Chloé Savoie-Bernard

COMME ANDRÉ-LINE BEAUPARLANT

À l’automne 2015, j’ai pris la décision d’aller plus souvent au cinéma seule, de ne pas attendre que d’autres puissent m’accompagner pour aller voir des films. Un matin, en regardant les horaires de diffusion du Beaubien, j’ai choisi un peu hasard « Pinocchio », un documentaire d’André-Line Beauparlant. Sur Éric, son frère cadet. Elle le suit dans plusieurs pays, l’interroge. On ne sait jamais trop s’il dit la vérité. Son frère arnaque les gens pour survivre, vit dans un univers fantasque. Aussi exaspérant que touchant, il est à la fois un héros et un bum, lui qui a désiré une vie hors cadre, souvent hors des liens familiaux. Il fuit sa sœur, se fait incarcérer.

Fascinée par sa façon de filmer, par l’intransigeante lumière crue de Robert Morin qui tient la caméra dans « Pinocchio », j’ai vu les autres documentaires de Beauparlant dans les semaines qui ont suivi. Dans ses films, elle ne fait jamais semblant qu’elle n’est pas présente. On la voit souvent à demi, quelques-unes de ses boucles dépassant parfois le hors champ pour s’immiscer dans le cadre. La plupart du temps, on entend seulement sa voix grave et tranquille qui pose des questions à ceux qu’elle filme.

« Pinocchio », comme les autres documentaires d’André-Line Beauparlant, ne joue pas la carte de l’objectivité, ne prétend pas que toute vérité est sans équivoque. Ses films montrent le travail de découpe de la cinéaste. On sent constamment sa présence. Ses documentaires sont à l’opposé d’un processus ethnographique, de la description scientifique; sans s’épancher, avec retenue et profondeur, ils montrent son implication émotive vis-à-vis de ses sujets. Un an et demi plus tard, j’ai eu envie d’essayer d’écrire comme filme André-Line Beauparlant, avec un souci de vérité mais sans désir d’affirmer que la vérité existe, en étant consciente que mon cadrage constitue déjà une découpe sur le réel qui ne peut le rendre entièrement. Dans le cadre de cette résidence au Crachoir de Flaubert, comme lorsque André-Line Beauparlant crée des films, je croiserai l’intime et le documentaire. En laissant saillir points aveugles et en embrassant les faux-fuyants.

Regardant; regardé

Par |2017-08-02T14:54:31-05:002 août, 2017|Chloé Savoie-Bernard, En résidence, Nouvelles, Récit, Textes de creation|

Au fond, c’est sans doute pour cela que la présence du coiffeur me dérange, me déplaît, ça en fait deux des comme nous dans un périmètre restreint, deux qui volons aux gens des petits bouts, qui en nourrissons nos desseins étranges, dont le sens nous échappe. Car je ne sais pas ce que je fais de ces vies que j’accumule, que je collectionne. Pourtant, j’ai la conviction que ces vies me définissent.

Encore une fois, les animaux morts

Par |2017-07-05T08:08:42-05:005 juillet, 2017|Chloé Savoie-Bernard, En résidence, Nouvelles, Récit, Textes de creation|

J’ai grandi, j’ai vieilli, un jour je suis partie de la maison familiale, j’ai emménagé dans un appartement avec beaucoup de colocataires mais aucun animal. Mais quelque mois plus tard, j’adoptais deux chattes que j’ai toujours. Je pense même souvent que ce sont mes enfants, je les appelle Mes filles. À vrai dire, je sens confusément que si je tombe enceinte, il y a plus de risque que j’accouche non pas de bébés enfants mais de chatons. Mon imagination ne dit pas si je les allaiterais ou pas; des petites dents de bébés chats, ça doit croquer durement les mamelons.

Les animaux morts, la vie domestique

Par |2019-03-05T00:26:40-05:007 juin, 2017|Chloé Savoie-Bernard, En résidence, Nouvelles, Textes de creation|

Plus tôt, sur le chemin entre Montréal et la campagne, à chaque fois que j’avais vu un animal mort, tué par l’impact d’une voiture, échoué sur le bas-côté de l’autoroute, quelque chose dans mes viscères s’était noué. J’étais parvenue à identifier : un renard, deux ratons laveurs, au moins six marmottes, deux chats — un blanc, un roux. La plupart du temps, nous passions trop vite pour que je puisse savoir ce qui avait été écrasé. Je voyais de la fourrure, du sang séché. C’est tout.

Les nuisettes de ma grand-mère

Par |2017-04-24T09:01:59-05:003 mai, 2017|Chloé Savoie-Bernard, En résidence, Nouvelles, Textes de creation|

Mes plus belles possessions sont ces robes-là et ces blouses-là, de ma grand-mère, en soie, que je porte encore, que je porte depuis presque dix ans. Les seules choses que j’ai eues d’elle, quand elle est morte, sont quelques vêtements, quelques nuisettes pour dormir, qui devaient être très amples, très larges sur son petit corps à elle, cent livres et des poussières, qui devaient être presque longues sur ses cinq pieds. Lorsque je les porte, j’ai l’impression que ces vêtements sur moi deviennent beaucoup plus sexualisant que sur elle, ils s’étirent, s’étriquent sur mes courbes, se retroussent sur mes jambes, ces robes et ces nuisettes qui peut-être en dévoilent plus qu’il ne le faudrait.

Trois fois se fondre

Par |2017-03-28T08:37:07-05:003 avril, 2017|Chloé Savoie-Bernard, En résidence|

Mon père, qui rentrait au pays natal pour la première fois depuis une dizaine d’années, parlait un créole cassé, un créole qui ne connaissait pas les nouvelles expressions à la mode, un créole aux intonations québécoises qu’il n’employait plus que pour parler à ses sœurs. Alors qu’il marchandait le prix des ânes qui devaient nous mener en haut de la Citadelle, forteresse emblématique de la ville où il est né, il s’est fait demander s’il n’était pas africain, par hasard.

Papa vivant; papa mort

Par |2017-03-01T15:15:57-05:001 mars, 2017|Chloé Savoie-Bernard, En résidence|

Dans les partys, les lancements, les gens venaient me parler et je m’inventais des nouveaux noms, oui, je faisais mon intéressante, mais en même temps je m’évanouissais derrière les façades en carton-pâte que je dressais pour le plaisir de la scénographie, je disais que je m’appelais Coralie, Nathasha ou Marie. Je disais que j’étais la fille de Dany Laferrière. Une fois, j’ai dit que j’étais celle de Mike Tyson. Les gens souvent ne connaissaient pas mes pères fictifs. Dany qui, Mike quoi? Ça me ravissait, je pouvais en beurrer encore plus.

Les vacances

Par |2017-02-02T20:10:04-05:001 février, 2017|Chloé Savoie-Bernard, En résidence|

On ne faisait pas beaucoup l’amour. On finissait la soirée en buvant du rhum pur, comme tu m’as appris à le faire. Tu ne me laissais pas remplir les verres parce que tu trouvais que j’avais la main trop lourde sur l’alcool fort. Parce que tu disais que les assiettes étaient toujours sales quand je les plaçais dans l’égouttoir, tu préférais faire la vaisselle toi-même. Pendant que tu la terminais, le soir, j’allais donc me coucher la première. Dans le noir de la petite pièce, j’entendais au premier étage les verres se cogner dans le lavabo quand tu les nettoyais.