9:02 – Je suis installée derrière mon écran quand Laurent Hercouët apparaît ; cet ancien enseignant qui m’avait appris l’Histoire il y a vingt-cinq ans. Je me revois alors, assise à mon petit bureau d’écolière, à écouter sagement les évènements du Moyen-Age et de la Révolution française. Huit mille kilomètres et un océan nous séparent. Je perçois alors le soleil qui perce derrière sa fenêtre et qui nous plonge immédiatement dans une atmosphère chaleureuse. Les quelques courriels précédents notre entrevue avaient aboli le vouvoiement et il m’avait invitée à le tutoyer. Après un court échange sur nos retrouvailles virtuelles et une brève analyse silencieuse pour déterminer lequel d’entre nous avait le plus changé, je m’intéresse enfin à son travail. Vingt-cinq ans plus tard, l’écolière était étudiante universitaire et le professeur, écrivain.

S.L. – Comment passe-t-on du métier d’enseignant à celui d’écrivain ? Le lien était-il évident pour toi ?

L.H. Quand on est enseignant, à priori, on doit tenter de transmettre un certain goût pour la littérature et pour l’écriture. Je n’ai jamais cessé d’avoir cette approche-là : offrir aux élèves des textes qu’ils aiment ou qu’ils apprécient peut-être un peu moins, mais j’ai toujours eu cette idée de transmission et pour moi, c’était très important. Dans un cadre plus personnel, j’aime écrire et lire du plus loin que je me souvienne. J’ai commencé l’écriture car j’étais souvent sollicité pour les petits discours de départ en retraite ou de mariage. Je rigolais, ça m’amusait, j’avais un public. Et puis, il y a une dizaine d’années, mon père prenant de l’âge, je trouvais qu’il avait un parcours assez particulier pour mériter qu’on le couche sur le papier. J’ai alors entrepris la rédaction de son histoire, avec son aide évidemment, car il tenait à jour des petits carnets au fil des années. J’ai ensuite destiné sa biographie à sa famille, aux enfants, petits-enfants et aussi aux amis. Ceux qui l’ont lue m’ont dit que j’avais quelque chose, une plume, et que je ne pouvais pas m’arrêter là. Mais écrire quoi ? Pour qui ? Il faut donner du sens à tout cela.

S.L. – As-tu suivi une formation particulière ?

L.H. Pas du tout, je n’ai pas voulu. Je n’ai pas été tenté, en tout cas. J’avais entendu parler des ateliers d’écriture. Je savais que les intervenants étaient intéressants et pertinents, mais je me suis dit qu’à travers ces ateliers, j’allais peut-être perdre un peu d’une certaine spontanéité, d’une certaine fraîcheur d’écriture, qui avait ses défauts mais aussi ses qualités. Ma non-expérience me permettait de proposer des choses peut-être moins stéréotypées ou attendues. Et puis, je pense que quand on écrit, on s’inspire toujours de ses lectures. Non seulement on s’inspire, mais on s’en nourrit.

S.L. – Ton parcours a été assez atypique jusqu’à la publication.

L.H. – En effet. Lorsque j’ai terminé mon premier roman, je l’ai proposé à une maison d’édition. J’avais une amie qui travaillait pour un éditeur, chez Lafont, donc je lui ai donné mon manuscrit. Sa direction m’a répondu que mon roman n’était pas assez sombre pour leur collection polar. J’ai finalement abandonné l’idée d’être édité et j’ai décidé de me lancer dans le travail solitaire de l’autoédition.

S.L. – Tu as quand même réussi à publier huit romans qui appartiennent à des genres bien différents.

L.H. Je ne souhaitais pas rester prisonnier du polar. Je savais que je commencerais par écrire un polar aux saveurs locales, c’est un genre assez apprécié en Bretagne. C’est une région touristique. Les gens qui viennent ici passent des vacances et ramènent un roman en souvenir. Et puis, on me demande régulièrement si j’ai un personnage récurrent. Parce que c’est souvent ça : le commissaire untel, le détective untel. Mais dès le départ, ce n’était pas ce que je désirais. J’avais peur de me retrouver enfermé et de ne pas pouvoir m’en sortir. Donc rapidement, c’était clair : mes romans seraient indépendants les uns des autres, sinon je risquais de me contingenter dans un genre que je ne voulais pas subir.

S.L. Tu évoques la Bretagne, décor dans lequel tes romans trouvent leur source, mais on voyage énormément dans tes histoires. On comprend ce désir de rester ancré dans le local, mais pourquoi alors ce besoin de partir ?

L.H. – Mes voyages sont presque un prétexte. Quand j’ai voulu écrire, c’était aussi pour faire des rencontres et avoir un impact. Il faut que l’histoire puisse plaire, et pour ça, mes explorations, notamment aux Antilles et au Canada où je suis allé l’année dernière, me permettent de me déplacer sur les lieux où je vais ancrer mes personnages. Je peux vraiment m’imprégner des atmosphères, sentir les odeurs, voir les couleurs, etc. Je savais que j’allais écrire un livre et que mon héros allait traverser l’Atlantique. J’avais envie de lui faire voir le monde comme il était au XVIIIe siècle et je me suis dit que c’était l’occasion d’aller au Québec et en Martinique. Je pense que ça donne plus de puissance au texte et, donc, plus de véracité. On évoque les excursions lointaines, mais ça peut être aussi à cinq kilomètres de chez soi. Partir marcher avec son sac à dos, découvrir des endroits où l’on n’a jamais mis les pieds. Même à cinq kilomètres, c’est déjà une expédition. Il y a le périple historique aussi. Ça, c’est plus compliqué. Évidemment, pour faire revivre le XVIIe ou le XVIIIe siècle, je me nourris de lectures, parfois du cinéma, mais il faut se projeter dans une époque, les rues, les odeurs, les bruits. S’immerger dans un autre univers. D’ailleurs, dans les îles, le développement a été moins rapide qu’ici. Nombre de choses sont restées inchangées et moins bouleversées notamment au niveau des paysages. Enfin, les voyages ce sont les rencontres. Pour moi, c’est essentiel de rencontrer des gens. A Dinan, par exemple, une formidable guide-conférencière m’a fait découvrir la ville à travers tout ce qu’elle connaissait. Elle m’a appris à lever la tête vers les architectures et cela m’a permis de m’ouvrir et d’étoffer un peu les descriptions, les ambiances et les personnages.

S.L. Y a-t-il un fil conducteur dans tes livres malgré leurs différences ?

L.H. – Le fil est de ne pas ennuyer ceux qui vont me lire, c’est-à-dire d’avoir une écriture la plus fluide possible, même si le genre est différent. Je pense que l’on peut être fluide avec toutes sortes de styles, et j’ai cette idée que mes héros doivent être suffisamment intéressants pour que le lecteur ait envie de tourner la page. C’est cela, le lien entre mes histoires maintenant, même si tout est différent en effet.

S.L. – Dans ce contexte, que t’apporte l’autoédition ? Vas-tu retenter ta chance auprès d’un éditeur ?

L.H. Il y a quelques années, un éditeur régional bien implanté en Bretagne s’est rapproché d’un de mes distributeurs, qui ne lui a pas transmis mes coordonnées. Je pense que cet éditeur aurait pu me contacter autrement, mais il ne l’a pas fait, et je n’ai pas cherché à le joindre non plus. De toute façon, je ne me fais pas d’illusion ; je n’aurai jamais de reconnaissance nationale ou régionale, je n’y crois pas. Et puis, avec l’autoédition, j’ai une immense liberté et c’est ça qui est absolument passionnant. Quand j’écris un livre, je sais que l’on ne va pas m’obliger à changer le titre, à changer la moitié de l’histoire ou à modifier la couverture, qui est d’ailleurs très importante pour moi. C’est elle qui va déterminer le regard porté sur mon livre. En effet, c’est d’abord une rencontre visuelle. C’est pour cela que je veux ancrer la couverture dans un lieu ou une époque. Par exemple, si les lecteurs voient Dernier Bain, ils vont tout de suite penser à Dinard. C’est la Villa des Roches Brunes. Pour Un Nessay Transformé, on reconnait immédiatement Saint-Briac avec le château du Nessay. Je présente mes livres au marché, donc il faut que la couverture donne envie aux passants de s’arrêter au même titre que l’étiquette sur une bouteille de vin. L’avantage aussi, c’est de pouvoir fixer le prix de mes livres (huit euros). Tout en compensant mes coûts, je souhaite qu’un maximum de lecteurs y ait accès. Je ne veux pas que les limites soient financières. Je veux que personne ne regrette son achat même si la lecture n’était pas plaisante. Et comme je n’ai pas besoin de mes ventes pour vivre, ça me laisse de grandes possibilités. J’avoue que rencontrer les lecteurs, comme je le fais aujourd’hui, serait sans doute plus difficile si j’étais édité. Je vends surtout mes livres au marché, dans plusieurs villes. J’ai le plaisir d’atteindre des personnes qui ne pousseraient pas la porte d’une librairie et qui, par ce biais-là, ont accès aux livres. Cette liberté me permet de créer un lien plus facilement. Si je travaillais avec un éditeur, je serais contraint de passer par les voies académiques et officielles comme les salons du livre et les salles de lecture, ce que je ne souhaite pas.

S.L. L’autoédition parait être un exercice très solitaire. As-tu un entourage qui t’aide ?

L.H. – C’est assez solitaire quand tu dois embrasser toutes les fonctions de l’édition, de l’auteur à l’imprimeur, en passant par le choix de la couverture. Je coordonne les étapes, mais je suis bien entouré. Ma première relectrice, c’est mon épouse. Ce n’est pas une lectrice passionnée, mais elle aime bien lire et n’hésite pas à me dire ce qui la chagrine, ce qui lui plaît et lui déplaît. Je tiens compte de ses commentaires, ou pas. J’ai ensuite trois relecteurs. Je recoupe toutes les relectures ; ils prennent leur temps et en parallèle, je contacte un illustrateur et réfléchis à la couverture.

S.L. La proximité avec tes lecteurs semble être très importante pour toi.

L.H. Elle est primordiale. J’ai des lecteurs qui viennent me voir et qui me font des propositions de suites d’ouvrages. Il est fondamental pour moi d’avoir un échange avec eux. Ils m’expliquent comment ils ont perçu le livre, et l’on voit qu’il est accueilli de façon très différente selon les lecteurs. Certains vont adorer, et d’autres vont très peu aimer ou pas du tout. Les gens ont des goûts variés et c’est très bien. Je me nourris aussi de leurs remarques, de leurs commentaires et de nos échanges toujours très enrichissants. Ils me parlent de leurs lectures, je suis content de savoir ce qu’ils lisent. Parfois cela va même au-delà, comme ce lecteur belge qui m’a accueilli chez lui, à Bruxelles. J’ai un lien fort et étroit avec mes lecteurs. Lorsque j’ai écrit la biographie de Sylla Laraque[1], j’ai reçu, peu de temps après, un courriel en provenance du Canada de la part de son arrière-arrière-petite-fille, qui souhaitait lire le livre.

S.L. Que t’apporte un lectorat local ?

L.H. Je pense que les commentaires ont beaucoup plus d’humanité. Les gens sont sans filtre. Ils sont face à moi et s’expriment de manière naturelle et sans détour. Je les laisse parler et les écoute. Ça crée une proximité qui m’oblige à être avec eux. Même si parfois je suis fatigué, eux sont là. Ça me motive et c’est réconfortant. Je compare souvent cet exercice avec la cuisine : on mijote un plat pendant des heures et les convives l’engloutissent et attendent le dessert. C’est parfois frustrant, mais ça m’oblige à avancer et avoir d’autres projets. C’est un moteur. Je m’en sens redevable. Tout d’abord parce que ce sont des gens fidèles qui croient en moi. Ils me donnent un peu d’eux et ils ont un peu de moi sur leur table de chevet. Ils me consacrent du temps. Oui, ils m’ont fait confiance, et je me dois d’honorer cette confiance. Je croise parfois des personnes qui me demandent où j’en suis dans mon écriture, qui m’encouragent et qui attendent impatiemment la sortie du prochain livre. D’ailleurs, la semaine prochaine, je vais faire une séance de dédicace dans une maison de retraite. Certaines résidentes avaient entendu parler de moi et la direction m’a demandé si j’acceptais de les rencontrer. C’est drôle, ce sont des dames qui aiment bien lire et qui n’ont pas un large choix de loisir, donc ça me fait plaisir d’y aller.

S.L. – Cette relation influence-t-elle ton écriture ? Le personnage de Jôzé aurait-il été un projet sans la demande de tes lecteurs ?

L.H. – Absolument, elle m’influence beaucoup. Bien que la fin du Prince du Jerzual soit ouverte, je n’avais pas prévu de continuer. Je voulais que le lecteur s’empare du personnage à la fin du premier roman et vogue avec lui. Beaucoup de gens m’ont dit que je ne pouvais pas l’abandonner comme ça. Je l’ai donc repris. Malheureusement, dans le deuxième roman, ça ne se termine pas très bien pour Jôzé. Il n’est plus censé avoir de suite et certains lecteurs étaient un peu déçus. J’ai été influencé effectivement ; mais je refuse de me faire dicter ce que je dois écrire, même si j’ai pris du plaisir à le faire. Une fois que c’était décidé, j’ai voulu embarquer mon personnage dans une aventure qui, moi, m’aurait plu ; les voyages transatlantiques avec les vapeurs de rhum, les odeurs de morue, les grandes découvertes, l’humanité de l’époque, les droits de l’Homme et l’esclavage.

S.L. – Ressens-tu un devoir de transmission ? Sans parler d’enjeux, est-ce un angle d’attaque dans tes romans ?

L.H. – Tout à fait, c’est un angle d’attaque. Dans mes romans historiques notamment, mais même à travers mon prochain thriller, qui parlera de parentalité positive. Il prendra place dans l’environnement de l’école. Cette idée de transmission va sans doute transpirer, car mon roman portera sur l’éducation, un domaine qui m’est cher. Je vais écrire aussi bien sur l’Education Nationale que sur l’éducation des parents. Je pense, par exemple, au fait que l’enfant soit mis sur le même pied d’égalité que le parent. Tout a beaucoup évolué et je voudrais évoquer les travers d’aujourd’hui. C’est aussi dans ce contexte que je garde un lien avec mes anciens collègues, dont je récupère les témoignages. Ils sont mes yeux et mes oreilles. Je ne suis parti que depuis quatre ans mais tout a déjà tellement changé.

10:27 – Avec ces derniers mots, l’espace d’un instant, Laurent redevient l’enseignant plein d’énergie et de sérénité que j’avais connu enfant. Mais aujourd’hui, pour l’adulte que je suis, il est généreux et libre. Nous savions tous les deux que cet échange s’inscrivait dans une amitié plus durable qui nous mènerait, à plus ou moins long terme, autour d’un bon verre de vin lorsque je rentrerai chez moi, en Bretagne.

[1] Sylla Laraque (1850-1924) est un homme d’affaire d’origine haïtienne ayant forgé sa fortune dans le commerce du café. À son arrivée en France et sur la côte bretonne, il investit dans la ville de Saint-Lunaire pour la transformer en station balnéaire. Il y développe le patrimoine immobilier et touristique.