Annie Dillard, dans son livre En vivant, en écrivant, dit un jour à son voisin, qui l’interroge sur son métier d’écrivain, qu’elle déteste écrire. « Je lui dis qu’en fait j’évitais d’écrire et que l’essentiel de mon travail consistait à trainer, et que ce matin par exemple je m’étais cassé la tête pour essayer d’expliquer Whitehead à mon journal. Pourquoi, voulut-il savoir, faisais-je une telle chose? De nouveau, les mots me manquèrent; impossible d’imaginer pourquoi diable je faisais une chose pareille » (2017 : 63).

Moi, je ne déteste pas écrire, jamais. J’adore écrire et je me sens dans l’écriture toujours bien, mais je déteste la musique.

 

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J’ai commencé à jouer du piano vers l’âge de cinq ans. J’avais choisi le violon au début, mais la pratique de cet instrument me demandait beaucoup trop de patience. Trois mois plus tard, j’ai abandonné et me suis tournée vers le piano qui, lui, ne dépendait pas de moi pour jouer juste. Il suffisait de s’assoir sur un banc et d’appuyer sur des touches pour émettre des sons doux et ronds.

J’ai joué du piano pendant tout mon primaire et mon secondaire. À quatorze ans, il y a eu un moment où les travaux scolaires et les autres obligations ont failli prendre le dessus sur la musique. Ils auraient pu y arriver, mais à l’inverse, je me suis raccrochée au piano et j’ai donné place à la pratique. J’ai instauré pendant quelques mois une drôle de discipline : je notais chaque jour le nombre précis de minutes durant lesquelles j’avais pratiqué, de façon à savoir combien d’heures par semaine, mois et année étaient passées à jouer. Cela me permettait de quantifier, carrément, mon progrès. J’ai eu besoin de ce calcul pendant un certain temps, puis une habitude s’est installée et j’ai commencé à oublier de compter les minutes. Durant les trois années qui ont suivi, j’ai pratiqué beaucoup.

À dix-sept ans, sans hésitation, je suis entrée au Cégep de Sainte-Foy en piano classique. J’étais prête à tout donner. Corps et âme. J’ai tout donné, j’ai eu peur. Vraiment peur. Maintenant que la musique était mon école, je me refusais le droit à l’erreur parce qu’à l’école, je voulais absolument performer. Il n’y avait pas d’erreur possible, mais évidemment, j’en trouvais partout. La musique est difficile. Elle ne ressemble pas à un problème de mathématiques, qui se termine une fois la réponse trouvée. On ne peut pas juste la comprendre. Il faut que les doigts suivent la compréhension. Il faut qu’ils répètent et se répètent jusqu’à ce que le temps passe et que l’amélioration apparaisse d’on ne sait où.

J’ai eu tellement peur, toute seule sur la scène blanche, à commettre des erreurs impardonnables, que pour la première fois depuis mes débuts, je n’ai pas pu continuer.

J’ai cherché un endroit où me réfugier, j’ai choisi la création littéraire. Tremblotante de cet effroi qui m’avait figée, j’ai écrit. Sans compter.

 

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Dans mon cours de philosophie politique du vendredi, nous avons terminé une séance avec un morceau de John Coltrane. En l’écoutant, je me suis souvenue de mes cours de littérature musicale au collégial, et j’ai attrapé de vieux réflexes : j’ai commencé à repérer les minutages susceptibles d’être demandés à un examen, j’ai identifié tous les timbres entendus, la forme de la pièce… Autour de moi, les gens tendaient l’oreille, les yeux fermés. Pas comme dans mes cours de littérature musicale, justement, où, lorsqu’on écoutait des pièces, la plupart des étudiants, musiciens pourtant, consultaient leurs cellulaires dans l’attente que reprenne la théorie.

C’est pendant ce morceau de Coltrane que je me suis dit que je détestais la musique. J’étais fatiguée d’essayer de la saisir, je ne l’appréciais plus. Je ne la trouvais plus belle.

Je me suis demandé pourquoi je ne détestais pas écrire. J’ai pensé à Annie Dillard et à d’autres, qui tentent peut-être trop fort de dompter le langage et de saisir sa force, son abstraction, son mystère, et qui finissent alors par le haïr.

Moi, je ne vois pas l’écriture comme un mystère, je la vois comme un canal que je traverse et d’où je débouche, le regard changé.

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Dans mes cours de création littéraire, on m’a parlé de voix, de tension, de rythme, de résolution, de contrepoint, de sonorité, de motif, de répétition, de mode. Pendant un moment, je n’ai pas remarqué que je connaissais déjà ces mots. Puis, j’ai commencé à essayer de comprendre ma démarche d’écriture et, plus j’essayais, plus je constatais que les définitions musicales des mots m’aidaient à concrétiser les concepts littéraires qui m’étaient étrangers. Puis que les définitions littéraires de ces mêmes mots m’aidaient à mieux jouer la musique. À moins la détester.

 

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Je pense à Philémon Cimon et à sa voix qui craque. « Journée de larmes / entre tes bras / j’ai eu la chance / d’être avec toi / clopin-clopant / comme le pique-bois / j’ai eu ton cœur / sur un plateau / […] j’avais des miettes / tu m’as donné / un beau gâteau / en chocolat / j’aimais pas ça / le chocolat / tu m’as donné / ton cœur brisé » (2010 : les sessions cubaines #3).

Les paroles ne sont pas particulièrement incroyables, la musique non plus. La voix de l’artiste fausse parfois, et, si je compte bien, je remarque qu’il lui arrive de sauter un temps ou deux. L’arrangement est très simple, il y a des erreurs, et rien, absolument rien de cette chanson ne va changer le monde, mais je sens dans les craquements de sa voix une telle poésie.

Il y a une telle poésie dans la simplicité d’une voix qui craque et accepte d’être ordinaire. La musique que j’aime, je l’aime pour sa valeur poétique, non pour sa musicalité. À quoi bon écrire alors un texte sur la musicalité de l’écriture?

J’écoute la musique de Philémon Cimon, objectivement ordinaire, et je constate que c’est exactement celle que je voudrais faire. Je constate que je veux écrire de la même façon que Philémon Cimon chante.

Laisser les mots craquer.

 

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De la même manière que la musique ne se pratique pas comme un problème de math, l’écriture ne se pratique pas comme la musique.

Au piano, on peut toujours s’exercer. Il y a une forme physique à entretenir, des passages ardus à répéter encore et encore. On agit concrètement pour résoudre les problèmes auxquels on fait face. Même quand on prend une pause de quelques jours, on a la certitude que pendant ce temps, notre corps enregistrera ce qu’il ne réussissait pas, et que lorsqu’on recommencera, il y arrivera. On travaille fort pour créer un moment qui n’existe que dans le présent. Toutes les petites notes, telles de minuscules gouttes de présent, tombent en chute libre les unes après les autres, et il ne faut en briser aucune. Sinon, l’auditeur s’extirpe du moment musical et recommence à vivre aussi dans le passé et l’avenir. On a échoué.

Les passages ardus, en écriture, il ne faut pas les réécrire trop souvent, au risque de perdre de vue leur sens. Il vaut mieux, peut-être, leur donner de l’espace. Rester vigilants pendant les pauses. On travaille fort pour créer une suite de mots qui existe adéquatement à chaque instant. Le livre doit contenir tous les outils pour que le lecteur, lorsqu’il l’ouvre, crée son propre moment, à retardement.

Parfois, pour écrire, il n’y a rien d’autre à faire qu’attendre. En musique, c’est plus rare.

 

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Ce qui m’a mise sur la piste de la musique dans l’écriture, c’est cette histoire de tension et de résolution. J’essayais de comprendre pourquoi je n’arrivais pas à me passer de la poésie, alors que je n’en étais pourtant jamais satisfaite. J’ai réalisé que je ne m’adaptais pas bien aux tonalités. J’attendais d’un poème une cadence parfaite selon mon mode, tandis qu’il obéissait plutôt aux règles de son mode. Frustrée, je continuais de lire jusqu’à trouver enfin un semblant de résolution quelque part. Depuis que j’ai compris cela, je tente de modifier ma posture de lectrice et de rester attentive aux indications qu’un poème me donne afin de m’adapter à sa tonalité, son enchainement harmonique logique.

Désormais, quand j’écris, j’essaie de me rappeler que mon lecteur ne connait pas d’emblée ma tonalité. Il a besoin d’indices, j’en sème. J’appuie fort sur des lettres et des mots comme s’ils étaient les accords structurants de mon texte, et j’espère qu’ainsi, le lecteur arrivera à sentir vers où se dirige ma parole. Vers quelle note elle tend pour se résoudre.

 

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Lorsque j’écris, sans le vouloir, je colle un filtre de nostalgie sur mon regard et ma voix. À la simple pensée de mes textes, une énergie sur-émotive m’enveloppe. Je décèle dans mes écrits une esthétique du drame et de l’intensité que la réalité n’avait jamais quand je l’ai vécue. Comme si la beauté devait transmettre une douleur ou une peine pour transcender son créateur. Comme si sans ce filtre de peine, cette musique, mes mots ne disaient rien.

 

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La musique agit directement sur le cœur et le corps. On l’entend, et on la ressent immédiatement. On ne la raisonne pas, elle fait sens. Moi, je m’obstine à la décortiquer dans ma tête, à la découper et à la calculer. Je la punaise sur les murs, je surligne ses indices en rouge, je n’en dors pas la nuit, et pour cela, je la déteste. Je cherche à expliquer le sens du son, sans y parvenir.

Les mots, eux, doivent traverser la tête pour ensuite – avec de la chance, qui sait – atteindre le cœur et le corps. Moi, je les lis, je les comprends grâce au langage, puis le sens m’apparait sans que je le cherche. Je m’en imprègne. Ma tête traduit la parole en ressenti sans même la raisonner.

Les mots agissent sur moi comme le devrait la musique.

Pour écrire, peut-être, composer des mots et les arranger comme une évidence sur la partition, qu’ils aillent droit au cœur, que leur passage par la tête soit fulgurant.

 

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On me fait connaitre Valère Novarina et, soudain, dans ses pages : « Le langage est anthropogène : il apparait de l’homme en parlant. La langue est la source de notre chair, notre danse d’apparition » (1999 : 62).

Lisant cela, je pense immédiatement au Sacre du printemps, de Stravinski, où la musique donne naissance à une danse. Un ballet, divisé en deux parties; l’adoration de la terre et le sacrifice.

Je revois la chorégraphie sauvage et frénétique. Que serait-elle sans trame sonore? Pour le savoir, je trouve une vidéo du spectacle sur YouTube et je coupe le son. La danse demeure exaltée, mais elle perd de sa solidité, de sa certitude. Je remets le son. Je comprends alors mieux ce que je vois, la musique explique la chorégraphie. Elle donne une couche épaisse de sens.

L’homme, sans le langage, perd de sa solidité. Il ne convainc personne de son existence. Son monde ne s’ancre nulle part. Nous sommes la danse de notre langue.

Il faut écrire avec sa chair, son corps, écrire en dansant, au fil d’un mouvement.

Dans le Sacre, les ballerines ne ressemblent presque plus à des humaines, elles ressemblent à des bêtes sauvages. « On travaille à deux, avec son animal » (1999 : 77). Celui qui danse devant nous.

Et les livres deviennent des ancrages pour le sens du monde.

 

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La danse est un mouvement.

Il est des livres qu’on ne doit pas oser écrire avant d’avoir dépassé quarante ans. On risque, avant cet âge, de méconnaître l’existence des grandes frontières naturelles qui séparent, de personne à personne, de siècle à siècle, l’infinie variété des êtres, ou au contraire d’attacher trop d’importance aux simples divisions administratives, aux bureaux de douane ou aux guérites des postes armés. Il m’a fallu ces années pour apprendre à calculer exactement les distances entre l’empereur et moi (Yourcenar, 2017 : 323).

La distance est un espace, habité ou non. Des choses y bougent. Des sons y percent.

Quelle distance faut-il maintenir pour parvenir à saisir un sujet? Quel silence?

Je ne crois pas encore avoir écrit sur un sujet. Je n’ai calculé aucune distance entre un objet ou une personne et moi pour le moment. En musique, par contre, j’ai voulu travailler plusieurs sujets. Je n’ai pas attendu quarante ans pour mesurer l’espace entre eux et moi. Je n’ai pas essayé de danser dans l’espace habitable qui nous séparait. Impatiente, je me suis collée contre eux. Ça a généré des malentendus, peut-être.

Dans un cours de création littéraire, j’écris un texte sur l’école de musique que je fréquente depuis 15 ans. Je lui rends hommage, je la décortique et je raconte ses détails. Je creuse. Je m’essaie à tendre la main au milieu de l’espace et à attraper les sons qui le traversent pour les sculpter en mots. Je crois que la musique est mon premier sujet d’écriture. J’apprivoise la distance entre nous.

 

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Paul Bélanger écrit, au sujet de la voix littéraire traversant l’espace habitable entre corps et sujet :

La nécessité n’est pas une question d’âge. C’est une quête, une vie tendue vers l’horizon de sens. Des probabilités qu’une vie seule peut trouver pour elle-même. De même le désir du poème n’est-il que la disposition d’un individu d’être à l’écoute de l’invisible entre les choses. Tout écrivain, tout artiste se définit dans cet engagement vers une voix unique. Certes unique, mais uniquement par ses harmoniques. Son travail de correspondance (Bélanger, 2017 : 77-78).

Les harmoniques sont de toutes petites notes cachées derrière la note principale, qui résonnent à différents niveaux sonores et font varier le timbre du son entendu. La voix s’avère unique alors, non pour son discours, mais pour ce qui résonne et que seuls certains peuvent entendre en se concentrant sur une fréquence particulière, derrière les mots.

Tendre l’oreille, ouvrir l’œil.

On parle peu du lien organique entre pensée et poésie. L’image-pensée est toujours à l’œuvre dans le poème. Elle se trouve dans toute manifestation du langage, non comme concept mais comme partie de la vision. Il y a toujours un discours de l’image qui relie mot et pensée. Et ce qui les relie est le rythme. La tension y est manifeste. Une préoccupation de langage qui ne travaille pas sur le même plan (2017 : 38).

La pensée et le mot, reliés par le rythme, résultent en un discours de l’image, une voix et un regard. Jusqu’où ira le langage pour sonner? J’imagine un gigantesque parlophone, mais je ne sais pas comment il s’est construit. En notes? En mots? En idées? J’imagine un métronome qui bat la mesure. Quand on me reproche de me répéter dans mes textes, j’ai toujours envie de dire que c’est à cause du rythme. C’est pour le rythme que je réutilise les mêmes mots et les mêmes structures de phrases. Je travaille des motifs et je les développe comme dans une sonate. Simple mais jolie.

La poète Joséphine Bacon ne parle nullement de regard, mais dans son silence, on sent qu’elle regarde quelque part, et dans ses mots, on devine vers où tourner les yeux. Grâce à elle désormais, quand j’écris, je cherche non seulement ma voix, mais aussi mon regard. Je le travaille et le précise.

Le moment musical a un horizon vers lequel on tend lorsqu’on joue. L’écriture, peut-être, met le doigt sur un point précis à ne pas perdre de vue dans toute cette musique.

 

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Une écrivaine de la musique, Nancy Huston, se raconte au fœtus qu’elle a été :

Dans l’écriture aussi, la musique deviendra profondément ta stratégie. Que ce soit de façon explicite (en incorporant des chansons à toutes tes pièces de théâtre, des personnages de musiciens et des thèmes musicaux à nombre de tes romans) ou implicite (à travers les rythmes de ta prose, que tu lis à voix haute avant et après publication), tu vivras la littérature en mélomane. Sur les sables mouvants de ton enfance, langage et musique seront des échafaudages invisibles, amovibles, sans poids, auxquels tu pourras toujours te cramponner (Huston, 2014 : 167).

Tout langage est une musique, ou toute musique a une langue?

« Tu peux être cela, dire cela, avoir et faire cela. Tu peux être, dire, avoir et faire tout ce que tu veux, pourvu que les mots et la musique ne s’interrompent jamais. Parce que ta propre histoire crie famine, les histoires des autres doivent se déverser en toi sans arrêt, te nourrir à chaque instant » (2014 : 180).

La musique et l’écriture crèvent chez Huston un silence intérieur qui l’aurait autrement rongée. Les deux se servent et la servent. Il n’y a rien d’inutile. Pour moi non plus, il n’y a rien d’inutile. Je travaille l’espace entre ma voix et mon regard, mon silence et mon bruit, pour une raison. Je ne la connais pas. Je cherche un apaisement, une zone de calme.

Nancy Huston et moi méditons. « Oui, c’est utile de passer un moment chaque jour à se centrer, à se focaliser, à exclure le monde. C’est bien de savoir créer un espace sacré… Sans sacré, on ne peut rien écrire de valable » (2014 : 203).

Quoi de plus sacré que la musique? Elle va me servir et je vais écrire. Je vais la mélanger doucement avec mes idées et ma terre, ça formera des mots, puis j’apparaitrai en parlant.

 


 

BIBLIOGRAPHIE

Livres

Bélanger, Paul, Le plus qu’incertain (extraits), Montréal, Le Noroît, coll. « Chemins de traverse », 2017, p. 7-8, 38-44 et 74-86.

Dillard, Annie, En vivant, en écrivant, Paris, Christian Bourgeois éditeur, coll. « titres », 2017, 122 pages.

Huston, Nancy, Bad Girl, Paris, Leméac, Actes Sud, 2014, 265 pages.

Novarina, Valère, Devant la parole, Paris, Éditions P.O.L, 1999, 192 pages.

Yourcenar, Marguerite, « Carnets de notes de “Mémoires d’Hadrien” », Mémoires d’Hadrien, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2017 [1951], p. 320-347.

Musique

Philémon Cimon, « Je te mange », Les sessions cubaines, Montréal, (Indépendant), 2010.