Mon père, oui.
         Papa est mort le 6 janvier 1946, le jour de l’ancien Noël. On pensait qu’il était en voie de rétablissement, il avait réussi à prendre un bon repas ce dimanche-là. Le premier depuis des mois. Il avait tout mangé : du bœuf salé et du chou, un pouding de pois. Avant, maman confectionnait des poudings aux fruits dans de vieilles boîtes de bicarbonate de soude; Hollis et moi sommes allés lui en porter un pour le dessert. Il en a avalé trois ou quatre bouchées, puis il s’est affaissé dans son lit. Sans un son. J’ai couru chez oncle Wel en traversant Riverhead et j’ai déboulé chez eux en criant que Papa était mort. Je ne sais pas ce que j’attendais d’eux. 
Quoi qu’il en soit, il a fallu démonter la fenêtre de la cuisine pour faire passer le cercueil. Il faisait un froid à vous écorcher la peau. Et on l’a enterré. 
Je ne raconte pas cela comme je voulais.
 
Autrefois, il dirigeait une scierie près du ruisseau. Ça occupait ses hivers, après la saison de pêche. Maman lui préparait chaque matin un sandwich aux œufs et une bouteille de thé. Nous allions les lui porter ensemble. À l’intérieur, il faisait chaud à cause des machines qui tournaient, et la sciure sentait le pin et l’épinette. En ce qui me concerne, jamais aucun autre endroit n’a senti aussi propre. Papa me faisait asseoir sur la table de découpe pendant qu’il prenait son lunch, et je mangeais en général davantage de son sandwich que lui. La première scierie, il l’avait cramée. La deuxième, il n’y avait pas assez d’arbres dans les alentours pour la faire tourner et il a dû liquider tout l’équipement ou le laisser rouiller. 
Tout ce que je veux dire, c’est qu’il a travaillé dur. Le seul été où cet homme n’est pas venu au Labrador, c’est parce qu’il se faisait enlever des cataractes aux yeux. C’était l’année avant sa mort. Il avait soixante-deux ans. 
         Non, ce n’est pas ça, tant pis, tant pis.
 
Laisse tomber, je te dis.
 


 

1 À Terre-Neuve, pour plusieurs personnes le temps des fêtes dure 12 jours et se termine le 6 janvier, à l’Épiphanie (l’ancienne date de Noël). Dans le calendrier religieux, l’Épiphanie signale le début de la troisième partie du temps des fêtes (l’Avent, Noël proprement dit, et l’Épiphanie). L’expression « ancien Noël » (Old Christmas Day) dérive de la refonte du calendrier qui a eu lieu en 1752 et qui en a retranché 12 jours. L’année suivante, des puristes affirmèrent que le 6 janvier et non le 25 décembre était la vraie date de Noël, soit très exactement 365 jours après le Noël précédent. C’est la raison pour laquelle des citoyens de Terre-Neuve ont surnommé le 18 janvier le « très ancien Noël » qui, d’après eux, est le dernier jour de la période des fêtes.

 


 

À propos du traducteur.

Jean-Marcel Morlat est né à Paris et réside dans la région d’Ottawa depuis 2010 après avoir vécu et enseigné dans de nombreux pays (France, Angleterre, USA, Japon, Turquie, Tanzanie et Émirats Arabes Unis). Il a traduit le livre de Philippe Wamba : Parenté lOdyssée dune famille en Afrique et en Amérique (2016). Il a aussi traduit des nouvelles d’auteurs anglophones (USA, Angleterre, Australie et Canada) parues dans X Y Z : la revue de la nouvelleTraversées, L’AmpouleRevue Phoenix : cahiers littéraires internationaux et Revue Rue Saint Ambroise.