On dit souvent de l’écriture d’Audrée Wilhelmy que c’est une écriture « viscérale ». Ses mots nous atteignent au plus profond de nous-mêmes, nous triturent le dedans, comme un enfant curieux fouillant les restes d’un petit animal avec un bâton. L’autoportrait qu’elle publie à l’automne 2017 dans la revue Lettres québécoises commence ainsi : « Je suis un ventre… »

J’ai eu dernièrement la chance de discuter de création littéraire avec elle. C’est en route pour la Côte-Nord, alors que les paysages défilaient autour d’elle, qu’elle a tenté de m’expliquer comment dénouer le « filet de nœuds » qui nous enserre les entrailles pour en faire de la littérature.

Christine : J’avais envie de débuter par la fin, donc de commencer avec Peau-de-Sang, ton tout dernier livre. Peux-tu me parler de sa genèse ?

Audrée : J’ai commencé à penser à ce projet-là après avoir rendu visite à Simon-Pierre Lemelin, au Saguenay-Lac-Saint-Jean. Il est artiste en arts visuels, mais aussi garde forestier. Il a une pratique pluridisciplinaire axée sur des questions en lien avec la chasse… Il y avait une œuvre, faite avec des plumes d’oie et des balles de fusil, qui m’a vraiment frappée. Puis après ça, on est revenus dans une espèce de grosse tempête de neige avec de gros, gros flocons. Les plumes et la neige se sont superposées pour créer une image qui m’est restée longtemps en tête. Ce qui a initié le projet, c’est la conjugaison entre l’idée de la pureté des oies et celle de leur chair, une fois plumées, de leur organicité.

Christine : À partir d’une image comme celle-là, comment toute une histoire peut-elle se déployer ?

Audrée : Assez vite, j’ai eu l’idée d’un monologue. L’idée d’un « je » qui prend la parole m’intéressait. Puis, j’avais envie d’écrire une histoire où ce que le lecteur lirait et ce que l’histoire raconterait seraient deux choses différentes. Parce que le roman s’ouvre avec la mort du personnage, le lecteur se retrouve dans une position où il essaie d’évaluer ce qui a pu se passer, alors que le livre parle davantage des transformations sociales qui ont précédé l’événement. Le jeu m’intéressait : je voulais que le lecteur soit en posture d’enquête et que l’histoire raconte autre chose. Après, progressivement, les personnages ont surgi, puis une voix pour porter le texte… Éventuellement, j’ai eu l’idée du chœur. Ça a été un point de bascule, quand je me suis rendu compte que d’autres voix pouvaient interrompre la voix narrative et que ces voix-là pouvaient former un chœur. C’est tout un enchaînement qui a été très excitant à développer, mais le travail s’est réparti sur trois ans.

Christine : Dans une entrevue donnée au Devoir, tu as dit que le personnage de la Yaga était important pour toi, parce qu’elle représente ce que tu aspires à créer à travers tes œuvres en arts visuels, soit « un rapport à la vie qui est en dialogue avec la mort de façon apaisée ». Dirais-tu que c’est une idée qui traverse aussi toute ton œuvre littéraire ?

Audrée : Oui, je pense que ça traverse tout ce que je fais, en fait. J’essaie de construire mon œuvre littéraire et ma vie de façon à ne pas ressentir d’amertume en fin de parcours et ce, peu importe quand cette fin arrivera. J’ai envie d’y arriver paisible et j’ai envie d’aider d’autres à y arriver paisibles aussi. On a tendance à voir la fin comme une tragédie, mais c’est quelque chose qui est de l’ordre de la normalité et qui pourrait être célébré. La mort fait partie de l’expérience de vivre, au fond. Célébrer la vie au lieu de pleurer la mort pourrait être très transformateur. Bref, la figure de la Yaga est importante dans Peau-de-Sang, mais elle est importante dans la vie que je mène aussi.

Christine : Dans Peau-de-Sang, il y a des références au conte de Peau d’Âne et, comme dans ce conte classique, les vêtements, les textiles occupent une place importante dans ton roman. Peux-tu me parler de la symbolique des vêtements dans Peau-de-Sang ?

Audrée : Il y a cette construction d’un savoir féminin qui serait inaccessible aux hommes – comme on a rendu tant de savoirs inaccessibles aux femmes pendant longtemps –, donc un savoir entouré d’une espèce d’aura de magie et de mystère, qui suscite la fascination des hommes – particulièrement pour le personnage du notaire. Ce qui m’intéressait aussi, c’était la figure de l’artiste. Pour le personnage de Déléanne et les filles qui viennent faire leur trousseau chez Peau-de-Sang, la broderie et la couture sont de l’artisanat. Elles font l’apprentissage d’un savoir, de l’ordre de l’utilité et de la beauté au quotidien. Mais le travail de Philomène et de Peau-de-Sang est un véritable travail artistique. On le voit au temps que Philomène met à perler son corsage : elle élabore une œuvre, la porte et en fait une œuvre d’art vivante quand elle se met à danser au mariage. Ce qui a trait à l’artisanat peut devenir de l’art dans les mains de certaines personnes, ce qui a souvent été enlevé aux femmes. Moi, je ne brode pas de cette façon, mais je connais des brodeuses qui créent des œuvres extraordinaires. Les musées s’ouvrent tranquillement aux arts textiles, mais pendant longtemps, les œuvres de ces femmes-là étaient considérées comme de l’artisanat. Donc, c’est la célébration de cette forme artistique principalement féminine qui m’intéresse, finalement.

Christine : On pourrait dire que le textile occupe aussi une place importante dans ta vie, que ce soit par rapport à l’artisanat que tu pratiques ou aux vêtements que tu portes. Comment est-ce que ton habillement et d’autres gestes de la vie de tous les jours s’inscrivent dans ta démarche artistique ou font écho à ton écriture ?

Audrée : Pour moi, ces éléments ne sont pas différenciables. Tout remplit une fonction utilitaire : m’habiller, c’est d’abord utilitaire. Mais il y a aussi une dimension esthétique, et une dimension narrative, et toutes ces choses-là vont ensemble. J’allume mon poêle à bois le matin ; il faut que je chauffe ma maison. Mais il y a le geste, il y a les odeurs aussi, et le fait que j’écris sur ce geste-là… On parlait de la Yaga, plus tôt, et je te disais que c’est un morceau qui est lié à la vie, aussi… Tous ces morceaux-là, tout ce que je suis et fait, s’entre-répondent à travers mes œuvres. Les vêtements que je porte, les livres que j’écris, les gestes d’artisanat que je pose… Tout ça s’entre-alimente. Dans Peau-de-Sang, je décris très, très rapidement la préparation d’une teinture pour le fil. Pour écrire ces deux lignes-là, j’ai fait plein de recherches. Et cet été, après avoir fini le livre, j’ai teint du fil. J’ai essayé cette technique-là, parce que j’avais lu sur elle afin d’écrire mon livre. Et je vais intégrer le savoir acquis à un prochain roman. C’est très circulaire.

Christine : Es-tu constamment en train de nourrir ton travail créatif ou est-ce qu’il arrive que l’artiste prenne des vacances ?

Audrée : C’est impossible, prendre des vacances de ça. C’est une façon de vivre. C’est un peu fatiguant par moments, mais au fond, on n’arrête jamais de penser. Je n’arrête pas d’alimenter mon poêle à bois. Il n’y a pas de bouton « On/Off », sur cette chose-là. C’est en continu.

Christine : Dans l’autoportrait que tu as écrit dans la revue Lettres québécoises, tu dis que tu n’écris pas avec ta tête, mais plutôt avec tes trippes. Comment est-ce que tu fais pour laisser s’exprimer les émotions et les sensations brutes qui viennent du ventre sans interférer avec ta tête ?

Audrée : J’aimerais te dire qu’il y a une action volontaire de ma part là-dedans, mais il n’y en a pas vraiment. Ça se manifeste de cette façon. Je pense avec mon corps. C’est comme ça que je vis, c’est comme ça que je perçois et que je comprends le monde. D’une certaine façon, pour moi, le rationnel est sensoriel. Je suis capable de parler de mon écriture a posteriori, il y a une démarche intellectuelle en arrière, mais au moment d’écrire… Ça se produit, simplement !

Christine : Dans ce cas, à quel moment ou de quelle façon est-ce que ta tête intervient dans l’écriture ?

Audrée : Dans le langage. C’est un mécanisme où tout fonctionne en même temps, mon cerveau pense au langage, au son, à la rythmique… Tout est simultané. C’est un mouvement qui est à la fois organique et syntaxique, et j’imagine que c’est mon cerveau qui l’orchestre. Et je réfléchis avant, en fait : pour développer mes personnages, m’amuser avec la structure, établir le cadre, savoir où ça s’en va… Mais une fois que j’arrive dans l’écriture, la réflexion a déjà été faite, donc je peux être dans le langage, dans les sens… La réflexion se passe avant. Et elle se passe après.

Christine : Est-ce que tu dirais que c’est une forme d’écriture automatique ?

Audrée : Non, parce que c’est une écriture qui est très contrôlée du point de vue de la langue. Je n’ai pas vraiment de phase de réécriture. Je n’écris pas une première version, puis une deuxième… Mais je réécris chaque paragraphe quinze fois ! La réécriture se fait au fur et à mesure. Ce n’est pas de l’écriture automatique, mais c’est peut-être à la limite de la transe. Ce n’est vraiment pas le bon mot, mais parfois, je me relis et je ne me souviens plus comment sont advenues ces phrases-là. Je me souviens de les avoir écrites, mais pas du chemin qu’elles ont fait. On entre en soi, on entre dans le terrain de l’écriture, et on entre dans une autre temporalité, un autre rapport au réel…

Christine : Dans un article intitulé « La princesse et sa soupe : De l’usage du conte comme outil romanesque », publié dans Le crachoir de Flaubert en 2017, tu dis que, pour toi, l’intérêt d’utiliser le conte comme matériau de base de ton écriture, c’est d’essayer de reproduire l’espèce de neutralité narrative du conte classique dans le but d’écrire des romans qui seraient amoraux. Peux-tu me parler de cette idée, d’écrire des romans amoraux ?

Audrée : Je suis contente, je ne suis pas en contradiction avec moi-même toutes ces années plus tard ! La question de l’amoralité fait maintenant partie de ma façon d’écrire, donc elle est moins présente dans ma réflexion qu’avant, mais il reste que je m’intéresse à la construction d’univers qui ne posent pas de jugements moraux sur eux-mêmes. Dans Peau-de-Sang, il n’y a pas de jugement qui est posé sur le féminicide. L’univers et le cadre référentiel ne jugent pas les pulsions des personnages. Le lecteur peut le faire. Et donc, il est davantage question des raisonnements du lecteur que d’une réponse que le livre lui imposerait. Dans un livre comme Le corps des bêtes, où la question de l’inceste est abordée, le lecteur peut très bien comprendre les pulsions de l’enfant et, en même temps, comprendre que la situation n’a pas de bon sens. La tension entre les deux a quelque chose de confrontant, mais est très intéressante.

Christine : En ce qui concerne la réception de tes livres, est-ce que le fait de confronter le lecteur de cette manière crée plus de réactions positives ou de réactions négatives ?

Audrée : Ça m’est arrivé de me dire que je prenais des risques, mais ça ne m’est jamais arrivé d’avoir des problèmes à la réception. Avec Les sangs, par exemple, certaines personnes m’ont dit : « C’est un livre tellement féministe, ces femmes qui prennent le contrôle de leurs pulsions et de leurs désirs… », et d’autres m’ont dit : « C’est tellement anti-féministe, les femmes se plient à la vision patriarcale ou aux attentes de l’homme… » Les deux lectures sont cent pour cent défendables. Je trouve ça fantastique de pouvoir dire à ces deux personnes-là : « Ta lecture est légitime », sans avoir à m’avancer sur ce que j’ai voulu faire ou ce que j’ai voulu dire. Ça laisse de la place au lecteur, qui fait toujours un travail d’interprétation. Toujours. Je pense que permettre toutes ces lectures est une façon de me protéger aussi. Je ne peux pas être déçue par la façon dont le texte est lu, si je sais que toutes les lectures sont possibles.

Christine : Après avoir commencé par la fin, finissons avec le début ! Dans le texte mentionné précédemment, tu racontes une version de La princesse au petit pois que ton père te racontait quand tu étais enfant pour te convaincre de manger ta soupe au pois. Puis, tu conclues que « le conte est un outil malléable dont on peut faire ce qu’on veut ». Penses-tu que ta démarche d’écriture a été directement inspirée de ce conte ou encore par d’autres expériences de ton enfance ?

Audrée : Pas de ce conte-là particulièrement, mais de mon expérience d’enfant, assurément. On est tous constitués de traces d’imaginaire. Le mien était très littéraire, d’une certaine façon. J’ai des parents qui m’ont transmis l’art, la culture… Ils m’ont appris la malléabilité de cette matière-là, parce qu’eux-mêmes la réinventaient, en changeant leur façon de raconter une histoire d’une fois à l’autre… Je ne sais pas comment ça s’est construit exactement, parce que ce sont des phénomènes de petite enfance, mais le fait d’avoir eu accès très tôt à la matière du conte fait que je me sens bien outillée pour la manipuler à ma guise.

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Audrée Wilhelmy dit qu’elle ne sait pas broder comme une artiste, mais c’est faux. C’est avec des sensations, des mots et des plumes d’oie, qu’elle brode son art.