Une nouvelle de Sharon Bala.
Traduit de l’anglais par Jean-Marcel Morlat.

 

Tu t’appelles Allan Dowden et tu es né d’un père pêcheur prénommé William et de son épouse Susannah au mitan du règne de la reine Victoria1. Tu es anglais de naissance et terre-neuvien à ta mort, bien que ta vie se passe uniquement sur une île.

Tu grandis dans une maison bleue de Mullock Street2 parmi un troupeau de frères, de sœurs et de cousins, agitant tous leurs membres, la bouche ouverte et le nez coulant. Les cousins Dowden vivent à côté dans une maison qui est une copie conforme de la tienne. Les murs sont fins comme du papier. Lorsque les cousins ​​d’un côté se mettent à chanter de façon impromptue, les cousins ​​de l’autre côté reprennent le refrain. Le dimanche, il y a des hymnes et des pelures de navet.

Ce quartier de mitrons de cheminées serrés est perché à la périphérie de la ville et se jette dans un champ ouvert où ton enfance disparaît dans un flou de loyautés féroces et de petites jalousies, chuchotements mal réprimés portés par le vent. Le champ est un vaste océan qui rétrécit à mesure que tu grandis.

Après un certain temps, il y a une fille. Tu l’emmènes patiner sur un étang gelé. Elle est instable et tombe souvent. Bien que sa lèvre tremble, elle ne pleure pas. Tu te sens à la fois fier et protecteur.

Les noces ont lieu un mardi de juillet. La mariée porte de la soie bleue et un délicat chapeau blanc3. Le mariage apporte du réconfort. Tu quittes la turbulente maison bleue — toujours habitée par ta mère, deux frères et une sœur adultes4 — pour te rendre dans une maison à deux étages nouvellement construite dans Circular Road. L’odeur de houblon de la brasserie au bout de la rue est suspendue dans le brouillard bas. Tu es maçon pour Harvey and Co5. Ton épouse est douce. Le dimanche, elle prend un peu de sucre dans son thé. Avant qu’elle ne monte, tu t’allonges sur son côté du lit pour le réchauffer. Elle prépare une tarte aux airelles rouges et te sert la plus grosse part.

Votre duo devient un trio. Elle s’appelle Phyllis et arrive en mars avec un blizzard qui enveloppe la ville dans un cocon blanc. De petits ongles poussent sur les membres qui s’allongent jusqu’à ce que ce soit son tour de traverser des champs à l’herbe longue, jusqu’à ce qu’elle soit trop grande pour s’asseoir sur les épaules de son père et regarder fixement les étagères infinies de boîtes de biscuits à l’épicerie de Murphy. Un jour, alors qu’elle inspecte des tomates au marché, ta mère se tient la tête entre les mains et meurt.

C’est ton tour ensuite. Un serrement dans la poitrine, une contraction, un élancement, et soudain il y a un docteur du nom de McPhearson6. Il réchauffe le stéthoscope dans le creux de son bras et transmet la nouvelle à ta femme aussi gentiment que possible : tu es mort. Dans un cimetière sur une colline surplombant un lac, tu reposes aux côtés de tes compatriotes7. Un nom et deux années. Et l’espace entre les deux.

 


 

1 Actes de baptême anglicans de l’Église Saint-Thomas, 1867-1875.

2 McAlpines Directory, 1894.

3 Daily News, Saint-Jean de Terre-Neuve, 21 juillet 1909.

4 McAlpines Directory, 1908.

5 McAlphines Directory, 1913.

6 Nécrologie, Daily News, July 1923.

7 Cimetière anglican, coordonnées 47 degrés 34,49 nord, 52 degrés 41,97 ouest.

 


 

À propos du traducteur.

Jean-Marcel Morlat est né à Paris et réside dans la région d’Ottawa depuis 2010 après avoir vécu et enseigné dans de nombreux pays (France, Angleterre, USA, Japon, Turquie, Tanzanie et Émirats Arabes Unis). Il a traduit le livre de Philippe Wamba : Parenté lOdyssée dune famille en Afrique et en Amérique (2016). Il a aussi traduit des nouvelles d’auteurs anglophones (USA, Angleterre, Australie et Canada) parues dans X Y Z : la revue de la nouvelleTraversées, L’AmpouleRevue Phoenix : cahiers littéraires internationaux et Revue Rue Saint Ambroise.