment une question essentielle en effet ! Pour moi, ça signifie la liberté, mais bon, c’est très cliché. En fait, j’aime l’idée d’une poésie de la rencontre. Mais je trouve que la voix, pas la voix intérieure de l’auteur mais la voix physique et tout ce qu’elle comporte, c’est cette singularité-là qui m’interpelle et qui est pour moi la poésie…  La poésie, c’est aussi une école permanente. Quand j’ai commencé à fréquenter des scènes ouvertes, j’y ai développé ma capacité d’écoute.

La voix des autres.

Oui… Entendre tout ce qu’il y a dans une voix au-delà des mots qui sont dits, je trouve que c’est un accès à la personne, voire à l’humanité. Les gens qui lisent pour la première fois, qui n’ont pas de formation et vont participer à la scène ouverte, et voir comment monter sur scène pour eux ça a une incidence. Ils sont généreux, ils sont courageux… certains sont prétentieux. Tout ça, tout ce qui se passe là, c’est tellement précieux. Tu as accès à quelque chose. Parfois, il n’y a rien de mieux que le moment. Faut être là.

Vraiment au départ pour moi la poésie, c’est ça. Cette singularité-là des voix. Une espèce de pulsion de vouloir communiquer. Il y en a qui rendent la lecture vraiment esthétique et d’autres qui essaient autre chose. Il y a toutes sortes de degrés. C’est la variété. La normativité est quand même présente, des courants émergent et certains thèmes ressortent, mais tu as beau avoir des intentions, il y a toujours quelque chose qui nous échappe.

(Elle arrête de parler, s’enfonce dans sa chaise et prend quelques secondes)

Tu n’es pas tannée de m’écouter ?

Non, pas du tout. J’adore entendre parler les artistes de ce qui les anime.