Ce texte a été écrit dans le cadre du cours Écriture de fiction I (roman), donné à l’Université Laval par Pierre-Luc Landry à l’automne 2012.

Chapitre 1

Depuis une bonne heure déjà, j’attends mon tour dans la salle aux murs nus du poste de quartier d’Hochelaga-Maisonneuve. J’essaie de fermer les yeux, de dormir un peu, mais rien n’y fait. À chaque son, je sursaute. J’imagine mon téléphone vibrer dans ma poche, le prend en vitesse et réponds au vide. Pour une énième fois, je recompose le numéro des parents de Clara.

— Des nouvelles?

— Non… tu as parlé aux policiers?

— Pas encore, j’attends. Je vous tiens au courant.

J’arpente la salle d’attente du commissariat. Je dois rester cartésien, logique. Ne pas ressentir les émotions, la fatigue. Attendre mon tour.

Une policière s’approche de moi, me fait signe de la suivre. J’attrape mon attirail de sacs, foulard, manteau et gants. De la main, elle m’indique la porte marquée « Sergent Ouellet », derrière laquelle je retrouve le Jérôme, assis à son bureau, les yeux rivés sur son écran d’ordinateur. Quand il lève la tête, un vague sourire se dessine sur son visage, puis il se rembrunit.

— Romain! T’es sûrement pas juste venu me souhaiter une bonne année… Dis-moi que c’est pas ce que je pense.

Je baisse la tête, cale mes mains dans mes poches, m’assoit devant lui dans le siège usé.

— Bonne année! que je lance, avec un sourire qui doit avoir l’air d’une grimace. Mais oui, c’est ce que tu penses. Clara a disparu.

— Encore!

Impuissant, je hausse les épaules. Les sourcils froncés, les bras croisés, Jérôme me fixe. Il a pris quelques kilos depuis la dernière fois que je l’ai vu. J’essaie de retenir mon attention sur lui pour ne pas regarder les visages des disparus sur le mur derrière lui, mur que la photo de Clara ira rejoindre d’ici quelques heures.

— Qu’est-ce qui va pas avec toi? Tu sais, t’es un beau gars, t’es jeune, t’es brillant. Qu’est-ce que tu fais avec une fille qui arrive pas à rester sur Terre?

Je secoue la tête. Pour être honnête, je ne sais plus trop. Je l’aime. Mais qu’est-ce que ça veut dire, anyway?

— C’est quoi là, la sixième fois que tu viens me voir pour rapporter sa disparition? En quatre ans? C’est la dernière fiche que je remplis pour toi, parce que là, j’ai comme peur que ça soit toi qui disparaisses. T’as encore perdu du poids!

Jérôme continue sa tirade en sortant les dossiers antérieurs sur Clara. Contrarié, il mâchonne sa joue gauche pendant qu’il remplit un nouveau formulaire.

— Bon, elle a toujours les cheveux blonds?

— Oui.

— Même taille, même poids, j’imagine? Des nouveaux signes distinctifs?

— Pas de nouveau tatouage, non.

— Faque dis-moi donc d’abord c’est quand la dernière fois que tu l’as vue et dans quelles circonstances.

— On était dans Charlevoix, dans un chalet qu’elle avait loué pour une semaine, aux Éboulements. Elle aime assez ça, aller là! Ça allait super bien, je veux dire, depuis trois mois, même un peu plus, attends, j’ai écrit dans mon agenda, ok, donc depuis le 15 octobre, elle allait bien. Pas d’absences, pas de confusion ni de crise. Elle avait une job depuis six mois, pas un gros truc, commis dans un magasin de produits naturels, mais ça lui plaisait et elle était bien contente d’avoir d’autres sous que ceux du gouvernement. En tout cas, on était au chalet qu’elle avait réservé elle-même pis qu’elle avait payé toute seule. Après trois jours, elle a commencé à moins bien feeler. Je sais pas trop comment te le décrire. Un matin, je me suis levé, elle était pas dans le lit, elle regardait dehors, en robe de chambre. Quand je l’ai embrassée, elle a sursauté et c’est comme si elle ne me reconnaissait pas. Elle s’est enfermée dans les toilettes, puis dix minutes après, elle est revenue et tout était correct. La veille, quand on s’était couchés, tout était parfait, on avait fait de la rando dans la journée, j’avais allumé un feu et on avait mangé de la fondue, on s’était collés, pis toute. Mais le matin, même affaire, elle était déjà debout quand je me suis réveillé, et elle est devenue de plus en plus distante. J’ai vérifié, elle prenait bien ses médicaments, c’était pas ça. Je lui ai demandé de s’accrocher, mais je pense qu’il était déjà trop tard. La dernière journée, celle où on devait partir, elle était plus là. Je l’ai cherchée dans tout le village et dans les alentours. J’ai prolongé la location du chalet de trois jours et je l’ai attendue. Mais là, je pouvais plus rester, je savais pas quoi faire.

— Pourquoi t’es venu la signaler à Montréal?

— Inquiète-toi pas, je l’ai fait à La Malbaie et à Baie-Saint-Paul aussi. C’est juste que toi, tu la connais. Peut-être que tu pourrais mieux m’aider.

— Je la connais, c’est des grands mots, ça. J’pense que ta blonde est la personne la moins prévisible sur Terre. Pis tu sais que la chercher, ça nous a pas été trop utile les dernières fois. Si elle revient, c’est par elle-même. La seule fois où on a mis la main dessus, elle a encore fugué trois semaines plus tard.

— C’est pas des fugues, Jérôme. Mais j’ai l’impression que cette fois-ci, c’est différent. Elle était pas comme d’habitude.

Jérôme se lève, vient s’asseoir sur la chaise à côté de la mienne, met sa main sur mon épaule.

— Mais à quoi tu t’accroches, Romain? Elle va te faire le même coup encore et encore. Qu’on la retrouve ou pas, tu vas devoir t’en séparer. Elle va finir par te tuer. C’est pas normal que…

— Je sais que c’est pas normal! Mais qu’est-ce que tu veux, je l’aime. Pis je suis pas prêt à l’abandonner. Clara, c’est ma Clara.

— Ouain. Mais c’est la dernière fois que je t’aide. Je te le jure.

 *

La grande couronne de Noël trône encore sur la porte d’entrée de la maison des Blanchard. Monique, la mère de Clara, ouvre la porte et m’accueille avec effusions. J’enlève mon manteau, suit Monique vers le salon. De nouveaux cadres ont été posés sur les murs. Un portrait de Clara et moi, à Noël. Je détourne le regard. Me concentrer sur les horribles dauphins de porcelaine blanche bon marché, les fleurs séchées et artificielles.

Normand sort de la cuisine et me serre la main longuement. Usés, fatigués, les parents de Clara n’ont pas cinquante ans, mais l’air d’en avoir soixante-dix. J’ai peur que Jérôme ait raison. Moi aussi, je vieillirai trop vite. Je n’arrête pas de me trouver des cheveux blancs.

Monique installe sur la table de verre du salon des napperons de dentelle. Elle revient de la cuisine quelques instants plus tard avec une théière en forme de chat et trois tasses. Je m’assieds dans le vieux Lay-Z-Boy, tandis que mes beaux-parents prennent place dans le divan de cuirette bourgogne juste en face.

Les mains de Normand tremblent un peu, il doit déposer sa tasse sur la table quelques secondes. Le Parkinson de son père terrifie Clara. Elle lui tenait la main lorsqu’il a reçu le diagnostic. Je me souviens nettement de son visage glacé, du vide de ses prunelles quand je l’ai vue après le rendez-vous. Nous fêtions cette journée-là notre deuxième anniversaire. Elle disparaissait le lendemain, la première fois depuis notre rencontre. J’avais été bouleversé par la réaction de ses parents quand je le leur ai annoncé, ce quasi-haussement d’épaules qui trahissait une lassitude effroyable. Ils ne comptaient déjà plus les fugues. Et moi, je les rencontrais pour la première fois.

— Qu’est-ce qui s’est passé, Romain?

Monique me pose la question d’une voix à peine audible. Elle poursuit, presque pour elle-même : « Elle avait l’air en forme à Noël, peut-être plus que jamais, même. Elle avait espoir. Puis les médicaments l’aidaient. Elle les prend encore? Vous êtes-vous chicanés? »

Elle se tait, me regarde longuement, tente de lire à travers moi. Quand Clara vit une émotion trop forte, il arrive qu’elle se dissocie, c’est-à-dire qu’elle entre sur une sorte de pilote automatique, qu’elle ne ressente plus d’émotions et n’ait plus de mémoire. Elle revient des heures ou des jours plus tard, en émergeant quelque part, complètement hébétée d’être où elle est.

— Tout allait bien. Je comprends pas. Elle prenait ses médicaments, elle doit toujours le faire, parce qu’elle les a amenés. C’est la première fois qu’elle part comme ça, avec ses pilules, du moins depuis que je la connais.

Le téléphone sonne, Monique se lève pour aller répondre à la cuisine avec hâte. Normand s’assure qu’elle a quitté la pièce et se penche vers moi.

— Romain, Clara m’a parlé au jour de l’an, à propos de vous deux. Elle était en grande réflexion, comme je l’avais jamais vue. Est-ce que… Est-ce qu’elle t’a parlé de… rupture?

*

Crissement de dents. Crispation de la mâchoire.

— Romain!

Il ne bouge pas.

— Regarde-moi!

Il reste étendu sur le lit, à regarder le vide. Je lui empoigne les épaules, le secoue aussi fort que je peux. Il détourne toujours les yeux.

— Romain! Réponds-moi!

Je lui décoche un coup de poing au ventre, il encaisse en silence. Je lui tire les cheveux, le gifle. Je n’arrive pas à cesser de pleurer, lui non plus. Il ne lutte pas, malgré ma morsure sur son bras. Il ne pare pas mes coups.

— Réagis, merde! Crie, bloque-moi, supplie-moi, mais fais quelque chose!

Je pourrais le battre à mort qu’il ne ferait rien. Et c’est moi qu’on dit « folle ».

— Tu peux-tu arrêter d’être stoïque? J’essaie d’avoir une conversation avec toi.

Je sais qu’il attend que je m’épuise, que je m’écrase, que les larmes prennent le dessus sur la colère. Il me maintiendra sur le matelas jusqu’à ce que je m’endorme. Il m’embrassera sur le front, il marchera autour du bloc avant de revenir me faire l’amour. Après, nous ne parlerons plus de la chicane. Nous l’éviterons. Pendant des mois, qui sait, pendant une saison, tout ira bien. Et une nouvelle crise viendra, parce qu’elles reviennent toujours.

— Faut-tu que je la repète, ta vitre de char, pour que tu me répondes? Hein? Faut-tu que je brûle le tapis?

Rien. Une pierre. Une statue.

— Criss que tu me fais chier, Romain Marly!

Un léger spasme sur son visage. La coquille commence à fendre. Excitée, je baisse le ton et j’embarque à califourchon sur lui. Mon visage à quelques centimètres du sien. Je l’oblige à me regarder.

— Je ne t’aime plus.

Une grande contraction traverse son corps pris entre mes jambes. Son mouvement est rapide. Il attrape mes poignets et je me retrouve étendue sur le lit, lui par-dessus moi.

— Tu mens, Clara. Je sais que tu me mens. Je te demande pas grand-chose, mais ça, c’est un ordre : ne me mens pas.

Son visage rouge se contracte, il a même de l’écume aux coins des lèvres. Jamais encore ne l’ai-je vu dans cet état.

— Je ne mens pas.

J’ai articulé la phrase lentement. Je crois qu’il va me frapper. Jubilation. Il presse sur mes poignets. Il va céder à la colère. Il va le faire!

— Arrête! Arrête d’essayer de me faire sortir de mes gonds! Je t’aime, Clara, pis c’est pas parce que tu te hais que je dois te haïr. Je veux pas te haïr. Arrête de me faire ça.

C’est déjà fini. Il lâche mes bras, se roule en boule sur l’édredon, toujours vêtu  de son veston et de sa cravate. Mon Tout-Romain, mon César.

— C’est pour ça, Rom, que…

— Non, y’en est pas question.

Je me couche près de lui, colle mes seins contre son dos. Je replace une mèche de ses cheveux, l’enlace.

— Mais Romain, je suis pas bien pour toi. Tu le sais que je t’aime. Mais tu peux pas rester avec moi. Je veux pas te faire ça.

Je lui dis tout ça et j’ai mal. En réalité, non, je n’ai pas mal, je ne le sens pas vraiment, juste du vide dans le milieu du ventre, un grand trou où tout mon corps veut se cacher, mais je lutte pour rester là, pour m’accrocher à l’odeur de mon amoureux; j’enfonce mes doigts dans son ventre parce que je tombe, je suis aspirée dans le tourbillon et bientôt je ne serai plus là si je continue l’air n’entrera plus dans mes poumons il fait si noir et j’étouffe et le cri ne sort pas et aaaaaah!

Romain me secoue, me ramène à moi.

— Pars pas, Clara!

Je me retiens à son regard, je sens son haleine, la chaleur de son souffle, la pulsation du sang qui circule dans ses veines. Je suis revenue, je ne tomberai pas. Épuisée.

— Clara?

— Oui.

C’est à peine un oui, une légère vibration entre mes cordes vocales, un couinement de souris. Je n’ai plus d’énergie. Romain me berce doucement contre lui.

— J’ai besoin de toi.

C’est sorti tout seul. La phrase est tombée et nous a soudés encore, nous a suturés pour des siècles et des siècles, amen. Il ne me laissera jamais partir. Je l’ai contaminé. Condamné.

*

Devant la porte, j’attends. J’espère percevoir un mouvement, entendre le son familier de sa voix. Silence. Notre appartement est comme nous l’avions laissé avant de partir, impeccable, familier. Son écharpe préférée sur le crochet, son parfum incrusté dedans. Une douleur épouvantable.

— Clara?

Son nom qui résonne dans le néant. Le chemin vers notre chambre m’apparait infini et, épuisé, je m’effondre sur le lit.

J’ai dormi quelques minutes, peut-être des heures, avant d’émerger dans un état semi-conscient. La courbe de mon dos me meurtrit, avec mes pieds bottés qui trainent au bout du lit.

À la cuisine, je me sers de l’eau. Sur le verre, une trace de rouge à lèvres. Je dépose mes lèvres par-dessus. Peut-être que mon baiser se rendra jusqu’à elle.

La lumière du répondeur clignote. Trois nouveaux messages. J’essaie de me contenir, de me répéter que ce ne sera pas sa voix, ses mots.

— Oui, bonjour, le message est pour Clara, c’est Johanne. Tu n’es pas rentrée ce matin, je voudrais m’assurer que tout va bien. Appelle-moi le plus tôt possible, ok? Tu vas venir demain? J’aimerais pas à avoir à appeler l’agent d’insertion. Voyons, c’est quoi son nom déjà? En tout cas, on se voit demain. Appelle-moi. »

La patronne. Il faudra l’appeler, l’informer de la disparition de Clara. J’ai oublié de la joindre. Je supprime le message, pressé d’entendre le suivant.

« Bonsoir, c’est Johanne, encore. T’es pas rentrée, Clara. J’ai appelé l’agent d’emploi. Pour ta réinsertion, ça marchera pas. Il va falloir que je te renvoie, je suis désolée. Appelle-moi quand même, ok? » La patronne a la voix triste. Elle hésite une seconde avant de raccrocher.

 

Je tourne un peu autour de l’ilot de cuisine, replace le courrier en une pile bien droite. La lumière clignote toujours, un dernier message. Si je l’écoute, il ne me restera plus d’espoir. J’ai l’impression d’halluciner. Dans le journal, j’attrape le sudoku du jour, le fait comme ça sur le coin du comptoir et me prépare des toasts. Quand j’ai terminé le casse-tête, je recommence à tourner autour du téléphone.

 

— Salut Rom! Salut Clara! C’est Émile! Charloune et moi, on voudrait bien vous avoir à souper bientôt, parce qu’on a une grande nouvelle! » Un cri de fille énervée traverse le combiné. « Je suis enceinte! » Le grand rire d’Émile après. « Faque venez donc souper cette semaine qu’on célèbre ça, les amours! »

*

— Chaton?

Grogne. Remonte la couverte jusqu’à mon front.

— Houhou, mon amour!

N’ai pas envie de me réveiller. Bisous dans le cou, pas envie de sourire, mais ne peux pas m’en empêcher. Romain qui s’essaie avec des caresses du bout des doigts.

— J’ai pas envie!

— Tu vas être en retard.

— J’irai pas.

— Bien sûr que oui, tu vas y aller.

— Pourquoi t’es si sérieux, aussi…

Tout chic dans son veston, Romain s’est couché à côté de moi. Il glisse son bras sous la couette.

— Arrête! Tu fais rentrer de l’air froid!

Il soulève l’édredon en riant. Je hurle. Sur mon ventre, il dépose un biscuit en pain d’épices.

— Lève-toi, paresseuse. C’est presque Noël, tu vas avoir plein de vacances. En attendant, mange ton biscuit.

Je croque une jambe du petit bonhomme et me couvre avec le bras de Romain. Il se met à me flatter le ventre.

— Qu’est-ce que t’as avec mon bedon à matin?

— J’aimerais ça qu’il soit tout rond.

— Tu veux que je devienne grosse?

— Ben non! Je voudrais qu’on ait un enfant.

Je le repousse un peu trop fort, je cours à la salle de bain, verrouille derrière moi. Six pas de long, trois pas de large. Enceinte. Six pas de long, trois pas de large. Il sait bien, pourtant, que ce n’est pas possible. Pourquoi il me le ramène en pleine face? Six pas de long, trois pas de large. Ça allait bien, nous deux. Pour une fois que ma vie allait bien. Que j’allais bien.

— Pourquoi tu brises tout!

*

J’ouvre un œil, puis l’autre. Les essuie-glaces du camion balayent à toute vitesse les flocons de neige qui criblent la vitre. À ma gauche, un camionneur bedonnant chantonne une vieille toune de Richard Desjardins. Il me faut quelques secondes pour remettre mes idées en place : le chalet, Romain, le départ, le pouce, Baie-Saint-Paul, la tempête, le chauffeur. Mes mouvements sur le banc de cuir attirent l’attention du moustachu.

— Ah ben! La mademoiselle est réveillée! A-ti bien dormi?

Son large sourire dévoile une bouche édentée. Il n’y a rien de beau dans cet homme, excepté peut-être la générosité de son regard.

— Oui, merci. J’ai dormi longtemps?

— Bah oui, au moins deux heures. Une grosse fatigue, hein? Je comprends, avec le froid, tu devais être pas loin de te transformer en pop sicle.

Le camionneur éclate d’un gros rire gras en se frappant la cuisse. Contente que nos bancs soient séparés l’un de l’autre : il aurait bien voulu frapper la mienne. Il me voit scruter la nuit, tenter de trouver un repère.

— On approche de Québec. Mais on peut pas rouler vite. Avec la tempête, c’est pas jojo.

Je hoche la tête, heureuse d’être au chaud dans l’habitacle, moi qui croyais que personne ne s’arrêterait pour m’attraper. Sur le tableau de bord, mes bas commencent à sécher. J’aurais dû prévoir plus de vêtements… En même temps, j’espérais ne pas avoir à partir.

— Je te dépose où, mademoiselle?

Faire semblant de boire une gorgée d’eau pour retarder ma réponse. Où est-ce que je veux aller? Un instant, je pense à retrouver l’appartement douillet dans lequel Romain doit faire les cent pas. Peut-être qu’avec la frousse qu’il vient d’avoir, il me laisserait lui parler. Évidemment que non! Secoue-toi, Clara, Romain est encore plus têtu que toi! Mais je ne connais personne nulle part, on m’a surement signalée dans tous les refuges du Québec, je ne peux traverser légalement aucune frontière sans me faire prendre, je ne peux pas non plus dormir dehors. J’aurais dû y penser, aussi, avant de partir comme ça. Mais non! La réflexion et moi, ça fait toujours deux. « Sers-toi de ta tête! » crierait Monique. Pauvre maman, elle croit encore que j’ai quelque chose dans la tête. Il reste toujours le Plan C. Je n’ose pas encore.

— Droppe-moi à Québec, mes amis viendront me chercher.

Tant qu’on roule, je me sens bien. Avec le son du moteur qui gronde et la vibration des pneus sur la route enneigée, je me laisse porter. Le conducteur me fait la conversation avec légèreté, moi je lui réponds avec des histoires qui le font rire. Romain aimerait vraiment la route, les arbres ployés sous la bordée, la lumière fantomatique de la lune sur la blancheur des lieux. Rom, Rom, Rom. Ton nom comme un ronron, un doux chaton dans mon cou. De grosses larmes sur mes joues.

— Hey! Mademoiselle! Faut pas pleurer comme ça! Qu’est-ce qui t’arrive?

*

Le sommeil ne vient plus. Le sifflement du vent m’attaque les tympans, s’insinue sournoisement dans mon cerveau pour me susurrer des horreurs. Clara éventrée, Clara congelée, Clara violée, Clara perdue. J’ai son carnet devant moi, celui où elle écrit toutes ses pensées, ses délires. La tranche noire du livre reflète la lumière blafarde du réverbère qui entre par la fenêtre. Jamais encore je ne l’ai ouvert. Cette impression que tout ce que je pourrais y trouver me blesserait. Comme si entrer dans la tête de Clara était trop dangereux pour même y penser. Les autres fois, je le remettais à Jérôme, pour qu’il y cherche des indices. Mais Jérôme m’en veut trop d’être avec elle. J’ai peur. Peur de tout ce qu’il sait et de ce que j’ignore.

 

L’horloge du poêle indique huit heures, heure d’aller au bureau. Première journée depuis les vacances. Les collègues me demanderont comment c’était. Ma mine  me trahira. Leurs regards déroutés, un peu moqueurs, quasi méprisants. « Qu’est-ce que tu fais, aussi, avec elle? » Avant de partir, je glisse le carnet dans mon sac.

Je verrouille la porte, scrute la rue. Pas un chat. Les trottoirs ont déjà été déblayés, mais le vent les a remplis à nouveau. Pour me rendre au bureau, je passe devant le commissariat où, dans le stationnement, Jérôme sort de sa voiture.

— Salut Jérôme!

— Hey, Romain, comment ça va?

— Comme on peut. Des nouvelles?

— Non, pas vraiment. J’ai fait les signalements habituels, rempli les formulaires. Tu sais ce que c’est. Toi, pas d’indices?

— Non, rien de nouveau.

Avec un air coupable, Jérôme s’allume une cigarette, m’en tend une. Il ajoute : « Si ma femme me voyait, elle me tuerait, avec le bébé en chemin… »

— C’est vrai? Tu vas être père? Félicitations!

Gêné, Jérôme me sourit.

— Elle va revenir, Romain.

Sourire triste. Deux gars, dans un stationnement, qui fixent leurs chaussures.

— Viens donc prendre un café, avant d’aller travailler.

Nous terminons nos cigarettes en silence. À l’intérieur du poste, nous prenons place devant un café filtre dans le bureau de Jérôme. Après quelques gorgées, je me lance.

— Jérôme, j’ai le dernier carnet de Clara. Tu penses qu’il pourrait être utile?

— Oui, évidemment. Je pourrais y trouver des indices. Tu l’as avec toi?

— Non, il est à l’appartement. Mais dis-moi, tu trouvais quoi, dans les autres?

— Bah, des pensées, des citations, quelques dessins aussi. Elle dessine bien en tout cas, mais pour ce qui est de sa calligraphie, c’est autre chose. C’est pas facile à lire, surtout quand elle est en crise.

Le policier se cale un peu plus dans sa chaise, me scrute. Il attend que je lui dise la vraie raison de mes questions.

— Elle parle… de moi?

— Évidemment! Quelle fille tient un journal et ne parle pas de son chum?

Jérôme essaie de faire de l’humour, de détendre l’atmosphère un peu. J’aimerais pouvoir l’encourager, rire avec lui, mais le cœur n’y est pas.

— Tu crois que je devrais lire celui de cette année?

— Mmm, ça dépend. J’pense pas que j’aimerais que ma blonde lise mes pensées comme ça. Mais la tienne, c’est différent. Peut-être que ça te ferait du bien. Que t’enlèves tes…

— Lunettes roses. Ouain, je sais, tu me l’as déjà dit, ça.

J’avale d’un trait ce qui reste dans ma tasse et me lève. En enfilant mon manteau, j’ose une dernière question.

— Tu penses qu’au fond, elle se dissocie pas vraiment? Qu’elle fait exprès pour disparaître?

*

Je suis débarquée à Québec comme si de rien était, comme si la tempête n’allait pas m’avaler, que le vent n’emporterait pas ce qui me reste de cervelle. Je suis débarquée au milieu d’une ville où je n’ai jamais mis les pieds. Ville morte, hostile, froide, avec tous ces gyrophares orangés de déneigeuses qui grattent la neige infinie. Un instant, je regrette presque mon camionneur, son habitacle puant, sa sueur d’homme gras, ses yeux qui louchent vers mes seins.

Botte un motton de neige sur mon chemin. De la glace cachée dedans. Ouch! Je m’en fous. M’en fous, m’en fous, m’en fous, m’en fous.

Même pas mal.

Bon, là, est-ce que je suis partie assez longtemps, Romain, pour que tu me donnes raison? Je veux rentrer à la maison. Non, je ne peux pas rentrer tout de suite. Je ne vais jamais rentrer, si ça se trouve. Alors je fais quoi?

Sur la route, Monsieur le Chauffeur m’a servi une lampée de sa fiole de whisky. J’ai les joues chaudes, au moins. Une rasade de plus pour éteindre mes peurs, ça ne serait pas mal.

De l’autre côté de la rue, il y a un bel hôtel longiligne qui s’élève plus haut que le clocher de l’église voisine. Une chambre doit y être confortable : si seulement j’avais quelques sous de plus. Avec la rue vide, je ne peux même pas piquer un portefeuille au passage. Et qui sera dans les bars un lundi soir alors qu’il vente comme le crisse! Ça va mal. Ostie que ça va mal.

 

— Tiens, je te laisse sur Charest, tes amis pourront facilement venir te chercher. T’es sûre que tu veux pas les appeler avant?

Je pense bien que le chauffeur se doutait qu’il n’y avait pas d’amis au bout de ma route. Il m’a laissé marcher jusqu’à la prochaine rue, question d’être sûr que je ne m’effondrerais pas.

Trouver un endroit où me cacher, en attendant. En attendant quoi, hein, Clara? En attendant l’illumination? Es-tu vraiment aussi conne? Une plaque de glace sous la neige, mon cul sur le trottoir. En dedans, comme en dehors, je tombe. Je ne peux pas tomber. Pas tout de suite. Je me retiens à la réalité, je mords dans la neige pour que le froid me garde en contrôle de ma tête. Reste là. Mets-toi debout, avance. Reste en toi.

Je continue un peu plus en avant, jusqu’à ce que je croise un beau bar crado à souhait : Le dauphin. Des gens louches, complètement ivres, sont à moitié assoupis dans le bar. À travers la vitre, un vieillard me fait des clins d’œil. J’ai presque la nausée. Je n’ai plus l’habitude de baiser pour un lit au chaud. Derrière les portes, c’est presque les Caraïbes. Je n’y suis jamais allée, mais je m’imagine ça humide et écrasant comme un bar miteux. Une dizaine de paires d’yeux se tournent vers moi : l’étrangère chez les habitués.

*