L’agora du Collège Lionel-Groulx bourdonne doucement en ce mercredi midi d’automne. Je suis venu dans le cadre de la Foire féministe de l’IREF, une tournée des cégeps où je présente mes recherches à des groupes de collégiens. Mon objectif? Ouvrir avec eux une réflexion sur l’imaginaire écologique et explorer le « monde possible habitable » (1975 : 111), pour reprendre l’expression de Paul Ricœur, que nous propose la pensée écoféministe. Cette pensée qui, plutôt que de voir la nature comme une ressource à exploiter, la conçoit comme un tissu de relations à cultiver.

Devant les cent cinquante visages qui me regardent, je déploie le cœur de ma thèse, l’émergence d’une écriture que je qualifie d’écoanalogique. Cette forme d’expression littéraire, déployée principalement par des femmes scientifiques dans leurs ouvrages de non-fiction, fait fleurir la personnification, l’analogie et le récit, non pas comme de simples ornements stylistiques, mais comme de véritables outils de connaissance. Ces procédés leur permettent de rendre visible ce qui, trop souvent, nous échappe : l’intelligence et l’agentivité des formes de vie non humaine qui partagent notre monde – qu’il s’agisse d’animaux, de plantes, de champignons ou de ces microbes invisibles qui nous habitent et nous transforment.

Pour incarner cette approche, je convoque d’abord la figure tutélaire de Rachel Carson, cette biologiste marine qui, dès 1941, ose briser les conventions de l’écriture scientifique. Dans une prose à la fois rigoureuse et sensible, elle pose ce geste radical, celui de prêter une voix aux créatures marines, non pas pour les anthropomorphiser, mais pour révéler leur altérité sensible. Je raconte aux étudiants son portrait d’Anguilla, cette anguille dont la vie tient du mystère et de l’épopée. Un poisson qui, après avoir vécu dans les rivières d’Europe ou d’Amérique, traverse l’immensité de l’Atlantique pour rejoindre la mer des Sargasses, y pondre ses œufs et y mourir. Carson ne se contente pas de décrire ce périple, elle nous fait sentir la puissance de cet appel ancestral, cette chorégraphie millénaire inscrite dans la chair même de l’animal.

Je leur parle ensuite de Jane Goodall et de sa rencontre avec David Greybeard, ce chimpanzé qui allait bouleverser notre compréhension de l’intelligence animale. Je décris ce moment crucial où, tapie dans la forêt de Gombe, elle observe ce grand mâle manipuler délicatement une branche, la dépouiller de ses feuilles, puis l’insérer dans une termitière pour en extraire sa nourriture. Cette scène, en apparence anodine, devient une révolution. Elle démontre que l’humain n’est pas le seul fabricant d’outils. Mais plus encore, le récit que Goodall en fait révèle comment l’observation patiente, attentive, peut devenir une forme d’intimité trans-espèces, une manière de connaître qui engage tout l’être.

J’évoque ensuite Lynn Margulis, cette microbiologiste visionnaire qui bouleverse notre conception même du vivant. Sa théorie de l’endosymbiose nous révèle que chaque cellule de notre corps est en réalité une communauté, le fruit d’une collaboration ancestrale entre différents microorganismes. Cette idée résonne particulièrement aujourd’hui, alors que nous découvrons l’importance vitale de notre microbiote, cette constellation de milliards de microbes qui habitent nos corps et participent à notre santé, notre digestion, même nos émotions. Margulis nous invite à nous voir non plus comme des individus autonomes, mais comme des écosystèmes ambulants, des holobiontes en perpétuelle négociation avec nos symbiotes microscopiques.

Je termine ce portrait des pionnières avec Suzanne Simard, dont les découvertes transforment notre vision de la forêt. Dans les sous-bois de Colombie-Britannique, elle révèle l’existence d’un réseau mycélien qui relie les arbres entre eux, une toile souterraine par laquelle transitent nutriments et signaux d’alerte. Ce qu’on décrivait autrefois comme une compétition féroce entre les arbres se révèle être un réseau de collaborations orchestré par les filaments microscopiques des champignons.

Ce qui me fascine dans le parcours de ces chercheuses, c’est leur découverte commune : la langue littéraire permet de cartographier des dimensions du vivant qui échappent à la prose technique. Elle rend visible ce qui reste souvent dans l’angle mort du langage scientifique conventionnel, à savoir l’infinie complexité des relations entre les êtres, leurs façons de coexister, de s’influencer, de se contaminer (dans tous les sens du terme). Prenons Simard. Quand elle nomme arbres mères ces géants forestiers qui redistribuent nutriments et ressources à travers le réseau mycélien, elle ne fait pas que créer une belle image. Elle nous fait percevoir une réalité biologique profonde. Ces arbres exercent véritablement une forme de soin, de parentalité écologique. La métaphore devient alors plus qu’une figure de style; elle est un outil de perception qui nous permet de saisir, dans le tronc même du réel, des vérités qui dépassent notre vocabulaire habituel.

Ces scientifiques partagent aussi une même audace, celle d’avoir accepté d’être transformées par leurs objets d’étude. Au lieu de maintenir la distance objective traditionnellement exigée par la méthode scientifique, elles se sont laissé bouleverser par l’altérité du monde vivant. Cette ouverture a métamorphosé non seulement leur pratique scientifique, mais aussi leur façon d’écrire la science. En fusionnant rigueur empirique et sensibilité littéraire, elles ont ouvert la voie à une science plus attentive aux subtilités du vivant, une science capable de percevoir et de traduire la complexité vertigineuse des relations écologiques qui tissent la trame du monde – et nous tissent avec elle.

La période de questions arrive, et un étudiant saisit le micro. Sa question me prend au dépourvu par sa simplicité désarmante : « Qu’est-ce qui vous a amené à vous intéresser à ces textes-là? » Je souris, devinant la vraie question qui se cache derrière. Comment en vient-on à consacrer des années de sa vie à étudier la représentation des microbes dans la littérature? Quel chemin mène un chercheur à s’intéresser aux récits de champignons souterrains et de bactéries symbiotiques?

Ma réponse prend la forme d’une « tranche de vie », celle d’une transformation qui a commencé à leur âge. Je leur raconte comment, fraîchement sorti du cégep, j’avais économisé pendant deux étés pour réaliser un rêve. Partir plusieurs mois en Europe, sac au dos, pour une randonnée de 1600 kilomètres. Ce que je ne savais pas alors, c’est que ce voyage allait m’initier à l’écologie d’une façon que je n’aurais jamais imaginée. Car c’est par la bouche d’une tique, par un minuscule pore de ma peau, que les bactéries sont entrées dans ma vie intellectuelle – et avec elles, une nouvelle façon de percevoir le monde vivant, ses interconnexions, ses vulnérabilités partagées.

Cette expérience personnelle s’inscrit dans une réalité écologique plus vaste, celle de l’anthropocène, où les destins humains et non humains s’entremêlent de façon inextricable. Comme le souligne Donna Haraway dans Vivre avec le trouble (2020), nous habitons une époque où les frontières jadis étanches – entre nature et culture, entre sujet et objet, entre santé et maladie – se révèlent de plus en plus poreuses. Ma rencontre avec la tique et ses bactéries n’était pas qu’un accident de parcours. Elle illustre ce que Haraway nomme notre sympoïèse, cette condition fondamentale d’interexistence avec les autres formes de vie qui partagent notre monde. Dans mon corps même, j’ai décelé cette vérité que la théorie tente aujourd’hui de nommer : nous ne sommes jamais vraiment seuls, jamais vraiment séparés du tissu vivant de la Terre.

Paradoxalement, plus ces frontières se révèlent poreuses dans notre compréhension théorique, plus il devient difficile de décrire le réel dans sa complexité vivante sans tomber dans l’abstraction. Comment parler de cette porosité sans perdre de vue la matérialité même de l’expérience? Comment témoigner de ces enchevêtrements sans gommer l’inconfort, l’inquiétude, parfois même la douleur que provoque cette intimité non choisie avec le non-humain? C’est précisément là que se situe l’enjeu de ma recherche-création : trouver une écriture qui ne cherche pas à résoudre le trouble, selon le terme de Haraway, mais à penser avec lui, à travers lui.

C’est dans cet esprit que je voudrais maintenant articuler ma conception de l’écocritique, non pas en cherchant à la figer dans une définition, mais en retraçant son évolution historique et en explorant ce que j’appelle « penser par les pores ». Cette expression, qui pourrait sembler n’être qu’une métaphore, devient, dans ma pratique de recherche-création, une méthode concrète pour appréhender les enchevêtrements écologiques qui nous constituent.

L’histoire de l’écocritique comme champ d’études trouve un moment charnière dans la publication, en 1996, de The Ecocriticism Reader. Sous la direction de Cheryll Glotfelty et Harold Fromm, cette anthologie fait plus que rassembler des textes fondateurs, elle cristallise un mouvement intellectuel en gestation. Vingt ans plus tard, dans son article rétrospectif, « Ecocriticism: The Expanding Universe » (2018), Fromm pose un regard à la fois critique et bienveillant sur l’évolution de ce champ qu’il a contribué à fonder, observant comment celui-ci s’est transformé au contact des défis environnementaux contemporains.

Les premiers pas de l’écocritique, dans les années 1990, portent encore l’empreinte d’une vision romantique de la nature. Les travaux initiaux s’ancrent dans une conception qui aujourd’hui peut sembler naïve : celle d’une nature pure, séparée de l’humain, un sanctuaire à préserver de notre influence. Cette approche, héritière des traditions pastorales, trouve ses racines dans l’œuvre d’écrivains américains comme Henry David Thoreau, qui voyait dans Walden Pond un refuge spirituel, John Muir, défenseur passionné des espaces sauvages, Aldo Leopold, théoricien d’une éthique de la terre, ou encore Annie Dillard, dont l’écriture transforme l’observation naturaliste en méditation mystique. Leur legs est ambivalent. S’ils ont contribué à éveiller une conscience environnementale, leur vision d’une nature sanctuarisée pose aujourd’hui question.

La maturation de l’écocritique s’accompagne d’une complexification nécessaire du regard. Fromm note comment les chercheurs en viennent à déconstruire l’idée même d’une Nature avec un grand N, cette entité supposément pure et intemporelle. Cette remise en question radicale ouvre la voie à une écocritique plus sophistiquée, plus critique, qui ne cherche plus à « sauver la nature », mais à comprendre comment nos idées de la nature sont historiquement et culturellement construites. Cependant, alors même que la critique maintenait cette approche constructiviste, les sciences de la vie connaissaient une révolution silencieuse. Les avancées en génétique, en biologie évolutive et en neurosciences révélaient progressivement l’extraordinaire complexité des relations entre les êtres humains et leur environnement. Ces découvertes rendaient de plus en plus difficile le maintien d’une vision anthropocentrique du monde.

C’est dans ce contexte que l’ouvrage de Stacy Alaimo, Bodily Natures : Science, Environment, and the Material Self (2010), marque un tournant. Son concept de transcorporéité ne se contente pas de décrire l’interconnexion entre corps humain et environnement. Il révèle comment la substance même de l’humain est inextricablement mêlée au monde plus qu’humain. Cette perspective reconnaît la complexité des interactions entre corps humains, créatures non humaines, systèmes écologiques et agents chimiques, interactions souvent imprévisibles et parfois troublantes. La transcorporéité n’est pas une métaphore, elle décrit plutôt la condition matérielle de notre existence.

Dans son analyse du syndrome de sensibilité chimique multiple et autres enjeux de justice environnementale, Alaimo avance que « le mot, la chair et la saleté ne sont plus des entités discrètes » (2010 : 14), saisissant ainsi la porosité des frontières entre le biologique, le social et le politique. Ce qui fait la force de son approche, c’est qu’elle maintient toujours un ancrage dans le monde vécu, dans l’expérience quotidienne et incarnée de ces enchevêtrements. Elle nous rappelle que ces questions ne sont pas que théoriques; elles s’inscrivent dans notre chair, dans nos vies.

L’écocritique connaît un tournant théorique important dans les années 2010, marqué notamment par la publication de Material Ecocriticism (2014). Cet ouvrage collectif témoigne d’une ambition nouvelle : développer des outils conceptuels capables de saisir l’agentivité de la matière elle-même. Des concepts comme la matière narrative et l’agentivité en émergent, proposant de repenser radicalement les relations entre discours et matérialité. Le terme même d’environnement commence à s’effacer au profit d’une réflexion plus fine sur la matérialité, reconnaissant que nous ne sommes pas simplement dans un environnement, mais que nous sommes faits de lui, constitués par ces matières que nous pensions inertes.

Face à cette évolution théorique, Fromm exprime toutefois son inquiétude. Il craint que la multiplication des concepts abstraits et des néologismes, souvent inspirés de la physique quantique, ne finisse par nous éloigner du monde concret qu’ils tentent de décrire. Les notions d’agentivité et d’enchevêtrement, si fécondes soient-elles, risquent-elles de rendre le monde plus opaque, plus insaisissable, alors même qu’elles cherchent à en révéler la complexité vivante?

Le diagnostic de Fromm est sévère, mais mérite d’être médité. « L’écocritique, écrit-il, s’est rapprochée d’un “académisme” spécialisé, un mal qui afflige souvent les disciplines des sciences humaines lorsqu’elles atteignent leur apogée et contemplent avec inquiétude l’abîme qui s’ouvre sous leurs pieds. » Il voit dans l’écocritique matérielle le risque d’une dérive vers « l’occulte, l’obscur et l’ineffable », alors même que les études environnementales sont nées d’une attention aux expériences sensibles, aux réalités tangibles. Sa crainte est que le champ ne se dissolve dans « une phase problématique d’écrits quasi philosophiques », où les spécialistes ne dialogueraient plus qu’entre eux, perdant de vue « l’environnement physique et politique qui donne sa raison d’être à l’écocritique » (2018 : 448 – ma traduction).

L’œuvre de Donna Haraway offre un cas d’étude fascinant de cette tension. D’un côté, ses concepts novateurs – la sympoïèse, le matériel-sémiotique, les cyborgs, le devenir-avec, les naturescultures – ont ouvert des perspectives révolutionnaires pour penser les relations entre discours et matérialité, entre corps et esprit. Ils nous ont permis de voir des connexions jusque-là invisibles, de nommer des réalités émergentes. Mais de l’autre, la prolifération de ces néologismes et leur complexité croissante risquent paradoxalement de nous désancrer du monde sensible qu’ils tentent de décrire. Ces outils conceptuels, si stimulants soient-ils au premier abord, peuvent finir par créer un écran théorique entre nous et le monde phénoménal qu’ils cherchaient initialement à éclairer.

Je reviens alors à mon expérience fondatrice : comment un minuscule arachnide, guidé par son flair pour la peau et les pores des mammifères, a pu faire faire à un être humain une thèse de recherche-création en écocritique. Cette formulation, qui emprunte le concept de faire faire à Bruno Latour (1999), suggère que l’action émerge de notre rencontre même – ni la tique seule qui agit, ni moi seul qui décide. Et ce n’est pas qu’un jeu théorique; c’est une manière de décrire une réalité vécue, une transformation concrète de mon rapport au monde et au savoir.

Faire le récit de ma rencontre intime avec la tique et les microbes n’est donc pas un simple exercice autobiographique, ni même un écho méthodologique à la démarche d’écriture des femmes de science que j’étudie. C’est une nécessité épistémologique. Reconnaître que ma pensée émerge de mon expérience corporelle, qu’elle est façonnée par mes interactions constantes avec le monde plus qu’humain. Mon corps, comme tout corps, n’est pas une forteresse imperméable, mais une membrane vivante, un lieu d’échange et de transformation permanente. La tique ne m’a pas seulement transmis des bactéries; elle m’a inoculé une nouvelle façon de penser, de sentir, d’être au monde.

Il y a une multitude de corps non humains qui s’expriment autour de nous, à travers nous, et que nous peinons encore à entendre, à accueillir, à traduire. Notre époque métamorphique – l’anthropocène – exige de nouveaux savoirs; des savoirs sensibles, incarnés, qui ne craignent pas de reconnaître leur propre porosité. C’est là que la recherche-création en écocritique trouve sa pertinence la plus aiguë. Non pas comme une simple méthodologie, mais comme une façon d’apprendre à penser autrement, à penser par les pores. Car c’est par ces pores que nous sommes en prise directe avec le monde, que nous respirons avec les autres, que nous nous laissons altérer – au sens étymologique le plus profond du terme : devenir autre.

Cette réflexion m’amène à jouer avec les mots, à les laisser se contaminer mutuellement : devenir-autre, devenir-tique, faire-écocritique. Se faire faire l’écho du cri de la tique. Ces formulations pourraient sembler n’être que des jeux conceptuels, des abstractions théoriques, mais quand je me frotte à la peau du réel, quand je sens encore, parfois, la trace de cette rencontre trans-espèces le long de mes nerfs, je comprends que ces mots composés ne sont pas que des métaphores. Ils sont les marqueurs linguistiques d’une transformation bien réelle, d’une métamorphose à la fois intellectuelle et corporelle qui continue de façonner mon écriture.

 

Bibliographie

ALAIMO, Stacy, Bodily Natures: Science, Environment, and the Material Self, Bloomington, Indiana University Press, 2010.

CARSON, Rachel, The Sea Trilogy, New York, The Library of America, 2021.

FROMM, Harold, “Ecocriticism: The Expanding Universe”, dans RICHTER, David H. [dir.], A Companion to Literary Theory, Hoboken, Wiley, 2018, p. 439–450.

GLOTFELTY, Cheryll et Harold FROMM [dir.], The Ecocriticism Reader: Landmarks in Literary Ecology, Athens, University of Georgia Press, 1996.

GOODALL, Jane, In the Shadow of Man, Boston, Houghton Mifflin, 1971.

HARAWAY, Donna Jeanne, Vivre avec le trouble, Paris, Éditions des mondes à faire, 2020.

IOVINO, Serenella et Serpil OPPERMANN [dir.], Material Ecocriticism, Bloomington, Indiana University Press, 2014.

LATOUR, Bruno, « Factures/fractures. De la notion de réseau à celle d’attachement », dans MICOUD, André et Michel PERONI [dir.], Ce qui nous relie, La Tour-d’Aigues, Éditions de l’aube, 2000, p. 189-208.

MARGULIS, Lynn, Symbiotic Planet: A New Look at Evolution, New York, Basic Books, 1998.

RICŒUR, Paul, La métaphore vive, Paris, Seuil, 1975.

SIMARD, Suzanne, Finding the Mother Tree, New York, Penguin, 2022.