Mes lèvres goûtent la boue, les herbes hautes mouillent mes jambes, nous marchons main dans la main. Il n’y a rien de normal.

 

Devant moi, les arbres tordus de vieillesse portent les nuages comme des bonnets. Nous ne nous sommes jamais dit que nous nous aimions. J’aurais fait le dégoûté, je pense. Par convention. L’orgueil, ça plisse le visage avant qu’on réfléchisse. Papa nous a rarement dit des choses comme ça. Des hommes, ça ne s’aime pas. Des frères, ça se tolère. Comme des chats. Peut-être avant de vieillir, tu aurais souri. Même ri, du temps que tu riais.

 

La forêt se mobilise. On y fredonne des airs. Ça siffle. L’hymne des obus. Je me couche dans la verdure de la mousse. Ainsi dissimulé, je lâche ta main. Juste un instant, sois tranquille.

 

Les lianes, l’odeur presque plaisante de la boue, la brume verte où le soleil s’effrite. Tout est englouti, transformé par ma lunette de visée. Les beautés deviennent des obstacles, des dangers pour la survie. Grâce à un zoom de 55 millimètres de diamètre, les plantes les plus près poussent tout à coup en arbres phalliques. Un bosquet peut cacher cinq Vietnamiens et leur maison délabrée.

 

Les troncs au loin se perdent dans une noirceur verte. Chante, la guerre, chante. Parfois, les ombres se bousculent, mais je n’ai pas le temps de viser. Nous jouions souvent aux Cowboys. Si je n’étais pas l’Indien, je pleurais. Je voulais être en pagne. Torse nu. Et te sauter dessus. Te chatouiller, parfois trop. Quatre ans avant que tu arrêtes de rire. Kate venait nous rejoindre parfois. Pantalons et camisole. Elle, elle ne riait déjà plus. Mais ça, nous ne le savions pas. Son sourire savait masquer ses angoisses. Elle avait sept ans de plus. Elle se fatiguait vite de courir partout. Elle t’ébouriffait les cheveux et partait tôt. J’essaie de te dire que j’étais jaloux.

 

Les nuits d’orage. Dans mon lit. Nous avions encore l’odeur de vrais jumeaux. Pas identiques, mais presque. Comme deux oursons auxquels ils ne manquent pas les mêmes boutons. Entre chaque éclat de ciel, je te demandais de jouer aux Cowboys. Pour me réconforter. Me rapprocher aussi. Entre chaque éclair. Ils déchirent le ciel bleu et les bruits terreux. Je te reprends la main, mais ne m’empêche pas de tirer. Je le fais pour toi.

 

Pan! La forêt a relâché quelqu’un. Pas le temps de savoir qui. J’ai tiré. Il est tombé. Suivant. Pan! Recharge. Pan! Battre le rythme des sangs qui s’arrêtent. Pan! Il y a quelque chose de sensuel dans un dernier cri. Pan! Ma lunette s’embue. Je la nettoie de ta main. L’odeur chauffée de mon fusil me dérange.

 

J’aurais presque aimé arrêter de sourire aussi. Pour savoir ce que ça fait. Pour être avec toi. Mais Kate, pantalons et camisole, te gardait pour elle. Quand tu l’as retrouvée noyée dans ses yeux rouges, tu aurais dû revenir. Je t’attendais torse nu. Du plaisir plein les mains. C’est Jim qui t’a recueilli. Et chaque soir, tu rentrais à la maison, ramolli, agressif, empesté de fumées vicieuses… Jusqu’à ce que tu restes dehors. Dehors et de plus en plus loin.

 

Je croyais que tu venais me rejoindre, tout à l’heure. Moi, au moins, je t’ai vu. Ça faisait longtemps. Mais la guerre, en bonne sirène, sait attirer les hommes plus que les frères. Ça brûle la peau, l’odeur d’un jumeau parti en fumée. Plus que le napalm. Mais moins que ton rire.

 

L’œil hors de ma lunette, je tire encore. En bon Indien. Les feuilles se gâtent de boue. Je ne lâcherai plus ta main.