Ce texte a été écrit dans le cadre du colloque « Une complémentarité à définir : le rapport du créateur à son récepteur », qui a eu lieu le 8 mai 2012, lors du 80ème Congrès de l’ACFAS, à Montréal.

 

 

La pratique de l’ekphrasis repose sur l’ambition de parvenir à donner d’un objet – ici un tableau, selon l’évolution moderne du terme ((Le terme d’ekphrasis se met à désigner strictement la description d’une œuvre d’art visuel à la suite de l’étude que Leo Spitzer fait de L’ode sur une urne grecque de Keats, en 1949; dans l’Antiquité, le parangon est déterminé par la description du bouclier d’Achille forgé par Héphaïstos dans l’Illiade, les ekphrasis d’œuvres d’art ou d’architecture constituant une catégorie parmi d’autres sujets possibles. Pour une étude de l’évolution du terme, se reporter à l’ouvrage de Ruth Webb (2009), Ekphrasis, Imagination and Persuasion in Ancient Rhetorical Theory and Practice, Farnham/Burlington, Ashgate.)) – un correspondant littéraire abouti qui le fasse vivre sous les yeux du lecteur. Il s’agit de parvenir à une puissance d’évocation – voilà en quoi elle rejoint l’hypotypose – qui permette de substituer le référent par un objet langagier, en prétendant atteindre, voire dépasser, sa présence pour le sujet spectateur. Quand il s’agit d’un référent qui est lui-même un objet artistique qui vise l’évocation, on mesure les degrés de mise en abyme et de réflexion sur la mimesis qu’un tel exercice met en jeu. C’est une telle proposition d’écriture que l’écrivain Tanguy Viel ((Aux Éditions de Minuit : Le Black-Note, 1998; Cinéma, 1999; L’Absolue perfection du crime, 2001; Insoupçonnable, 2006; Paris-Brest, 2009.)) a choisi pour les enseignants participant à l’atelier d’écriture du Louvre organisé par P. Souchon et J. Paubel et que j’ai moi-même suivi en décembre 2011 et janvier 2012, dans le cadre de la formation de formateurs de l’IUFM ((Inscrit au Programme Académique de Formation (PAF) et à la Formation de Formateurs, cet atelier annuel d’écriture de vingt séances a été l’objet d’une convention de partenariat, pour l’année 2011-2012, entre le Musée du Louvre, La Maison des Écrivains et de la Littérature, l’Académie de Versailles et l’IUFM, école interne de l’Université de Cergy-Pontoise. Le projet est piloté par Patrick Souchon, chargé de mission à la DAAC, et Joël Paubel, directeur adjoint de l’IUFM, et est reconduit depuis plusieurs années (pour une présentation en vidéo : http://webtv.ac-versailles.fr/spip.php?article576).)). Je la prendrai comme support d’analyse d’une  écriture de la réception, un contre-don du récepteur au créateur, selon une terminologie habituelle aux ateliers d’écriture à la française. Quel mode de complémentarité une telle écriture fait-elle émerger? Quels paramètres, en particulier diachroniques et sémiotiques, en modifient-ils la possibilité et les enjeux? C’est sous l’image de l’espace libre laissé entre le tableau et son spectateur, occupé sous différents modes par la tierce personne de l’écrivain, que je voudrais placer l’analyse de cette expérience d’écriture à partir de tableaux. Elle suivra trois points, selon trois postures d’écrivains (rédacteur d’ekphrasis, organisateur d’exposition ou animateur d’atelier) : d’abord, la tension entre discours collectif tenu sur une œuvre et interprétation personnelle; ensuite, l’évolution de la perception d’une œuvre en fonction de son histoire et de sa mise en scène; finalement, la tentative de définition d’un art poétique dans les propos d’un animateur d’atelier d’écriture.

 

Discours collectif ou interprétation personnelle : faire vivre les œuvres patrimoniales

Demander à des enseignants, professeurs de lettres, d’écrire à partir des tableaux du Louvre, ce n’est évidemment pas la même chose que de le demander à des artistes patentés – comme c’est le cas plus souvent aux États-Unis qu’en France, selon une tradition anglo-saxonne qui constitue l’ekphrasis en sous-genre poétique ((Cf. par exemple: Barbara K. Fisher (2001), «Literary Criticism and Cultural Theory», dans Museum Mediations, Reframing Ekphrasis in Contemporary American Poetry, New York/London, Routledge; ou encore Grant Holcomb [dir.] (2001), Voices in the Gallery: Writers on art, Rochester (NY), University of Rochester Press.)) – ou à des étudiants de création littéraire – cursus qui n’existe pas dans les universités françaises. L’exercice de l’ekphrasis se présente à eux sous les couleurs d’une antique pratique d’enseignement qu’ils ont pu croiser dans le dictionnaire de rhétorique de Molinié ((Georges Molinié (1992), Dictionnaire de rhétorique, Paris, Le Livre de Poche, p. 121.)) et fait à la fois écho à une préoccupation actuelle des pédagogues concernant le renouvellement de l’approche du patrimoine, qui réponde à l’injonction institutionnelle de construction d’une culture commune et rende l’élève actif et partie prenante de la construction interprétative.

Participent à cette réflexion pédagogique contemporaine la notion de texte du lecteur ((Catherine Mazauric, Marie-Josée Fourtanier et Gérard Langlade [dir.] (2011), Le Texte du lecteur, actes du colloque de Toulouse,  Bruxelles/Bern/Berlin/Frankfurt/New York/Oxford/Vienne, Peter Lang (ThéoCrit’).)) , la théorie des textes possibles ((« Développée par M. Escola et S. Rabau dans la lignée des propositions de M. Charles, mais aussi de P. Bayard, J. Dubois et quelques autres » : atelier de Fabula.org.  Cf. Marc Escola [dir.] (2012), Théorie des textes possibles, C.R.I.N. vol. 57, Amsterdam, Rodopi.)) et l’acception du terme « rhétorique » comme mode de production de textes qui se dégagent de la seule écriture de commentaire, comme le montrent les travaux de Violaine Houdart-Merot ((Violaine Houdart-Mérot (2007), « Atelier de réécriture et critique littéraire en acte à l’université », dans Journal français de Psychiatrie, n°31; Violaine Houdart-Mérot (2010), « L’émergence conflictuelle des ateliers d’écriture dans les universités françaises », article à paraître dans Violaine Houdart-Mérot et Christine Mongenot [dir.], Pratiques d’écriture littéraire à l’université, actes du colloque de l’Université de Cergy-Pontoise de décembre 2010, Paris, Champion.)) , inspirés des analyses de Michel Charles ((Michel Charles (1985), L’Arbre et la source, Paris, Seuil; Michel Charles (1995), Introduction à l’étude des textes, Paris, Seuil (Poétique).)) . L’expérience de l’atelier du Louvre m’a pourtant montré que les participants, sous l’impulsion de l’écrivain, cherchaient à se dégager de cette préoccupation pédagogique pour atteindre une authenticité de leur rapport personnel à l’écriture sans laquelle il n’est sans doute pas d’écrit possible. Tout effort de caractérisation collective d’une démarche pédagogique transposable aux classes a été rejeté au profit de l’écoute des perceptions difractées et parfois divergentes des œuvres décrites. L’écriture s’expérimentait une nouvelle fois comme lieu où se débarrasser de ses oripeaux d’être social, pour les revêtir sans doute mais sous une autre forme. La sollicitation initiale de glaner à travers sa promenade dans le Louvre de quoi constituer son musée personnel, à la manière de Stéphane Bouquet dans Un peuple ((Référence apportée par Tanguy Viel à la deuxième séance : Stéphane Bouquet (2007), Un peuple, Paris, Champ Vallon.)) au sujet des œuvres littéraires, a conduit chacun à essayer de définir un rapport personnel aux œuvres picturales qui témoigne d’une authenticité de sa perception et de sa sensibilité.

Or deux constats s’imposent à l’examen des productions : elles retrouvent le vieux chemin des exercices d’admiration pour les œuvres du patrimoine européen et elles s’étonnent ou s’agacent souvent de ne pouvoir dépasser le discours déjà entendu et peut-être convenu sur la lumière poudrée de Vermeer, la rêverie néoromantique qu’inspire Canaletto ou les beautés de la nature saisies sur le motif par les quelques Impressionnistes présents au Louvre. Les participants de l’atelier ont donc fait l’expérience cruelle de la prégnance d’un impensé collectif sur la subjectivité et de la difficulté à tourner le stéréotype en instrument dialectique. Leçon bien sûr essentielle au renouveau d’un enseignement de la littérature, et à la saisie à la fois des écueils de l’écriture scolaire et des apories auxquels se confronte l’artiste créateur.

La prise en compte d’un discours reçu sur l’œuvre modifie finalement sa perception même. Dire que le créateur ouvre un champ de possibles interprétatifs, ce n’est pas alors affaire de perceptions individuelles, côtoyant le danger du contresens ou les versatilités de la psyché, mais c’est replacer l’œuvre d’art comme un objet social et politique qui agit sur son époque et résistera ou non au temps en fonction de ses possibilités d’actualisation ((Yves Citton (2007), Lire, interpréter, actualiser, Paris, Éditions Amsterdam.)) . Sans doute le choix des grands tableaux de maîtres montre-t-il davantage qu’un autre la résistance d’une grande œuvre à la quantité des discours produits sur son compte, mais aussi la difficulté pour l’écrivain-spectateur d’en sonder les strates et de voir véritablement l’œuvre dans le cocon de ses discours. Tout le « métier ((Notons que, fidèle à l’habitude française, l’atelier invitait à penser l’écrivain d’abord comme un statut social, les deux initiateurs du projet, également présents, se distinguant par le leur : Patrick Souchon, inspecteur, et Joël Paubel, professeur d’arts visuels.)) » de Tanguy Viel a consisté à déplacer l’attention sur la matière, à la fois matière du tableau à regarder et matière du texte à rédiger, pour se dégager de cette parenté entre « musée » et « mausolée » que notait Adorno ((Theodor Adorno, reprenant les objections de Valéry : « Museum and mausoleum are connected by more than phonetic association. Museums are like the family sepulchers of works of art. They testify to the neutralization of culture», cité par Barbara K. Fisher (2006), Museum Meditations, Oxford, Taylor & Francis Group, p.5.)), et retrouver l’enjeu premier d’une ekphrasis : faire apparaître l’objet du discours sous les yeux « de manière vive et animée ((« Aelius Théon, au premier siècle de notre ère, définit l’ekphrasis comme “un discours qui nous fait faire le tour (periégèmatikos) de ce qu’il montre (to dèloumenon) en le portant sous les yeux avec évidence (enargôs)”. L’ekphrasis est liée avant tout à une certaine vivacité (enargeia chez les Grecs, puis evidentia chez les Romains) qui est censée transformer les lecteurs ou auditeurs en témoins ». Christof Schöch (2007), « L’ekphrasis comme description de lieux : de l’antiquité aux romantiques anglais », Acta Fabula, volume 8, numéro 6, novembre-décembre, [en ligne]. http://www.fabula.org/revue/document3691.php (Page consultée le 2 juin 2012).)) ». Pour oser la « tentative d’épuisement d’un tableau du Louvre », sans doute faut-il adopter la manière de Perec dans Tentative d’épuisement d’un lieu parisien : faire « [l’]esquisse d’un inventaire de quelques-unes des choses strictement visibles », quitte à passer par la contrainte de la liste ou de la phrase unique tournant autour de l’objet. Plus l’œuvre résistera à cette tentative d’épuisement, plus apparaîtra cette objectivité de l’art qui « est prescrite par la forme du problème et non par l’intention de l’auteur », selon les termes d’Adorno. La matière du tableau est alors interrogée pour ce qu’elle est : « la seule couche où l’esprit artistique puisse devenir maître de lui-même ((Theodor Adorno (1987), « Les écarts de Valéry », dans Notes sur la littérature, Paris, Flammarion, Paris, p. 125-127.)) ».

 

L’évolution de la perception d’une œuvre en fonction de son histoire et de sa mise en scène : dialogue autour du Serment des Ancêtres

Dans le temps de ces séances d’écriture se tenait au Louvre, dans le cadre de la carte blanche laissée à Jean-Marie Gustave Le Clézio, une exposition intitulée « Musée-monde ((De novembre 2011 à février 2012. Le catalogue de l’exposition, intitulé Les musées sont des mondes, a été publié par Gallimard / Musée du Louvre éditions.)) », dont le titre peut faire écho pour les lecteurs du Monde des livres au manifeste « Pour une Littérature-Monde » qu’il a signé avec quarante-quatre écrivains de langue française en mars 2007 ((« Pour une Littérature-monde en français », dans Le Monde des Livres, 15 mars 2007, manifeste signé par quarante-quatre écrivains, et défendu en mai 2007 dans l’ouvrage dirigé par Michel le Bris et Jean Rouaud, Pour une Littérature-monde, Gallimard.)) . Regroupant dans la chapelle Sully, petit espace clos au cœur des galeries, à la fois des pièces issues des collections nationales et des objets d’art ou d’artisanat venus de Mexico, de Haïti ou du Vanuatu, l’exposition obligeait le promeneur du Louvre à se reconnaître comme spectateur engagé, interrogeant les frontières de l’art et les échos interculturels de l’imaginaire déployé. Les participants de l’atelier d’écriture, qui étaient invités à rapporter leur petit musée manuscrit de leur cheminement dans les galeries, se sont donc souvent trouvés face aux pièces de cette exposition. Je voudrais analyser ici des effets a priori discordants de la réception du tableau d’entrée, Le Serment des Ancêtres de Guillon-Lethière, qui semble un support privilégié pour mesurer la cristallisation d’une œuvre par l’acte de lecture, au sens général, selon les principes posés par l’école de Constance, et pour reprendre les termes de Jean Starobinsky dans sa préface à Pour une esthétique de la réception de H. R. Jauss ((H. R. Jauss ([1978] 2010), Pour une esthétique de la réception, Paris, Gallimard (Tel), p. 18.)) :  « l’aspect dialectique, mouvant, ouvert du rapport entre production et réception, et de la succession jamais achevée des lectures. »

 

 Le serment des Ancêtres

Guillaume Guillon Lethière.

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Source : Article Guillaume Guillon Lethière de Wikipédia en français

 

Le Serment des Ancêtres est une grande toile (de 3,40 mètres sur 2,80 mètres), qui occupe tout l’espace du regard dès l’entrée de l’exposition. Elle célèbre la rencontre entre Alexandre Pétion, le chef des mulâtres de Saint-Domingue qui deviendra le président d’Haïti, et le général noir Dessalines, lieutenant de Toussaint Louverture. Les deux officiers scellent une alliance pour chasser les troupes françaises, qui conduira à l’indépendance deux ans plus tard. Guillon-Lethière, né en Guadeloupe d’un père colon et d’une mère esclave et dont c’est le seul tableau en rapport avec ses origines, les représente dans une pose hiératique, dans le style de David dont il est le contemporain. Les pieds foulent les fers brisés des esclaves; les mains s’unissent au-dessus de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen; les regards se lèvent pour recevoir la bénédiction divine… J’ai pu vérifier, en choisissant par la suite ce tableau comme support d’ekphrasis pour des étudiants de master 2 en « médiation culturelle », que ma première perception était partagée : c’est la recherche du récit de l’événement historique représenté qui retient le regard, de manière quasiment anecdotique; le traitement académique de l’événement tend à le détourner, voire rend l’adhésion du spectateur impossible. Tableau jugé « pompier », « Dieu trop blanc », « alliance boiteuse entre l’esthétique révolutionnaire et les ciels de Michel-Ange », « composition pyramidale assez simpliste », l’œuvre « laisse perplexe et interroge », selon les termes des étudiants habitués à reconnaître chez un artiste les prémisses des révolutions esthétiques en cours. Premier décalage de la perception : l’horizon d’attente de l’œuvre se lit dans une perspective diachronique que n’aurait pas reniée H. R. Jauss. La « réceptivité du destinataire ((Id., p. 269.)) », pensé comme amateur d’art parisien de 1822, n’est pas la même que celle de l’étudiant en arts ou du professeur de lettres d’aujourd’hui. Ce qui déplaît aujourd’hui peut aussi être, plus qu’une affaire de goût, la défiance pour une entreprise artistique insuffisamment dialectique, cherchant à imposer chez le spectateur une attitude de vénération. La libération dépeinte, libération de la domination européenne esclavagiste, est démentie dans l’entreprise artistique qui adopte les canons européens jusqu’à la caricature et dans la biographie même de l’artiste, directeur de la Villa Médicis et professeur à l’école des Beaux-Arts de Paris, et qui n’ose réinvestir ses origines qu’avec cette seule toile, à la fin de sa vie. Or le constat de points diachroniques différents dans l’horizon d’attente de l’œuvre peut prendre une dimension réflexive synchronique ((« La fusion des horizons peut aussi prendre une forme réflexive : distance critique dans l’examen, constatation d’un dépaysement, découverte du procédé artistique, réponse à une incitation intellectuelle – cependant que le lecteur accepte ou refuse d’intégrer l’expérience littéraire nouvelle à l’horizon de sa propre expérience », Id., p. 284-285.)) : le spectateur d’aujourd’hui décèle chez l’artiste peintre, métis un temps en butte à l’opposition royale pour son républicanisme ((« Lorsqu’une ordonnance du 21 mars 1816 crée l’Académie des Beaux-Arts, remplaçant ainsi l’Académie royale de peinture et de sculpture, l’Académie de musique et l’Académie royale d’architecture, Guillaume Guillon-Lethière se voit proposer d’en devenir membre. Louis XVIII refuse dans un premier temps, Lethière étant connu pour son engagement républicain, puis finalement accepte son entrée dans l’institution. Il est même reconduit en 1818 puis décoré de la Légion d’Honneur ». Hugo Breant, « Guillaume Guillon-Lethière, un peintre métis méconnu », dans Grioo.com, le site de la communauté noire francophone, [en ligne]. http://www.grioo.com/pinfo20615.html (Page consultée le 2 juin 2012).)) , une stratégie efficiente, celle d’adoption des canons esthétiques en vigueur à son époque pour rendre visible un événement historique qui dérangeait le colonisateur.

Deuxième décalage de la perception : ce tableau daté prend une valeur contemporaine. Un effort d’attention à la matière du tableau révèle une erreur sidérante : ce que certains ont pris pour des zébrures menaçantes sous l’index divin sont des déchirures mal rapiécées de la toile. Un cartel rapporte que la toile abîmée a été retrouvée sous les décombres du Palais présidentiel après le tremblement de terre de 2010 et que ce symbole de l’indépendance haïtienne sera restitué à son pays par le Ministre de la Culture française après intervention des restaurateurs du Louvre. L’histoire du tableau nous apprend qu’il a voyagé plusieurs fois entre la France et Haïti ((Le fils du peintre le transporte clandestinement à Port-au-Prince en mars 1823. En 1980, l’équipe de Michel-Philippe Lerebours, qui le recherchait pour une rétrospective de la peinture historique haïtienne, le découvre en piteux état à l’intérieur de la Cathédrale de Port-au-Prince. L’Association Guillon-Lethière le ramène en France pour être restauré. D’abord présenté en février 1998 sous la pyramide du Louvre, puis à l’Unesco, avant d’être transféré à la Guadeloupe pour une exposition, il rejoint finalement la République d’Haïti. Il est retiré des décombres du Palais national par des pompiers français, après le tremblement de terre de 2010, et confié au Centre de recherche et de restauration des musées de France.)) , parfois clandestinement, parfois très publiquement, ce qui peut être interprété comme actes politiques : solidarité entre pays frères, secours du savoir-faire européen, « sanglots de l’homme blanc » selon la vision de Pascal Bruckner. Ce qui était célébration statique d’un moment particulier de l’Histoire entre soudain dans le mouvement d’une histoire continuée ((« La révolution haïtienne n’est pas achevée, elle se continue depuis plus de deux cents ans », Le Clézio (2011), Les musées sont des mondes, texte de la conférence inaugurale du Louvre, Paris, Gallimard/Musée du Louvre éditions.)) . Y participent des accidents de la réception, comme celui engendrant le contresens rapporté plus haut, ou encore cette scène saisie sur le vif : deux agents du musée, peau basanée et blouse bleue, entrent dans la salle. Le gardien les interpelle « Vous venez pour le travail ou pour regarder? » ; réponse : « Pour Le Serment des Ancêtres! » La conversation s’engage entre les trois, on en vient à parler des différences de langues et du téléphone portable qui ne reconnaît pas tous les alphabets. Le regard erre sur les signes en hébreu du tableau. Enfin les poses se figent en une attitude de recueillement devant le tableau. Comparaison possible des deux scènes : celle du tableau, celle de ses spectateurs. Cette anecdote invite à mesurer combien les contextualisations de la réception d’une œuvre d’art en font un objet sémiotique, social et politique, qui agit sur plusieurs époques en fonction de ses possibilités d’actualisation ((Cette scène se retrouve d’ailleurs dans le texte « Les musées sont des mondes », publié par Anne-Marie Petitjean dans Le Crachoir de Flaubert.)).

C’est enfin à un autre constat que nous porte la scénographie ménagée par Le Clézio, en droite ligne de son œuvre romanesque : la toile de Guillon-Lethière se tient entre La Crucifixion de Charlemagne Péralte de Philomé Obin (fond jaune vif et Christ noir, représentant un autre événement phare de l’indépendance, cette fois selon des codes de la peinture haïtienne développés sur le territoire de l’île) et  Coupé/Décalé, pseudo-film ethnologique par l’artiste contemporaine Camille Henrot, traquant dans les interstices du montage le mythe de l’authenticité culturelle (au pied d’un promontoire se mime,  pour un touriste photographe, le saut de la mort rituel Vanuatu ((Pour une présentation plus précise, voir le site officiel de l’artiste, en ligne : http://www.camillehenrot.fr/fr/work/41/coupe-decale)) ). Troisième décalage de la perception où la disjonction des espaces culturels aspire à passer du voyeurisme à un espace de création, y compris interprétative. Dans la « forêt des paradoxes ((Titre du discours de réception du prix Nobel, le 7 décembre 2008. Extrait : «  “[L’écrivain] bute sur un nouveau paradoxe : lui qui ne voulait écrire que pour ceux qui ont faim découvre que seuls ceux qui ont assez à manger ont loisir de s’apercevoir de son existence.” (L’écrivain et la conscience). Cette « forêt de paradoxes », comme l’a nommé Stig Dagerman, c’est justement le domaine de l’écriture, le lieu dont l’artiste ne doit pas chercher à s’échapper, mais bien au contraire dans lequel il doit “camper” pour en reconnaître chaque détail, pour explorer chaque sentier, pour donner son nom à chaque arbre. »)) » sous laquelle le prix Nobel a placé son « intention poétique », selon l’expression de Glissant (1969), la présentation de la culture d’ailleurs, sur les parquets du Louvre, aux « bien nourris », aux acteurs de la mondialisation, les renvoie à leur propre façon de compléter l’œuvre regardée.  Il y est question de centre de la culture mondiale et de décentrement, d’une manière de « savourer le divers ((Cf. Victor Segalen (1999), Essai sur l’exotisme, Paris, Le Livre de Poche (Biblio Essai).)) » qui présente dans chaque œuvre sa façon d’interroger l’altérité, d’interculturalisme qui ne soit ni repli identitaire ni dilution des repères et qui, comme l’a montré le colloque de la Mississippi State University du printemps 2010 ((Bruno Thibault et Keith Moser [dir.] (2012), J.M.G. Le Clézio, dans la forêt des paradoxes, Paris, L’Harmattan.)) , est moins chez Le Clézio un système axiologique défini qu’une poétique en marche. Ne nous étonnons pas de la place d’élection choisie pour une toile rapiécée : dans sa sémiotique ont une place essentielle la brisure et le rapiéçage ((Bruno Tritsmans (2012), « Du livre du monde à la littérature-monde : paradoxes et miroirs, de Mondo et autres histoires à Raga », dans Bruno Thibault [dir.], Dans la forêt des paradoxes, Paris, L’Harmattan, p. 63.)) comme modes de complémentarité non seulement entre l’œuvre et son récipiendaire, mais entre les cultures du monde.

 

Définir un art poétique par la conduite d’un atelier d’écriture : Ut pictura poesis

Demander à des participants à un atelier d’écriture d’entreprendre une ekphrasis, est-ce supposer l’unité essentielle de l’art, quels que soient les langages artistiques, ou les engager à faire l’expérience d’une dissymétrie fondamentale du verbal et du pictural? Fait-on confiance à la lecture controversée ((Cf. la synthèse de Nicolas Wanlin et les analyses de l’atelier de théorie littéraire sur http://www.fabula.org.)) de l’Ut pictura poesis d’Horace comme dégagement d’une analogie entre deux formes artistiques distinctes, l’une habile à saisir l’immédiateté de l’objet, l’autre à raconter les événements? Est-ce plutôt se fier à Julien Gracq affirmant, dans En lisant, en écrivant, que « l’animation dont le roman est plein, et où le mouvement imité de la vie se double du mouvement propre à l’opération de la lecture, animation qui l’écarte à première vue violemment des images figées de la toile peinte, est un trompe l’œil qui ne peut abuser fondamentalement ((Julien Gracq (1980), En lisant en écrivant, Paris, José Corti, p. 6.)) »?

L’expérience menée au Louvre montre qu’il est possible de lire dans la conduite d’un atelier des réponses à ce type de questions, révélatrices de partis pris que l’on pourrait chercher à rassembler en un art poétique parallèle à l’œuvre littéraire de l’écrivain-animateur.  Pour en esquisser le dessin, de quels observables disposons-nous?

Tout d’abord l’inducteur : la proposition de Tanguy Viel  de rédiger une ekphrasis ne renoue qu’en apparence avec la tradition rhétorique; les manuels de rhétorique des premiers siècles de notre ère, les Progymnasmata, enseignent un modèle de rédaction standardisée, avec liste de sujets possibles, remarques sur l’ordonnancement de la description et ses effets escomptés. Ici, la sollicitation se veut ouverture vers le déploiement libre des écritures et de la réceptivité artistique. L’évolution de la consigne initiale au fil des ateliers peut donc se lire comme réaction aux textes produits par les participants, en fonction de partis pris rédactionnels qui ne se formulent pas autrement.

Tanguy Viel choisit tout d’abord une peinture qu’il présente comme complexe, foisonnante, obligeant un cheminement dans l’œuvre, L’enlèvement des Sabines, de Nicolas Poussin, et demande à ne la décrire qu’en une seule phrase. L’enjeu explicite consiste à se dégager du narratif pour atteindre la neutralité d’une enquête sur la manière dont se construit l’image chez chacun. Les séances suivantes guideront la construction d’un musée personnel, passant de la caractérisation lapidaire des œuvres choisies, sous forme de liste, à une évocation retravaillée en plusieurs temps. Des jeux de focale invitent à passer du repérage de grands courants esthétiques à la figure singulière du créateur, comme émanation de l’œuvre. Les consignes cherchent donc à envisager l’écriture comme outil de formation du regard, forçant l’appréhension de l’objet brut pour aller vers une perception savamment renseignée. La dernière séance revient finalement sur « l’aventure de l’écriture », en sollicitant la caractérisation de trouvailles rédactionnelles correspondant à tel peintre plutôt que tel autre. La correspondance des matériaux artistiques est donc posée comme hypothèse, en point d’aboutissement de séances destinées à faire l’expérience sensible d’un « plein régime d’expression ».

D’autre part, les références convoquées, abondantes, précises, sont de deux ordres : des exemples de ce « plein régime d’expression » (dont un large extrait de Claude Simon, un ouvrage complet de Stéphane Bouquet, une allusion à Flaubert), et des auteurs cités ou évoqués pour répondre aux questions d’esthétique générale posées par le sujet ou par les productions en cours (parmi eux la référence à L’histoire de l’art en 5 volumes d’Elie Faure et deux pages de Julien Gracq sur la relation peinture-littérature).

Enfin, les types de reprises des écrits lus par les participants révèlent un attachement premier pour le matériau de la langue, en variant les focales, depuis le choix du mot (« “improbable”, c’était joli il y a 15 ans… »), le balancement de la syntaxe (« voilà une tripartition à la Saint-Simon »), jusqu’à l’équilibre des moments (du conseil de déplacement d’un élément en pointe finale, au regret d’une sagesse excessive dans l’organisation : « vous faites ce que vous annoncez dans la 1ère phrase, en parlant de corps en mouvement, mais le texte lui-même n’est pas bousculé par le mouvement »). Les métaphores picturales ou la terminologie référant au spectateur sont finalement peu convoquées, même si l’on parle de « guidage par la couleur » ou de description qui « en reste à hauteur d’œil ». « Il faut savoir si l’on veut rendre compte d’une chose ou écrire un poème ». Ponge est convoqué pour comprendre la position d’inconfort nécessaire à une perception de l’objet regardé qui ne soit pas de confiance, mais de tension vers le texte, « en acceptant le caractère pénible de la réécriture ». Enfin, sont envisagés, pour chaque texte lu par les participants, des pivots aptes à déstabiliser les représentations conventionnelles de la description; s’exprime en particulier une défiance pour la tentation du commentaire, contrecarrant l’idée enseignante d’un texte second par rapport à l’objet d’art regardé.

L’analyse des observables d’un atelier n’est ici qu’ébauchée, mais l’ambition assignée par Tanguy Viel de « refaire dans le texte le chemin de la pensée elle-même » se détache d’une mimesis de la scène représentée par le tableau ou du tableau lui-même, pour aboutir à une poétique du geste créatif transcendant les deux arts. On se souvient d’Adorno appréciant chez Valéry, par-delà tous ses conservatismes esthétiques, son mépris pour « les théories de l’inspiration; pour lui, l’œuvre n’est pas un cadeau qui serait la propriété personnelle du sujet, mais quelque chose d’exigeant, qui lui refuse le bonheur et l’oblige à un effort sans fin ((Theodor Adorno (1987), Notes sur la littérature, Paris, Flammarion, p. 127 et 136.)) ». Dire que l’exécution d’une ekphrasis, comme expérience de cet effort, oublie l’objet premier au bénéfice d’une imitation du geste créatif, c’est moins révéler des partis pris définissant l’esthétique d’un auteur que rejoindre une expérience artistique générale que les participants d’un atelier s’efforcent de partager. Valéry peut donc bien servir de porte-nom pour dire cette « conscience dévorante », qui le plus souvent chez les différents artisans de l’écriture ne se dit pas en termes de théorie littéraire, et ne s’arrête peut-être pas « à une définition fermement établie », mais relève pourtant d’une interprétation de l’art comme « imitation; non pas l’imitation d’un objet, mais un comportement mimétique ».

 

 

Lisez également « Les musées sont des mondes », texte de création écrit dans le cadre d’un atelier d’écriture du Louvre, en janvier 2012.
 
Pour aller plus loin : des exemples de textes rédigés par les participants de l’atelier du Louvre, lors des séances conduites par Sébastien Rongier, sont accessibles par ce lien : http://remue.net/spip.php?rubrique517.