Ma réunion Zoom débutera dans quelques secondes et les rayons du soleil risquent de gêner la visibilité de mon écran, mais ils me réchauffent et réduisent ma nervosité si efficacement que je conserve la disposition de mon poste de travail telle quelle. Une, deux, trois profondes inspirations, puis je lance la rencontre et accueille India Desjardins dans la salle virtuelle. Après une chaleureuse discussion pour briser la glace, j’enclenche le mode « journaliste » et me lance :
NP – Ton essai, À s’en arracher le cœur[1], propose une réflexion sur la représentation des filles et de l’amour dans la fiction. Dans l’introduction, tu parles de dissidence. Es-tu en mesure d’identifier le moment déclencheur de ta propre dissidence face aux inégalités hommes-femmes ?
ID – À la base, et c’est applicable à tous, on nait pur de tout préjugé. Comme jeune fille, on ne se croit pas automatiquement inférieure. C’est après que la société nous renvoie un reflet limité. En grandissant, ça devient dur à absorber. Alors, si je dois identifier un moment, ce serait une discussion privilégiée que j’ai eue avec une religieuse qui m’enseignait au secondaire. Je lui avais demandé pourquoi elle avait choisi la vie religieuse. Elle m’avait répondu qu’une peine d’amour l’avait poussée à s’engager, après lui avoir fait réaliser qu’elle ne voulait pas laisser tomber ses rêves pour se marier. Elle m’avait expliqué qu’à son époque, elle n’avait pas le droit de choisir : si elle se mariait, elle devait arrêter sa carrière. Alors, elle s’était dit « Moi, j’ai tellement de passions que je n’ai pas envie de les abandonner pour quelqu’un qui va peut-être me briser le cœur ». Ça m’avait frappé, je me souviens m’être demandé pourquoi elle n’avait pas eu le droit de se marier et de continuer à travailler. Ensuite, j’en ai discuté avec ma mère, et c’est à ce moment que j’ai pris conscience de la réalité de l’histoire des femmes. Une révolte est née en moi et ne m’a jamais quittée. Cet événement, je le vois comme fondateur, mais il existe plusieurs autres petits moments. *PAUSE* Je crois que toutes les personnes qui vivent des oppressions à cause de leurs différences – que ce soit leur genre, leur orientation sexuelle, leur classe sociale ou leur identité culturelle – toutes ces personnes, à un moment donné, vivent des petits moments qui s’additionnent et qui leur font réaliser qu’ils ne devraient pas avoir à subir ça, que la société devrait être égalitaire.
NP – C’est pour cette raison que tu prends la parole ?
ID – Il y a toujours un risque à prendre une parole féministe. Moi, j’utilise ma position de privilégiée pour parler des inégalités. Je veux utiliser ma tribune pour conscientiser. Ce livre-là, [À s’en arracher le cœur], je l’ai écrit pour les jeunes, parce que je visite des écoles secondaires et qu’il y a des jeunes filles qui me parlent des insultes sexistes qu’elles reçoivent. Il y a des professeurs qui me confient s’inquiéter pour des jeunes filles de quatorze ans victimes de violence conjugale. C’est dérangeant d’entendre ça, de se rendre compte de ça. J’ai la chance d’avoir fait ma place dans le milieu littéraire, donc de pouvoir publier un livre qui peut toucher les jeunes, avec le budget pour lui donner une belle signature visuelle. Alors, j’ai décidé d’utiliser ma tribune pour parler de la montée de la misogynie dans les écoles et de la hausse de la violence conjugale dans les couples d’adolescents. J’aurais pu juste rester tranquille dans mon coin, mais j’avais envie de participer à l’amélioration des choses pour les jeunes. Parce que les témoignages que j’entends m’inquiètent. Ce problème me préoccupe énormément.
NP – Justement, j’ai l’impression que dans ton essai À s’en arracher le cœur, tu as réussi à écrire un texte convoquant des sources théoriques fiables tout en y imbriquant subtilement des outils de prévention pour conscientiser les jeunes filles, et même les jeunes garçons, à une problématique qui est peut-être nouvelle pour eux.
ID – Exactement, j’avais envie de provoquer des prises de conscience. La prévention, c’est vraiment le cœur du projet, parce qu’on se demande tous « Si quelqu’un que je connais vit de la violence conjugale, qu’est-ce que je peux faire ? ». C’est vraiment difficile de trouver une réponse à cette question. Déceler une situation de violence conjugale ce n’est pas évident. Parfois, on voit des indices : la personne est moins de bonne humeur, elle s’isole. Parfois, il n’y a aucun indice. Donc, je me dis que la chose la plus concrète que je puisse faire c’est de la prévention, de la sensibilisation, de l’éducation. C’est là-dessus que je mise.
NP – J’imagine que c’est plus efficace si on rejoint le public le plus jeune possible.
ID – Oh oui ! Je crois à ça ; il faut modifier ces schèmes de pensées le plus tôt possible. Sinon, ils s’ancrent. C’est enraciné en nous, les femmes, très tôt dans l’enfance, qu’on a moins de valeur que les hommes. Si on était plus à l’affût de ces drapeaux rouges qui nous font sentir moins importante, peut-être qu’on se révolterait plus tôt dans notre vie. Qu’on se dirait « je mérite ma place égale aux hommes ». Parallèlement à ça, il faut se rappeler, et j’en parle dans un chapitre de mon livre, que les inégalités touchent tous ceux qui ne répondent pas aux standards, incluant les garçons. Il devient impératif d’ouvrir un dialogue social, tout le monde ensemble, tous genres confondus, parce que c’est ensemble qu’il faut déconstruire les stéréotypes qui créent les inégalités.
NP – D’après toi, est-ce que ton livre peut contribuer à changer les choses ?
ID – Non, les mentalités sont trop profondément implantées dans la société. Puis en ce moment, il y a un backlash. Est-ce que mon livre peut amener des petites prises de conscience, qu’il peut agir comme outil de prévention ? Oui. *PAUSE* Quand j’écrivais Le journal d’Aurélie Laflamme[2], je me disais « Si ça fait du bien à une seule personne : mission accomplie ». Pour À s’en arracher le coeur, c’est pareil. Si ce livre-là fait du bien à une seule personne, s’il permet à une seule personne de briser le cycle, ça vaudra la peine de l’avoir écrit.
NP – Tu mentionnes Le Journal d’Aurélie Laflamme, j’imagine que tu es consciente que tu n’as pas touché qu’une seule personne ? La série s’est vendue à plus de deux millions d’exemplaires.
ID – *RIRES* Oui, mais quand on écrit un livre on ne peut pas se dire « Ah ! je veux toucher la terre entière ». Il faut se dire « J’espère que ça va faire plaisir à une personne ». Après, s’il y en a plus, tant mieux. C’est la posture que j’ai choisi d’adopter.
NP – À l’époque où tu as écrit Le journal d’Aurélie Laflamme, voulais-tu déjà présenter d’autres modèles aux jeunes lectrices ou c’était plutôt inconscient ?
ID – Je pense qu’instinctivement je voulais montrer autre chose que ce qui nous était présenté comme personnages féminins à l’époque. Il faut se rappeler que dans les années 2000-2010, c’étaient les personnages masculins évoluant dans les mondes fantastiques qui avaient la cote. Dans cette conjoncture, jamais je n’aurais pensé que ma série deviendrait populaire. Aurélie Laflamme, c’est une histoire du quotidien, les lecteurs et les lectrices ont accès aux pensées secrètes de la protagoniste via son journal intime. Oui, Aurélie aime les vêtements et elle tombe en amour, parce que ça fait partie de la vie. Mais je voulais montrer plus que ça. Je voulais montrer une adolescente avec une personnalité complexe, décrire sa relation avec ses parents, sa relation à l’école, sa relation avec ses amis. Je voulais écrire le combat intime d’une adolescente qui veut trouver sa place. Alors oui, il y avait la conscience de vouloir dénoncer les injustices liées au genre parce qu’Aurélie en vivait. Mais je n’avais pas nécessairement toutes les connaissances accumulées grâce à mes recherches des dernières années. Une chance, quand on y pense, parce que je l’aurais peut-être fait de façon trop appuyée. Alors que de la manière dont je l’ai écrit, instinctivement, Le journal d’Aurélie Laflamme expose mes propres révoltes mises sur papier, sans nécessairement proposer de réponses ou de solutions.
NP – Lorsque tu écris, ressens-tu une pression en pensant à l’impact qu’auront tes textes sur les lecteurs ?
ID – Quand j’ai écrit mon premier roman, Les aventures d’India Jones[3], je n’avais pas cette conscience-là. Il faut dire que j’écrivais pour un public adulte. Le déclic s’est produit quand j’ai voulu développer une série de romans jeunesse. J’ai réfléchi à ce qui m’avait été proposé culturellement quand j’étais adolescente et j’ai vite réalisé que je ne voulais pas répéter le même modèle. C’est là que j’ai eu une prise de conscience face à l’impact de mon écriture sur les jeunes. Ma pensée a toujours été dans la curiosité par rapport au renouvellement des idées. Cet aspect de ma personnalité me pousse à essayer de comprendre les codes de l’écriture pour évaluer ce que je peux garder dans la représentation du monde réel et ce que je peux transformer. J’essaie de réfléchir à mes automatismes genrés, et à comment je peux tenter de les transformer. Qu’est-ce qui est une bonne transformation, qu’est-ce qui serait exagéré ? Le roman doit refléter le monde réel et ses possibles.
NP – Parlant de tes processus créatifs, est-ce que l’inspiration surgit de manière aléatoire chez toi et qu’ensuite tu écris sans arrêt pendant un mois ? Ou tu mets plutôt en place une routine d’écriture fixe ?
ID – *RIRES* Je ne sais pas comment certains écrivains peuvent fonctionner aléatoirement. Moi, ça me demande du travail. Premièrement, je fais toujours beaucoup de recherches à propos de mon idée de départ. Par exemple, pour Le journal d’Aurélie Laflamme, j’ai effectué des recherches sur la psychologie des adolescents et sur la notion d’happy end dans les fictions ; quels effets ces fins heureuses répétitives ont-elles sur le lecteur. À la suite de ces recherches, j’ai décidé qu’Aurélie traverserait des épreuves sans toujours en sortir victorieuse. Dans le processus d’écriture, pour moi, la recherche représente une étape essentielle. J’ai le souci que les réactions de mes personnages soient crédibles. Souvent, mes recherches sont beaucoup trop élaborées. *RIRES* Mais elles m’inspirent et nourrissent ma créativité. Personnellement, je trouve important de travailler tous les jours. D’abord, j’investis du temps dans mes recherches, puis je précise mon idée, ensuite je bâtis la structure de mon projet d’écriture et enfin de commence sa rédaction. Je me souviens que pour Le journal d’Aurélie Laflamme, j’ai décidé très tôt que la série compterait huit tomes. J’avais mon début, j’avais ma fin, puis j’avais un résumé de chacun des tomes. Pour un roman ou un essai, je conçois toujours une structure par chapitres. L’essai À s’en arracher le cœur possède une structure très déconstruite, je l’ai ajusté souvent, car il comportait un défi de vulgarisation. J’ai déplacé certains éléments, parce que même si je travaille avec une structure de base, après je suis flexible. Donc, pour revenir à ta question, je m’assois tous les jours pour écrire, quitte à réécrire plus tard si le résultat n’est pas satisfaisant. Je m’affaire quotidiennement à des tâches qui concerne mes projets d’écriture, car je considère l’écriture comme un travail. L’inspiration me pousse au début, mais ensuite c’est un travail, un travail que je veux accomplir. Ce n’est pas un passe-temps. Donc, je réserve des plages horaires dans mon agenda pour l’écriture. Il y a toujours l’étape de réécriture aussi, parce que des fois tout ce qu’on a écrit une journée ne sera jamais utilisé. Ce n’est pas grave, puisque l’écriture et la réécriture me font triper. Mes personnages, ils parlent dans ma tête. J’aime tellement ça et ça fait partie de mon travail. Voir l’écriture comme un travail ne veut pas dire que ce n’est pas de l’art, au contraire, c’est façonné, comme pour un potier qui travaille la glaise. Les mots sont ma matière. Je construis une histoire, j’essaie d’être comprise, je tente que mon propos soit bien interprété. Pour moi, c’est inclus dans plaisir de travailler.
Nous poursuivons notre échange de manière informelle, d’abord autour de l’importance que revêt pour nous le plaisir au travail, puis plus largement sur la littérature et le cinéma. Elle me convainc de visionner le film Barbie de Greta Gerwig – sur lequel, je l’avoue, j’ai levé le nez lors de sa sortie. Elle me fait promettre de m’attarder au propos féministe, mais aussi à la direction artistique. Je la remercie chaleureusement et, satisfaite, je me calle contre le dossier de ma chaise et savoure la caresse du soleil sur ma peau : la vie est parsemée de rencontres inspirantes.
[1] India DESJARDINS, À s’en arracher le cœur, Montréal, Québec Amérique, 2025
[2] India DESJARDINS, Le journal d’Aurélie Laflamme, Montréal, Éditions Les Intouchables, 2006-2018 (9 tomes)
[3] India DESJARDINS, Les aventures d’India Jones, Montréal, Éditions Les Intouchables, 2004