La recherche en littérature est tout particulièrement armée pour déceler ce qui, dans des discours non littéraires, relève de la fiction.
Lucie Taïeb (2023)
Ça aurait pu rester vague, abstraitement inquiétant, sans cette tache rouge sur Google Maps. J’ai vu apparaître sur le territoire digital de Chicoutimi, puis Marseille, un problème : l’accumulation de déchets résiduels liés à la production d’aluminium. Quand je zoom sur les cartes virtuelles vers l’inscription Lac de résidus de bauxite, j’entrevois une forme contemporaine d’empiètement. Cet aplanissement territorial induit par l’anthropocène dont parle le théoricien de l’art Nicolas Bourriaud (2022). Une indistinction territoriale se forge autour d’une « signature stratigraphique de l’anthropocène » identique. Au Saguenay comme dans le sud de la France, des « boues rouges », toxiques et écarlates, s’accumulent dans des zones impénétrables. Quelque chose grandit, s’étend, et bientôt empiète sur nos forêts, nos tourbières, nos nappes phréatiques, nos mers, nos fjords et nos corps. L’existence de « matières précaires » est soumise à des « processus d’invisibilisation » (Jarry, 2023). Quelque chose résiste et croît, parce que c’est nous qui nous y dissolvons. Ces traces induites par la production industrielle d’aluminium reconfigurent les paysages (Fluck, 2019).
J’ai eu envie de m’aventurer dans les arrière-cours des raffineries, l’une de ces « périphéries » propres au monde capitaliste (Liboiron et Lepawsky, 2022), au moyen d’une écriture qui exhibe les débordements, ruissèlements souterrains et dispersions aériennes qui hantent nos chaînes de production, particulièrement à leur point d’arrivée. Au moyen d’une représentation poétique, il semble possible de mettre au défi la charge symbolique associée au concept de « déchet », en envisageant les nouvelles matérialités de l’anthropocène comme le point focal d’une expérience esthétique sensible, cohérente avec l’air du temps.
Par ailleurs, travailler sur la boue rouge pose un enjeu pratique important pour la création. Parce qu’elle est physiquement placée sous haute surveillance, on y accède seulement au moyen d’une quantité limitée de documents journalistiques, historiques et issus de la littérature grise, qui sont parfois truffés de formules euphémisantes, ou confinés dans des centres d’archives sous l’égide de grands consortiums, tels que Rio Tinto. Dès lors, comment aborder ces médiations qui font obstacle à l’expérience immédiate de l’objet poétique, la boue rouge ? Je propose que le recours à une pratique subversive du caviardage, du collage et d’autres opérations de déplacements (Hanna, 2010 ; Leibovici, 2020) favorise une pratique créatrice sensible, où l’expérience esthétique est centrée autour d’un dialogue critique avec ses propres sources d’information.
Temporalité lithique et « déchets ultimes »
Plurivoque, le concept de déchet renvoie à un imaginaire vaste, qu’on a surtout travaillé à définir par la négative en l’opposant aux « matières utiles, intègres », comme l’explique le philosophe Cyrille Harpet dans sa Philosophie des immondices (1999 : 53). Par ailleurs, les Discard Studies en général, les théoriciens Max Liboiron et Josh Lepawsky en particulier (2022), précisent ce postulat en y ajoutant une posture politique. Ils défendent une approche plus systématique quant au déchet, en analysant de manière critique les processus de gestion qui encadrent leur circulation :
Ainsi, une échelle temporelle plus ou moins longue associée à la dégradation d’un déchet sert de marqueur de différenciation entre différentes matières résiduelles ; le « déchet ultime » (Harpet, 1999 : 508) définit cette frange de matière dont la ténacité suppose une longévité d’ordre géologique. La présence prolongée de ces résidus accumulés engendre la formation de « nouvelles entités stratigraphiques » (Fluck, 2019) qui viennent perturber notre compréhension usuelle quant à la circularité de la matière. En effet, l’adage « rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme » se voit ébranlé face à cette matière qui se désagrège presque imperceptiblement, dans une lenteur d’ordre lithique. Car, comme l’écrit Cyrille Harpet, « aucune réintégration dans un circuit de production ne p[eut] être envisagée dans les conditions techniques et économiques du moment » (1999 : 77).
De ce fait, si cet « héritage passif de l’industrie » (Fluck, 2019 : 8) marque un tournant préoccupant – l’humain, « au même titre que l’érosion » ou d’autres phénomènes naturels (Fluck, 2019 : 19), a une incidence majeure sur les formations géologiques terrestres –, il a aussi pour effet de contester les discours d’écoblanchiment servis par les Rio Tinto de ce monde. Le statut ultime relatif aux déchets industriels acquiert alors une valeur politique ; les néoformations telles que ces crassiers de boues rouges (Fluck, 2019) qui nous survivront « ouvre[nt] une brèche dans la représentation d’une circularité parfaite des phénomènes cosmiques et écologiques » (Harpet, 1999 : 490). Et, par conséquent, attaquent des mythes sociaux tels que celui d’un aluminium « vert », en révélant qu’en réalité, cette recyclabilité « à l’infini » suppose l’entreposage, en amont, d’une quantité importante de matière toxique irrécupérable.
L’enquête littéraire poétique, ou comment se saisir de la boue ?
C’est donc à l’aune d’une problématisation théorique des systèmes de gestion détritique inspirée par les Discard Studies que j’ai réfléchi à la mise en place d’un dispositif littéraire critique, dont la visée serait de s’immiscer au cœur d’un paysage type de l’anthropocène. Mais évidemment, les crassiers se construisent et évoluent derrière les portes closes d’industries telles que Alcan inc. et Pechiney France (aujourd’hui Rio Tinto), qui informent le public au compte-goutte. Ce genre d’entreprise se heurte donc à des entraves concrètes : surveillance physique des complexes industriels et des communications internes et externes, privatisation de certains fonds d’archives et jargon scientifique hermétique en sont quelques exemples. Ces limites à l’enquête littéraire sont rapidement devenues le fil rouge de mon œuvre poétique, motivant une réflexion sur le stockage des déchets, mais aussi le stockage des documents qui en font état. Basé à la fois sur un corpus mixte et une méthodologie expérimentale permettant d’agir sur (lire : tordre) des documents qui « n’appartiennent » pas d’emblée aux usages littéraires, un écosystème documental (Leibovici, 2020) s’est alors mis en place.
a) Glanage et contournements, vers un corpus
C’est dans cette optique que la collecte de la matrice textuelle intègre l’œuvre : avant même les premiers remaniements poétiques, l’enquête expérimentale menant à des sources plus ou moins accessibles problématise déjà ce que la littérature peut révéler des documents – et du déchet dont ils traitent. C’est ce que Tania Vladova et Samuel Étienne appellent l’artialisation du paysage : « La démarche artistique de représentation des paysages composés part souvent d’un paysage perçu (« regardé », « remémoré », « imaginé ») que l’artiste construit à travers son regard, son style et ses techniques » (2020 : 94). Ici, le paysage perçu réfère à des espaces concrets (les crassiers), transposés au domaine artistique. La poétique de la boue rouge prend donc appui sur l’explicitation des conditions matérielles qui encadrent l’accès à la matière réelle et textuelle, dans un premier temps, puis à ce que révèlent les manipulations de cette dernière, dans un second. En effet, la composition d’un corpus éclectique et sa mise en récit tournent la recherche-création vers un travail de « prélèvements, [de] montages, [de] fusions de matériaux hétérogènes » qui « orient[e] notre regard vers l’univers physico-chimique, vers ces éléments invisibles qui déterminent en profondeur les sociétés humaines » (Bourriaud, 2022 : 100).
De manière concrète, le corpus est donc le fruit d’un assemblage divisible en trois catégories : 1) une revue de littérature scientifique concernant les boues rouges, 2) une collecte terrain durant l’été 2024 et 3) ce qu’on pourrait qualifier de glanage interdisciplinaire. Plus précisément, la catégorie 1 regroupe par exemple des documents d’ingénierie industrielle, tels qu’une fiche technique sur l’entreposage des boues[1], ou des études sur la revalorisation de certaines de leurs composantes (notamment les métaux lourds contenus dans les boues)[2]. Elle inclut aussi des documents d’archives (et leurs plans de classement) comme celles issues d’un fond partagé entre les archives départementales de Marseille (AD13) et l’Institut pour l’histoire de l’aluminium (IHA) à Paris, dont la mission est la conservation et mise en valeur du patrimoine historico-culturel lié à l’aluminium français[3]. D’autres ressources ont alimenté cette revue de littérature, telles que les verbatims de certaines allocutions publiques de Jacques Bougie (ancien président d’Alcan inc.) et des ouvrages traitant de la géopolitique de l’aluminium[4], prêtés par le Centre québécois de recherche et de développement de l’aluminium (CQRDA) à Chicoutimi.
Au-delà de ce (déjà large) spectre documentaire allant d’un registre technique à des textes à teneur historique, voire journalistique, le corpus a été enrichi d’une entrevue avec une militante du Comité de Citoyens pour un Vaudreuil Durable (CVD)[5], de deux visites dans des alumineries québécoises (celle de Rio Tinto à Alma et celle d’Alouette à Sept-Îles), par la commande en ligne d’un petit morceau de bauxite, la prise de vues d’anciens sites de déposition de résidus de bauxite abandonnés et la récolte de témoignage épars et de légendes urbaines en contexte informel. Finalement, la troisième partie du corpus, plus éclectique, visait l’accumulation de notes sur des œuvres issues de pratiques artistiques (le plus souvent visuelles) qui réfléchissent aux enjeux d’extractivisme, telles que l’installation médiatique « Bauxite en orbite » de l’artiste François Quévillon (2021), les briques crues en boue rouge de l’artiste-performeuse Elvia Teotski (2020) et l’essai littéraire de Matthieu Duperrex, Voyages en sol incertain. Enquête dans les deltas du Rhône et du Mississippi (2019).
b) Organiser l’hétérogène, une méthodologie à inventer
Une fois la récolte effectuée, il a fallu penser un agencement qui favorise à la fois les effets de mises en tensions que des rapprochements inusités. L’écriture doit agir contre l’éloignement physique de l’objet, et aller au-delà de la simple synthèse de ce qui est à disposition. Loin d’être contradictoire, l’enquête expérimentale permet une forme d’extériorité par rapport aux contextes d’appartenance des sources qui ouvre les possibles quant à leurs remaniements. C’est cela qui permet qu’une fois extirpées de leur « cadre interprétatif » habituel (Leibovici, 2020), elles puissent être lues autrement.
Ainsi, je découpe, je superpose, je rature, puis je m’insère par la fiction au creux des suppressions. La recherche des coordonnées exactes où se trouve un ancien crassier de boues rouges à Laterrière devient matière à poésie. Un discours de Jacques Bougie, caviardé au feutre noir, devient un poème épuré. Un collage prend forme à partir d’avis négatifs laissés par des internautes sur les localisations Google de lac de bauxite à Chicoutimi et à Marseille. Une capture d’écran d’un plan de classement archivistique cache à moitié la liste des risques associés à un contact entre la boue rouge et le corps humain. Le dispositif poétique prend de l’épaisseur, en privilégiant la variété au profit de l’exhaustivité. De cette façon – c’est du moins mon postulat –, il est possible non pas de couvrir tout l’enjeu relatif à la boue rouge, mais de se réapproprier une partie de sa représentation au moyen de prélèvements textuels et de mises en page rusées. Bien que contre-intuitif, il est donc permis de croire que le remaniement d’un document, au lieu de constituer « une intensification de l’éloignement par rapport au réel » (Leibovici, 2020 : 24-25), nous rapproche de l’objet poétique. Car rendant ledit document moins hermétique, les manipulations poétiques créent une brèche, ouvre, au plus près de la boue rouge, à travers le champ lexical qui lui est associé, parmi les craintes et spéculations qu’elle génère, de nouvelles voies de contacts. Le document, pour le dire avec Leibovici, n’a plus « d’essence brute », ce qu’il révèle est surtout contraint par les usages qu’on lui désigne ; ce « matériau textuel » devient plutôt « moment d’une séquence plus large » (Leibovici, 2020 : 24).
C’est à partir d’une posture poétique critique qu’il semble possible d’entrer en dialogue avec les nouvelles matérialités propres à l’anthropocène ; « l’art tire les leçons de la catastrophe (écologique) en inventant des modes catastrophiques de représentation […]. On l’a vu, les figures se fondent désormais dans leur fond, les formes et les contenus se chevauchent, aucun espace ne semble plus ni hermétique ni préservé » (Bourriaud, 2022 : 300). Le processus de création cherche ainsi à révéler des accointances insoupçonnées entre la littérature se réclamant des humanités environnementales et le domaine scientifique. La question de la littérature grise en tant que forme potentielle de « déchet littéraire » à revaloriser en la dégelant (Hanna, 2010) apparaît ainsi en sourdine, révélant des similarités fécondes entre les processus de rétentions de matières et ceux d’informations.
[1] Le Sustainable Bauxite Residue Management Guidance, fourni par l’organisme International Aluminium.
[2] Par exemple, l’article « A review of the characterization and revegetation of bauxite residues (Red mud) » écrit par Shengguo Xue et al.
[3] Parmi les documents strictement sur les boues rouges, on retrouve, à titre d’exemple, une analyse de discours sur le scandale des résidus de bauxite acheminés dans la méditerranée, des rapports sur la revégétalisation d’anciens crassiers terrestres aujourd’hui désuet (car rempli à pleine capacité) et des rubriques d’informations portant sur le résidu dans le journal interne de Pechiney France, destiné aux employés.
[4] Par exemple, le livre de Bradford Barham, Stephen G. Bunker et Denis O’Hearn, States, Firms and Raw Materials
[5] Le CVD est un groupe militant citoyen qui a revendiqué jusqu’à cette année une gestion plus durable des boues rouges au Saguenay, notamment en demandant que l’agrandissement du site de résidus de bauxite n’ait pas lieu sur le site actuel du boisé Panoramique.
Bibliographie
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