C’est à partir de retailles et d’une absence que mon projet se met en branle. J’aborde l’œuvre comme lieu d’accueil, un endroit sur où poser le soupçon ou la trace ; où rassembler et suivre le fil d’objets épars. L’œuvre comme espace de potentialités, qui donne un second souffle à une matière négligée. Ainsi, mon projet consiste en la production d’un récit autofictionnel dans lequel se déploie la recomposition d’une figure familiale disparue ; mon grand-père maternel, Fernand Seguin, né en 1922 et décédé en 1988, deux ans avant ma naissance. Celui-ci était biochimiste et animateur de radio et de télévision à partir des années 1950. Les archives qui lui survivent témoignent de sa contribution à la communication scientifique et à l’éducation populaire, mais aussi d’une certaine influence sur la transformation de la société québécoise. Au regard de ma pratique d’écriture et d’enjeux sociétaux actuels (rapports changeants à la science et au savoir, préoccupations environnementales, transformation de la sphère publique, enjeux liés à la prise de parole, revendications féministes), je pose un regard renouvelé sur cet héritage familial, culturel et collectif. Mon projet s’ancre dans une volonté d’interrogation de cet héritage et est animé par un désir d’actualisation de celui-ci. La visée du projet n’est pas de retracer ou de représenter fidèlement la vie de mon grand-père, mais plutôt de donner à lire le processus par lequel je m’approche (ou je m’éloigne) de ce personnage et de son legs. Mon projet de création propose donc une mise en écriture de la relation qui se tisse graduellement avec cet autre disparu et méconnu, à travers les différents mécanismes de représentation qui sous-tendent la relation. Une relation nécessairement médiée, qui repose sur la convocation de matériaux externes. Le Forum étudiant interuniversitaire en création littéraire coïncide avec la fin d’une phase de recherche archivistique, et le début du travail de création. J’aborderai donc ici certains enjeux qui précèdent l’écriture et qui concernent plus particulièrement la considération de l’archive comme matériau. J’explorerai également les possibilités d’interrogation et de reconfiguration discursives et symboliques qui sont engagées par le déplacement de l’archive dans le lieu de l’œuvre, en convoquant la pensée de la philosophe féministe Françoise Collin et la recherche sur l’usage du document en littérature.
La représentation d’une figure (familiale) disparue implique une forme d’enquête mémorielle qui se déplie dans une approche singulière, décrite par Dominique Viart comme archéologique plutôt que chronologique (2019). L’enquête mémorielle mise en mouvement par le descendant ou la descendante s’ancre dans une méconnaissance du sujet appréhendé et vise à faire apparaitre peu à peu des connaissances originellement absentes. Dans ce cas-ci, l’enquête concerne un personnage ayant eu une vie publique, il y a donc un accès à tout un patrimoine archivistique collectif comme source. Le Fonds Fernand Seguin, détenu par l’Université de Montréal, constitue d’ailleurs le matériau premier convoqué dans le projet de création. Une dimension clé du projet, en amont de l’écriture, concerne alors la recherche archivistique et l’appréhension des contenus documentaires, mais aussi le développement d’une réflexion sur le statut même de l’archive comme preuve matérielle, comme trace d’un sujet. En passant de nombreuses heures à consulter les documents du Fonds aux locaux de la Division des archives et de la gestion de l’information de l’Université, à travers les discussions avec les archivistes responsables de l’acquisition, de la conservation et de la valorisation et par l’entremise de lectures variées, j’ai œuvré au courant de l’été 2024 à développer une certaine lucidité sur l’archive comme matériau. Un travail qui rejoint ce que Camille Bloomfield qualifie de pensée de l’archive ; une pensée qui serait nécessaire, selon elle, pour éviter les écueils potentiels du travail archivistique, notamment « celui d’une trop grande naïveté, d’une trop grande confiance à l’égard de ce que l’archive nous dirait. » (2012 : 70). Pour Bloomfield, cette posture interrogative invite à identifier et à prendre en compte les choix qui précèdent nécessairement la constitution et le classement de tout fonds, car ces choix sont traversés de dynamiques particulières qui invitent à la réflexion, voire à la contestation.
Ginette Michaud souligne, par exemple, que la constitution d’un patrimoine archivistique collectif implique des dynamiques de sélection et d’exclusion mises au service de certains discours. En s’appuyant sur les travaux de Derrida, celle-ci expose la violence inhérente à l’archive :
Selon Michaud, l’archive publique sert en quelque sorte à ancrer et à reconduire un discours collectif sanctionné par les autorités et institutions responsables de sa production. Plusieurs archives publiques s’inscrivent par ailleurs dans ce que Dominique Viart qualifie de logique de commémoration, une logique servant à « se souvenir ensemble », à instituer un rituel « fondé sur la réitération d’un discours constitué. » (2019 : 17).
Pour revenir au Fonds Fernand Seguin, celui-ci a été donné à la Division des archives de l’Université de Montréal en 1991. L’acquisition des archives par l’Université est régie par une Politique d’acquisition des archives privées, qui elle-même s’inscrit dans un contexte législatif et réglementaire précis. Du moment où des documents sont transférés d’un lieu privé à un lieu public, le processus de sélection s’enclenche. Les archivistes effectuent un tri entre ce sera conservé, ou non. Ce tri s’opère sur la base d’une évaluation de la valeur archivistique (actuelle et future) accordée aux documents. Ici, les documents relatifs à l’activité professionnelle, scientifique, et institutionnelle sont prisés. La démarche archivistique spécifique au Fonds Fernand Seguin est par ailleurs détaillée dans la notice du fonds :
Le but ici n’est pas de formuler une contestation précise des politiques archivistiques, mais plutôt de souligner la malléabilité de l’archive mise à disposition, les manipulations qui lui sont intrinsèques. Les documents consultés dans le cadre de ma recherche sont des documents sélectionnés, classés, décrits, inventoriés selon une lecture particulière qui leur est apposée (Bloomfield, 2012 : 75). Ces différents procédés ont des impacts concrets sur le matériel documentaire, décelables jusque dans la matérialité même du fonds. Avant le traitement archivistique, le Fonds Fernand Seguin comprenait « 2,8 m. de documents textuels, 5 photographies et deux bobines sonores. » (Université de Montréal, 2022 : 3). À la suite du traitement, le fonds comprenait « 1,77 m. de documents, 5 photographies et une bobine sonore. » (Université de Montréal, 2022 : 3). Cette unité de mesure du système métrique témoigne de l’épaisseur des documents textuels, une fois empilés. C’est 1,09 m. de documents qui a été détruit par déchiquetage dans le processus de conservation, l’équivalent de presque quatre boîtes standard d’archives. Que se trouvait-il dans ces documents, dans la bobine sonore ? Qu’est-ce qui a été perdu ?
Transposée dans la création, cette pensée de l’archive m’amène à prendre conscience des biais et des angles morts qui traversent les matériaux abordés dans l’écriture. Elle m’amène également à envisager ma propre responsabilité face aux manipulations que j’opérerai en sélectionnant et déplaçant le matériel archivistique dans le lieu de l’œuvre. Les travaux de Marie-Jeanne Zenetti sur l’usage du document en littérature témoignent du fait que le déplacement de document dans l’œuvre littéraire ouvre à une recontextualisation et donc à « une interrogation des discours livrés, mais aussi des matériaux à partir desquels s’élabore une version des faits ou de l’histoire » (Zenetti, 2012 : 37). La question qui m’habite alors concerne la visée de cette recontextualisation. Qu’est-ce que je souhaite réellement interroger, reconduire, ou même transformer, par le biais de la création, et à travers la représentation de cet autre disparu ?
Ma posture d’écriture se consolide autour d’une volonté de reconfiguration et d’élargissement de ce qui compose un héritage à la fois individuel et collectif. Une posture qui pose la création comme espace où il est possible de cultiver une mémoire autre, sensible, poétique, qui excède le remarquable et l’historicisable, pour reprendre les mots de la philosophe féministe Françoise Collin (2020 [1986] : 43). Je m’appuie largement sur sa pensée, articulée dans son essai Un héritage sans testament, où elle déplie une réflexion sur la question de la transmission entre les générations de féministes. Cette réflexion l’amène à opérer une distinction importante entre histoire et mémoire. Collin pose notamment ce qu’elle considère être les limites du savoir historique : « Science du fait, l’histoire n’aura jamais affaire qu’au représentable. Or n’y a-t-il mémoire que du représentable ? Et toute présence s’y traduit-elle ? » (Collin, 2020[1986] : 43). Elle revendique, notamment, le développement d’une pensée féministe, qui ne viserait plus seulement l’historicisation des femmes, mais qui laisserait place à ce qu’elle nomme le pour rien, à « une pensée de l’inutile, du vieillissement ou de la mort, une pensée du bonheur, du malheur, des choses qui ne dépendent pas de nous. » (Collin, 2020[1986] : 45). Pour Collin, c’est dans la création que se récupère ce que l’histoire tend à écarter de son champ : « Dans l’œuvre d’art, ce qui ne relève pas de la marque fait trace dans un temps non pas étranger à l’historique mais irréductible à l’historique, et où s’abolissent les frontières du privé et du public, du singulier et du collectif. » (Collin, 2020[1986] : 45). Les questions de création propres à mon projet concernent donc les différentes façons d’opérer cette récupération et informent différentes manières d’aborder et de traiter l’archive dans le lieu de l’œuvre.
Pour ce qui est de la sélection du matériel archivistique, un premier engagement serait de scruter les documents de manière à traquer l’accessoire ou l’infime. Venir ensuite investir dans le texte ce qui relève du quotidien. Détourner le matériel archivistique que l’on associe à la reconstruction de l’action historique, pour révéler les structures domestiques qui permettent à cette version des faits de prendre place. Parmi l’ensemble des matériaux consultés, je retrouve par exemple un document intitulé Rapport de séjour qui présente ce qui semble être un compte-rendu sommaire de l’état de la maison de mon grand-père après que des amis y soient restés le temps d’un été : « dans le salon rien à déclarer si ce n’est que la façon dont les pions sont disposés sur l’échiquier. Il n’est pas impossible que l’un des fauteuils se trouve un peu plus enfoncé qu’il ne l’était déjà avant notre arrivée… mais il l’était déjà fort, enfoncé. » (Languirand, 1961 : 2). La disposition des pièces sur l’échiquier, le creux du fauteuil : ces détails m’interpellent davantage que les accomplissements. Ils ouvrent à une exploration poétique des traces subtiles de présence, traces matérielles et immatérielles, visibles et invisibles ; les points d’ancrage d’une mémoire muette, mais tactile, qui ne se révèle que si l’on décide de lui porter attention. La rencontre entre les deux sujets du texte (ascendant et descendante) peut dès lors s’articuler autour de ces objets transmis et partagés. La descendante suit l’objet pour infiltrer les espaces imaginés de la maison ; cela lui permet de se représenter et d’aborder des zones plus troubles de l’héritage, de discuter par exemple du désengagement de l’ascendant de la vie familiale, dans la poursuite de la carrière d’importance et de ses reconnaissances.
Une deuxième visée pour la création serait d’exploiter le matériel archivistique de manière à en élargir la portée ; explorer la résonance personnelle de son contenu, porter attention à ce qui se cache en son creux. Le 18 juin 1970, mon grand-père reçoit l’autrice Anaïs Nin à son émission Le sel de la semaine. Au fil de la discussion, ils abordent l’origine de son fameux journal. Celle-ci affirme durant l’entretien :
L’intégration et la retranscription de ces fragments dans l’espace littéraire ouvrent la possibilité d’un dialogue posthume qui s’opère par transposition. L’entretien devient le point de départ d’une forme d’adresse articulée autour de préoccupations partagées : le rapport à la famille, à la création. Dans ce contexte, le matériau archivistique devient un « embrayeur de fiction » pour reprendre l’expression employée par Marie-Jeanne Zenetti pour témoigner du document comme « dispositif de fabulation, ou comme une porte d’entrée, non plus dans le réel, mais dans la littérature. » (2017 : 68). La descendante s’insère dans une discussion passée et archivée, devient troisième interlocutrice. Par cette intrusion, le dialogue glisse graduellement dans un espace alternatif, métaphorique, où des rencontres autrement impossibles peuvent s’opérer.
Une troisième piste de création consiste à resignifier le matériel archivistique pour penser l’héritage sur de nouveaux plans ; passer, par exemple, de la filiation, à la sémantique. Selon Zenetti, le déplacement du matériel archivistique dans l’espace littéraire a le potentiel de provoquer une autre écoute du document : une écoute qui serait de l’ordre du poétique (2012). Les livres et les manuels d’enseignement rédigés par mon grand-père proposent des explications simples de différents concepts relatifs à la chimie, à la physique et à la biologie. Déplacer l’explication scientifique dans l’œuvre littéraire permettrait de réintroduire l’ambigüité dans cette forme discursive caractérisée par la logique et la linéarité. Le déplacement permettrait également de venir essaimer dans le texte les critiques de la posture scientifique formulées par exemple par les études féministes. Investir poétiquement le champ sémantique de la science dans une volonté donc de révéler certaines postures. Brouiller aussi la frontière entre le scientifique et le littéraire, afin de créer une rencontre, une confrontation, un dialogue entre les deux sujets du texte : offrir une réécriture de certains concepts de manière à en détourner le sens ; versifier l’explication ; dialoguer avec la méthode scientifique comme mode de structuration poétique ; modeler le travail formel sur la base de procédés physiques, etc. Le projet de création se constitue alors lui-même comme héritage symbolique qui emprunte au manuel de science sa visée d’offrir des clés de compréhension du monde, mais qui en détourne la visée, qui laisse place à la nuance et à l’ambivalence.
Détection de l’infime, élargissement de la portée de l’archive et resignification poétique de son contenu. Les différents mécanismes de manipulation documentaire viennent créer un lieu de mémoire hétérogène et atemporel. L’œuvre littéraire devient alors le lieu d’expression d’un rapport actif et dynamique à la transmission tel qu’entrevu par Françoise Collin :
Dans la création, l’héritage est matériau composite, à la fois tactile et vaporeux. Une matière néanmoins manipulable, et manipulée. Le texte permet de refaçonner ce qui a été, pour en repenser ou en rediriger la portée future. L’œuvre interroge alors notre rapport à la commémoration, elle ouvre à des nouvelles perspectives mémorielles qui s’ancrent dans des gestes réflexifs et interprétatifs, plutôt que dans le symbolisme figé. L’œuvre réaffirme que malgré les monuments érigés, malgré la pierre et ses récitations, la marque finit toujours par s’étioler, et aussi, heureusement, par se mouvoir.
Bibliographie
BLOOMFIELD, Camille, « Du document à l’archive : l’historien de la littérature face à ses sources », dans Littérature, vol. 166, no2, Paris, Armand Colin, 2012, p. 69-83.
COLLIN, Françoise, Un héritage sans testament, préparé par Marie-Blanche Tahon, Montréal, les éditions du remue-ménage, « micro r-m », 2020[1986].
LANGUIRAND, Jacques, Rapport de séjour, 1961, Fonds d’archives Fernand Seguin, P0241/B,0007, Division de la gestion de documents et des archives de l’Université de Montréal, Montréal, Québec.
MICHAUD, Ginette, « Imaginer l’archive », à propos de Questions d’archives textes réunis par Nathalie Léger [dir], dans Spirale, « Inventaires », numéro 191, juillet–août 2003, p. 36–38.
NANCY, Jean-Luc, L’Autre Portrait, Paris, Galilée, 2014.
SEGUIN, Fernand, « Fernand Seguin rencontre Anaïs Nin », dans Le sel de la semaine, 19 juin 1970, Société Radio-Canada, [en ligne] : https://www.youtube.com/watch?v=6BNCAF87T9g (page consultée le 20 février 2024).
SEGUIN, Fernand, Les chemins de la science, Ottawa, Éditions du renouveau pédagogique, 1977.
UNIVERSITÉ DE MONTRÉAL, « Guide par séries du fonds – Description des séries, Fonds d’archives Fernand Seguin », Division de la gestion de documents et des archives de l’Université de Montréal, 2022.
VIART, Dominique et Bruno VERCIER, « Les récits de filiation. Naissance, raisons et évolutions d’une forme littéraire », dans Cahiers Erta, no19, 2019, p. 9-40
ZENETTI, Marie-Jeanne, « Prélèvement/déplacement : le document au lieu de l’œuvre », dans Littérature, vol. 166, no2, Paris, Armand Colin, 2012, p. 26-39.
ZENETTI, Marie-Jeanne, « L’effet de document », dans CAILLET et POUILLAUDE, Aline [dir.], Un art documentaire : Enjeux esthétiques, politiques et éthiques, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2017, p. 67-77.