Quand je suis enfin parvenue aux portes de Santa Maria, les pieds enflés dans mes babouches de cuir, le front brûlé par la canicule, j’étais si exténuée que je n’ai pas même levé les yeux sur l’immense crucifix en plâtre blanc couvert de lierre et de fientes d’oiseaux posté à l’entrée du village. J’ai soupiré de soulagement et me suis précipitée tête baissée vers le couvent, alors que le soleil se couchait. La pointe ingénue de son clocher transperçait la lumière aveuglante du début du soir.

On m’avait dit qu’une congrégation religieuse s’était installée à Santa Maria il y a plus de cinq cents ans et accueillait régulièrement des pèlerins de toutes croyances confondues, offrant logis et pitance en échange de quelques travaux manuels. On m’avait précisé qu’il s’agissait d’un endroit paisible, en harmonie avec la nature, un lieu illuminé par la dévotion de ces bonnes sœurs aux allures d’amazones ou de guerrières cheyennes. Et en effet, ce couvent planté au milieu de la jungle amazonienne, à moitié forteresse suspendue, à moitié catacombes glaiseuses, respirait la pureté.

Les sœurs avaient pris l’habitude de rouler leur soutane dans leur ceinture, pour dégager leurs jambes musclées. Elles se promenaient ainsi à travers les rues poussiéreuses en apostrophant les enfants par leur prénom. On ne travaillait que le matin dans ce village, et personne n’occupait qu’une seule fonction. Un jour, on était boulanger, le lendemain cultivateur, le surlendemain charpentier. Personne d’irremplaçable. Les enfants étaient formés à pouvoir exercer n’importe quelle tâche. D’ailleurs, dans les domaines de l’astronomie et de la botanique, plusieurs dépassaient largement mes propres connaissances.

Mes hôtes vouaient un culte sans borne au jeu des échecs, qu’elles pratiquaient religieusement l’après-midi, dans la petite chapelle jouxtant le jardin. Elles nouaient leur chevelure dans leur voile rapiécé et sirotaient du maté en exécutant de remarquables déplacements latéraux. Derrière les bananiers et les abricotiers du verger s’étalait un lopin de chanvre, utilisé à la fois pour ses vertus textiles et thérapeutiques. Je fus surprise de constater que les sœurs de Santa Maria avaient entièrement intégré cette plante à leur vie spirituelle, ingérant ses fleurs en communion, assises en cercle au crépuscule, en récitant des prières et des poèmes.

Je pris part une seule fois à ce rituel, le soir du solstice d’été. Nous avions bu du cidre au souper et décidé d’allumer un feu pour égayer nos âmes libres. Je me tenais discrètement en bordure des flammes, écoutant avec joie sœur Brittany jouer de la guitare tandis que sœur Alejandra chantait Here comes the sun des Beatles. Leurs visages tannés par le soleil suintaient à cause de la chaleur et les étoiles commençaient à scintiller une par une. Soudain, sœur Éloïse, la rouleuse, a sorti un cylindre de sa poche, d’une taille assez considérable pour que nous puissions toutes espérer en tirer une bouffée. La mère supérieure a prononcé quelques mots en latin, des vers anciens aux sonorités chamaniques, et j’ai fermé les yeux.

Bien qu’après neuf mois, j’aie fini par quitter cette région mystique et luxuriante des Andes brésiliennes, une partie de moi y est restée à jamais, engluée à la résine de l’Esprit Saint, sans doute. J’entends encore siffler les oiseaux tropicaux, parfois, quand je traverse le boulevard Maisonneuve.