Cet article est tiré d’une communication présentée lors de l’édition 2017 du Forum interuniversitaire des étudiants et étudiantes en création littéraire.

Je devais avoir un peu moins d’une dizaine d’années. Ma famille venait d’emménager dans une nouvelle maison et j’étais fasciné par la pharmacie au-dessus du lavabo de la salle de bain. Ouvertes, ses portes en miroir se faisaient face et se reflétaient l’une l’autre à l’infini. Sans savoir comment ni pourquoi, j’ai tout de suite eu l’intuition qu’un jour, ce phénomène étrange occuperait un rôle particulier dans ma pratique des arts.

Presque vingt ans plus tard, après avoir tenté à maintes reprises d’écrire ce motif en terme visuel, je m’apercevais que l’exercice donnait toujours un résultat plutôt plat et répétitif. Je me suis donc plongé dans tout ce que j’ai pu trouver sur la mise en abyme et, évidemment, plus je creusais, plus je me rendais compte qu’il me serait très difficile de trouver une forme qui n’avait pas déjà été explorée.

Il faut aussi dire que j’étais à peine sorti de ma phase sarrautienne et, en bon disciple du soupçon, je cherchais à me débarrasser de mes vieux réflexes… mais quoi de plus contre-intuitif pour un jeune homme de la génération Télévision/Nintendo que de s’écarter de son éducation scoptophile pour se convertir à une approche littéraire qui considère les descriptions comme des béquilles.

Comment traduire le motif du miroir dans le miroir sans avoir recours à l’image? Comment préserver son pouvoir hypnotique sans se répéter à l’infini et risquer de faire mourir d’ennui son lecteur? Je compris plus tard que mon problème coulait dans ma solution.

Ces tentatives infructueuses de transposer ce motif à la réalité concrète de l’écriture ne m’avaient pas servi à rien. Je savais désormais que je ne parviendrais jamais à mettre la vision de mon enfance à l’écrit en m’appuyant sur la représentation à proprement parler.

Tout a commencé à faire sens quand j’ai découvert le stade du miroir de la psychanalyse lacanienne. Ce n’était pas le miroir dans le miroir en tant que tel qui me fascinait mais, plutôt, ce dont il se faisait le symbole, c’est-à-dire le vertige devant l’infini qui, paradoxalement, était contenu dans un cadre fini (le miroir). Aussi, j’y voyais quelque chose de profondément lié à l’expérience humaine dans l’aliénation provenant de la récurrence, de la répétition, de la réflexion, de l’emboîtement des reflets les uns dans les autres et leur convergence vers un même point de fuite, dans lequel tout disparaissait en pratique, mais continuait au-delà du visible en théorie.

Je me suis donc mis à penser la mise en abyme en terme topologique, un peu comme on représente souvent la première topique de Freud par un iceberg où la pointe est la conscience et la partie submergée est l’inconscient.

Selon Jacques Lacan, « [c]’est d’abord dans l’autre que le sujet s’identifie. » (Jacques Lacan, Écrits I, Seuil, Paris, 1966, p. 97.) L’expérience du sujet n’est possible que par sa séparation d’avec le monde. Le meilleur exemple de cette condition inhérente de l’accès à l’image de soi est que personne n’a jamais vu son propre visage. On ne l’appréhende que par des reflets et les représentations qui en sont faites.

Malgré cette séparation, nous nous cherchons dans l’autre, et cet autre se cherche également en nous. Ainsi, on peut dire que le sujet se compose d’une infinité de reflets, de variations, mais que l’être sans médiation, le point de fuite du sujet, est inaccessible. Si je sonde l’autre jusque dans ses profondeurs, j’y trouve mon propre reflet et, de la même manière, si je me sonde moi-même, c’est l’autre qui m’apparaît… un autre dont je suis le centre, et mon centre est également cet autre, comme chez Maurice Merleau Ponty pour qui le miroir est « l’instrument d’une universelle magie qui change les choses en spectacles, les spectacles en choses, moi en autrui et autrui en moi. » (Maurice Merleau-Ponty, L’Œil et l’Esprit, folio plus philosophie, p. 123.)

Dire que je suis hanté par le roman Le tunnel d’Ernesto Sabato serait un euphémisme. Ce roman m’a laissé suspendu, bouche bée. Je ne le comprenais pas. Je le relisais. Il manquait quelque chose et il ne manquait rien à la fois.

Lors d’une de ses expositions, le peintre Juan Pablo tombe follement amoureux d’une spectatrice du nom de Maria. Il cherche à percer son mystère, mais au bout du compte, tout ce qu’il arrive à faire, c’est de réduire cette femme à une surface sur laquelle il projette ses propres insécurités. Maria devient, en quelque sorte, un miroir dans lequel Juan Pablo se mire. Incapable de saisir cette femme et, par la même occasion, incapable de se saisir lui-même, il se perd dans un labyrinthe spéculaire sans issue.

L’élément déclencheur du roman de Sabato est en soi annonciateur de cette dynamique. L’obsession de Juan Pablo pour Maria se construit autour d’une toile intitulée « Maternité » qui représente, en premier plan, une mère observant son enfant en train de jouer. En arrière-plan, il y a une fenêtre par laquelle on aperçoit une femme sur la plage, le regard perdu vers l’horizon. Juan Pablo, en remarquant que Maria porte une attention particulière à ce détail (la fenêtre) que la plupart des spectateurs ignorent, se sent profondément lié à cette dernière.

En fait, la composition de la toile rappelle le motif « du miroir dans le miroir » par le dédoublement du cadre du tableau par le cadre de la fenêtre en arrière-plan. Ce dédoublement est également renforcé par cette femme à travers la fenêtre dont le regard, plongé vers l’horizon, dédouble le regard de Maria posé sur la toile et, par extension, sur la fenêtre et sur l’horizon. Ajoutons que l’effet de profondeur que suggère un tel procédé n’est pas sans rappeler le titre du roman : Le tunnel.

Ainsi, la toile adopte une fonction spéculaire, par la façon dont Juan Pablo s’y identifie. En voyant Maria s’intéresser au détail qu’est la fenêtre, Juan Pablo a l’impression que la femme a accès à une part de son intimité, qu’elle voit une part de lui invisible aux autres.

C’est donc par la toile que s’élabore une version idéalisée de Maria dans l’esprit de Juan Pablo. Pour ce dernier, Maria se résume à son regard sur la toile et, par extension, sur lui. Toutefois, à mesure qu’évolue le récit, Juan Pablo découvre l’asymétrie entre l’image qu’il s’est construite de Maria et la véritable Maria. À commencer par le fait que la femme de chair n’est pas l’image fixe de son fantasme, elle est un être changeant. Juan Pablo est confronté à la double contrainte suivante : plus Maria se fait réelle, plus son illusion (la Maria fantasmée) s’évapore. En ce sens, plus il s’approche d’elle, plus elle s’éloigne de lui.

Pour Lacan, désirer, c’est manquer… Le tunnel, au-delà de la vision étroite et narcissique de Juan Pablo, représente l’impossibilité d’accéder réellement à l’objet de désir.

L’autre s’élabore au fil du temps. Il y a autant de versions de cet autre que notre capacité à le fractionner, à isoler une phase de sa transformation. L’art est un moyen de le saisir par un arrêt sur image et d’en conserver une version tolérable. Il nous permet, par l’entremise de cet autre, de nous fondre un miroir sur mesure et, ainsi, de nous faire architectes du reflet qu’il nous renvoie.

Pour Didier Anzieu, « [c]réer, c’est toujours tuer, imaginairement ou symboliquement, quelqu’un. » ( Didier Anzieu, Le corps de l’œuvre, Gallimard, Paris, 1981, p. 31.) Comment ne pas faire de lien avec le meurtre de Maria par Juan Pablo?

De la prison où il est tenu captif, le peintre se remémore les mois qui suivirent sa rencontre avec Maria. « [J]e n’ai pensé qu’à elle [dit-il], à la possibilité de la revoir. Et, dans un sens, je n’ai peint que pour elle. C’était comme si la petite scène de la fenêtre avait commencé à grandir et à envahir toute la toile et toute mon œuvre. » (Ernesto Sabato, Le tunnel, Seuil, Paris, p. 16.)

La fenêtre empiète sur la toile puis sur l’œuvre entière du peintre (en d’autres termes, sur sa vie). Le roman suggère donc une certaine porosité de la membrane séparant les diverses couches ontologiques de la fiction. Par le meurtre passionnel, Juan Pablo tente désespérément de saisir Maria et de la ramener à l’image fixe et réconfortante de leur première rencontre. En d’autres termes, il cherche à en faire un tableau, à l’encadrer, à la contenir.

À l’instar de Juan Pablo devant Maria, je cherchais moi aussi, sans y parvenir, à fixer le roman de Sabato : à atteindre le bout du tunnel. C’est ce qui en avait fait pour moi une œuvre obsédante. J’avais trouvé quelque chose et, en même temps, je n’avais rien trouvé du tout. Quoi qu’il en soit, j’étais en partie satisfait de ce constat d’impuissance. Ce qui me poussait à avancer toujours plus loin dans Le tunnel, c’était que j’espérais atteindre la lumière… une lumière s’éloignant, plus je m’approchais d’elle. Le pouvoir hypnotique du miroir dans le miroir résidait dans son point de fuite.

Au-delà du roman de Sabato, il y avait celui que je m’imaginais en palimpseste, par la fenêtre. J’allais même jusqu’à me permettre des excursions hors de l’œuvre; à songer que, puisque la fenêtre dans la toile de Juan Pablo avait empiété sur la vie du peintre, le roman lui-même avait peut-être empiété sur la vie de Sabato. À la fin du Tunnel, Juan Pablo troque le pinceau pour la plume et rédige la confession qui constitue le roman. De façon étrangement symétrique, Sabato vers la fin de sa vie, atteint d’une maladie oculaire, cessa d’écrire pour se consacrer exclusivement à la peinture.

Dans ses derniers écrits, mémoires intitulées Avant la fin, Sabato se rappelle l’époque où il a rédigé Le tunnel :

« Un roman profond surgit quand notre existence affronte des situations limites, douloureuses croisées des chemins où nous sentons la présence inéluctable de la mort. Dans un tremblement existentiel, l’œuvre est notre tentative, jamais tout à fait réussie, de reconquérir l’unité ineffable de la vie. Torturé par l’angoisse, je me suis mis avec fébrilité à écrire, sur une machine portative, l’histoire d’un peintre qui cherche désespérément à se faire comprendre. » (Ernesto Sabato, Avant la fin, Paris, Seuil, 2000, p. 89-90.)

Ceci dit, s’il y avait un déplacement de la fiction vers le réel, c’était surtout sur moi qu’il reposait. Peut-être que cette piste, que je m’efforçais de faire bifurquer vers des arguments biographiques, était une façon d’éviter d’affronter mon reflet dans le miroir… Avais-je besoin de passer par Sabato pour observer Maria à travers le regard de Juan Pablo? Avais-je besoin de qui que ce soit pour être fasciné par cette femme sur la plage… pour me demander à quoi elle pensait le regard perdu au loin? Et vous dans tout ça? N’êtes-vous pas tous, à votre façon, un autre maillon dans cette chaîne de spectateurs? Saurez-vous résister à l’envie de vous accaparer cette réflexion, de la tuer de peur que sa vérité vous glisse entre les doigts? Il me semble qu’ici convergent les lignes que je me suis efforcé de tirer avec ces quelques mots.

Écrire dans la maison des miroirs, c’est créer des passages là où on ne voit que des surfaces planes et sans profondeur. C’est laisser croire à un passage quand, en fait, il n’y a qu’illusion. Parfois, on écrit, mais la plupart du temps, on peint des fenêtres, en espérant que quelqu’un y voit un paysage. Si l’essentiel résiste au langage, il se trouve certainement quelque part, dans l’esprit de celui à qui on le suggère.

Un roman est un objet mort et plat. Une pile de papier, des centaines de pages où se répètent les mêmes vingt-six caractères. Pourtant, on peut s’y plonger des heures, y oublier jusqu’au temps qui passe. Cette surface morte s’anime pour devenir aussi réelle et, parfois, même davantage que notre propre existence.

Un roman n’est jamais qu’un simple roman, c’est un tunnel vers l’infini, c’est une maison des miroirs.

 

Bibliographie

ANZIEU, Didier (1981). Le corps de l’œuvre, Paris, Gallimard.

LACAN, Jacques (1966). Écrits I, Paris, Seuil.

MERLEAU-PONTY, Maurice (2006). L’Œil et l’Esprit, Paris, Gallimard.

SABATO, Ernesto (2000). Avant la fin, Paris, Seuil.

SABATO, Ernesto (1995). Le tunnel, Paris, Seuil.