Cet article est tiré d’une communication présentée lors de l’édition 2017 du Forum interuniversitaire des étudiants et étudiantes en création littéraire.

Mon projet de mémoire se divise en deux parties : la première, réflexive s’intitule La représentation du suicide dans la littérature contemporaine : Le cas de La montagne rouge (SANG) de Steve Gagnon alors que la seconde, créative, prend la forme d’un roman chorale qui a pour titre Fracassée. Le lien qui unit ces deux sections est l’attention que je porte à la voix du survivant d’un proche décédé par suicide.

Dans les prochaines pages, j’aborderai d’abord la partie réflexive pour approfondir la place que tient le suicide dans la littérature, puis je présenterai un résumé de mon roman en faisant une synthèse de l’intrigue et de ses protagonistes. Je terminerai par une observation qui me servira à faire le pont entre les deux segments de mon mémoire.

Suicide? Mort volontaire?

La mort volontaire a toujours été présente dans la littérature, que ce soit dans l’Antiquité grecque, dans les récits du Moyen-Âge, à l’époque romantique, dans le courant réaliste ou encore dans les écrits de nos contemporains. Ce qui change, par contre, c’est le traitement qui lui est réservé ainsi que la fonction qu’elle remplit. J’ai fait plusieurs recherches pour me rendre à l’évidence que les scènes où elle apparaissait étaient bien différentes d’un livre à l’autre, d’une époque à l’autre. Rapidement, j’ai compris que ma vision était plutôt moderne. Le fait est que plusieurs auteurs ont représenté le suicide à travers les époques, mais lorsqu’il s’agit du survivant, en particulier de sa voix en littérature, force est d’admettre que peu d’ouvrages abordent le sujet. Cette parole, somme toute nouvelle dans l’histoire littéraire, s’élève depuis quelques années : celle du survivant n’avait pas de place prédominante dans les œuvres des courants ultérieurs.

Depuis une dizaine d’années, nous avons droit à des narrateurs qui s’approprient le propos pour raconter la réalité qui les affecte, en prenant les traits d’un survivant, le plus souvent livrée par une narration autodiégétique. Cette parole, criant son désarroi, n’est cependant pas unique à celle du proche d’une personne décédée par suicide. Dans la littérature, plusieurs récits de survivances existent et font entendre toute une génération qui a souffert. Celle-ci s’exprime notamment dans des ouvrages d’après-guerre, antiségrégationnistes ou encore des récits de survivants de génocides.

Pour ma part, je m’intéresse à la voix du survivant, c’est-à-dire au récit écrit au je qui donne la parole au proche d’une suicidé. Je vais débuter par une analyse de la représentation du suicide dans la littérature en me questionnant sur la fonction que celui-ci remplissait, puis, ultimement, je présenterai le suicide dans l’œuvre La montagne rouge (SANG) de Steve Gagnon. Pour la démonstration j’utiliserai, en majeure partie l’ouvrage d’Éric Volant, Culture et mort volontaire. Le suicide à travers les pays et les âges.

Le terme « suicide »

Pour bien comprendre le terme « suicide », j’utilise les informations trouvées sur le Centre national de ressources textuelles et lexicales (Cnrtl). Étymologiquement, « suicide » est dérivé de sui « soi » et caederes « tuer ». En français par contre, il faut remonter en 1735 pour trouver une des premières utilisations du vocable « suicide » sous la plume de l’abbé Desfontaines dans Les observations sur les écrits modernes, en plus de figurer dans le dictionnaire de l’Académie de 1762. Étant donné que le terme a une connotation négative, c’est « mort volontaire », « abréger ses jours » ou encore « se donner la mort » qui seront de mise dans la littérature à partir du 18e siècle.

Le traitement du suicide selon les époques

  1. Antiquité grecque

Dans l’Antiquité, la figure du suicide dans les tragédies grecques prend le visage d’Antigone ou encore d’Ajax. Seulement, à cette époque, le suicide n’est pas perçu négativement. On parle plutôt d’un geste héroïque. Dans le cas d’Antigone, qui se pend « le cou serré dans un nœud de son écharpe de lin » (Sophocle, 1964 : 98), la mort a pour fonction d’exprimer l’opposition à des lois qui n’ont plus place dans la nouvelle société démocratique qui se met en place à Athènes. Antigone met fin à ses jours parce qu’elle ne peut plus vivre selon les lois de la cité et qu’elle préfère plutôt suivre des lois qui, comme le dit Éric Volant :

[…] sont inscrites dans le cœur humain par la divinité, engagent l’humanité tout entière. Antigone est une dissidente au vrai sens du mot, car elle refuse de se soumettre à un ordre injuste et, au-delà de la raison d’État et du droit particulier, elle se laisse guider par des principes de portée universelle. (Culture et mort volontaire)

Antigone s’oppose à Créon, son roi, ce qui aura pour issue son propre décès, suivi de ceux du fils et de la femme de Créon. L’auteur met en place trois personnages qui se donnent la mort. Les périphrases suivantes seront utilisées pour nommer la mort de soi : Concernant le décès de son fils : CRÉON dira : « il s’est délié de la vie » et le MESSAGER DU PALAIS, chargé d’annoncer le décès de l’épouse de Créon dira : « En digne mère de ton fils, ta femme vient de succomber, la malheureuse, à la blessure qu’elle s’est faite »  (Sophocle, 1964 : 99-100).

  1. Moyen-Âge

Plus tard, au Moyen-Âge, la notion de mort volontaire prend une connotation négative. L’église a la mainmise sur les âmes humaines et ne permet pas que les fidèles doutent de l’existence du paradis ou de l’enfer, il est interdit de mettre fin à ses jours. Il est même possible que la descendance soit poursuivie en justice. Bien que la notion de mort volontaire soit présente dans la littérature, le terme utilisé alors sera plutôt celui du « désespoir » (Schmitt, 1976 : p.4). Les suicidés de l’époque agissent pour des raisons honorables telle que mourir pour son roi au lieu de le déshonorer d’une quelconque manière. Ceux qui passaient à l’acte au Moyen-Âge, du moins dans la littérature, étaient des chevaliers ou des princesses désespérées, et les raisons de leur mort volontaire étaient honorables. Il faut comprendre que la honte aurait poursuivi toute la descendance d’un chevalier qui ne serait pas mort respectablement.

Prenons Roland, par exemple, dans La chanson de Roland. Lorsqu’il refuse de sonner du cor, il court à sa perte et le sait. Seulement, ce refus est perçu comme un geste héroïque. L’homme n’a pas voulu déshonorer son roi en l’appelant au secours. Il refuse de sonner du cor, ce qui reviendrait à avouer son incapacité ou sa faiblesse à défendre son roi. Le serment des chevaliers est de pouvoir, en cas de besoin, payer de leur vie pour sauver l’honneur, l’intégrité ou la vie de leur roi. Roland meurt en héros; il n’a pas mis fin à ses jours volontairement.

  1. XVIIIe siècle, le romantisme

Au XVIIe siècle, la plume de Shakespeare n’épargne pas ses personnages : le suicide est un thème très présent dans son œuvre. Pensons notamment à Hamlet ou Roméo et Juliette. Mais selon Éric Volant, il s’agit pour Shakespeare de la tragédie du malentendu et du non-sens. Il concède cependant que c’est aussi un moyen pour les personnages de se libérer de ce qui les empêche d’accomplir leur destinée. C’est un rite de passage vers ce qu’ils désirent atteindre. Selon lui, ceux qui parlent de suicide ne passent pas à l’acte et ceux qui le font agissent sans discourir. Même si c’est un des thèmes préférés de Shakespeare, la réflexion va au-delà du geste. Prenons par exemple le mélancolique Hamlet qui délibère sur le pour ou le contre de la mort avec son fameux « être ou n’être pas, voilà la question  » (Shakespeare, 2016:111) qui choisit de vivre peut-être parce qu’il a plus peur de ne rien trouver après la mort, que de la mort elle-même. (Schmitt, 1976: 4)

Au XVIIIe siècle, avec la philosophie des Lumières, les hommes sont illuminés par leurs études et non plus par Dieu. On assiste à un remaniement des croyances ainsi que des connaissances sociales, morales ou religieuses « […] [qui remettent] en question l’essence même de l’être » (Goulemont, 2005 : p.12). Montesquieu, par exemple, dans ses Lettres persanes, revendiquera le droit pour l’homme de recourir à la mort de soi pour cesser de souffrir, ce qui était tout à fait impensable un siècle auparavant. Il s’est opposé à la répression judiciaire qui sévissait en Europe :

Les lois sont sévères en Europe contre ceux qui se tuent eux-mêmes. On les fait mourir, pour ainsi dire, une seconde fois; ils sont traînés indignement dans les rues; on les note d’infamie; on confisque leurs biens (Perroud, 2011).

  1. Sturm und Drang

Pour faire suite aux lumières, un mouvement précurseur du romantisme, le Sturm und Drang, qui s’oppose à l’intériorité et à la superficialité des lumières, laisse place à l’œuvre de Goethe Les souffrances du jeune Werther. Le retentissement fut si grand, « qu’on le proclame la principale cause de cette vague de « suicidomanie » qui déferla sur l’Europe au dernier quart du XVIIIe siècle et que l’on appela « Werther-fieber », laquelle fièvre sévit jusque vers 1830 » (Perroud, 2011).

  1. Réalisme et naturalisme

Plus tard, au XIXe siècle, le réalisme, qui succède au mouvement romantique, se donne comme mandat d’écrire le réel sans compromis et aura ses suicidés célèbres. Pensons notamment à l’inspecteur Javert dans l’œuvre Les Misérables de Victor Hugo. Les auteurs réalistes et naturalistes, dans un souci de dépeindre la réalité urbaine du XIXe siècle, présenteront des visages comme ceux d’Emma Bovary ou encore de Thérèse et Laurent Raquin. Il s’agit dès lors du suicide tel qu’il nous apparaît aujourd’hui, un geste désespéré qui n’a plus rien d’héroïque. Les tabous enlevés, le symbolisme verra naître des poèmes comme Suicidés (Dumas, 1987: 426) de Robert Desnos, ce qui fera dire à certains que les symbolistes étaient obsédés par le thème (Ferran, 2000 : 102).

  1. XXIe siècle : littérature pour la jeunesse et parole du survivant 

Voilà qu’au XXe et XXIe siècle apparaît une nouvelle manière d’aborder le thème du suicide : la parole du survivant qu’on retrouve dans la littérature jeunesse et au théâtre, notamment. Il faut savoir que la littérature jeunesse a subi plusieurs évolutions avant d’arriver à aborder des thèmes aussi difficiles. Ariane Maheux-Tremblay, qui signe le mémoire Le suicide dans la littérature québécoise pour adolescents : une esthétique de la fragmentation au service de la reconstruction de soi (2012) mentionne que les premières œuvres réservées à la jeunesse apparaissent au XVIIIe siècle en France. Cependant, elle insiste sur le fait qu’au Québec, il faut attendre 1923 avec Les Aventures de Perrine et de Charlot, écrites par Marie-Claire Daveluy qui, publié d’abord en feuilleton, serait le premier roman québécois destiné à la jeunesse (2016 : 10). Les thèmes sont alors très « contrôlés » : on parle d’éducation, de géographie, de morale ou de religion. Jusqu’en 1960 la littérature pour la jeunesse est extrêmement moraliste, et l’utilisation d’un narrateur externe vise plutôt à diriger le lecteur. Il faut attendre le début des années 1980 pour qu’un narrateur s’exprime au je.

En 2006, Élaine Turgeon publie Ma vie ne sait pas nager, roman pour adolescent qui a pour thème central le suicide et où il s’agit de la voix d’une survivante. Le but est par contre avoué par l’auteur dès la préface. Il s’agit d’un ouvrage qui vise à prévenir les lecteurs. Le récit a donc une fonction utilitaire, mais aucun compromis n’est cependant fait avec la réalité.

  1. La parole du survivant 

D’autres auteurs ont évidemment osé s’attaquer à ce thème, et certains d’une manière différente de celles énumérées ci-haut, mais il s’agit de récits, pour la plupart, de narrateurs hétérodiégétiques. Au XXIe siècle apparaît une nouvelle façon de l’aborder avec la parole du survivant au je qui s’impose dans certains écrits comme Ma vie ne sait pas nager ou encore La montagne rouge (SANG), pièce de Steve Gagnon. Ces deux ouvrages, parus respectivement en 2006 et 2010 plongent rapidement le lecteur dans l’histoire et il n’y a pas de compromis possible : la parole forte qui s’impose, dès le début de l’œuvre, souffre et veut qu’on l’entende.

J’ajouterai pour clore cette section, que je travaille présentement sur la partie création de mon mémoire et que bien que mon sujet fasse état de la pièce de Steve Gagnon, je n’ai pas terminé mes recherches et je n’ai donc pas complété mon propos à ce sujet.

État de la question 

Nous l’avons vu, le suicide est présent dans la littérature, et ce, depuis toujours. Un des ouvrages incontournables « […] pour comprendre le suicide à travers les âges et les cultures » (Dagenais, 2006 : 175-177) est celui d’Éric Volant, Culture et mort volontaire : le suicide à travers les pays et les âges qui s’apparente à un dictionnaire. D’autre part, plusieurs auteurs, tels que Jean-Marie Goulemot, avec La littérature des lumières, François Jost avec Littérature et suicide. De Werther à Madame Bovary ou encore Jean-Claude Schmitt avec Le suicide au Moyen Âge, s’attardent, quant à eux, à des époques et des œuvres précises. Toutes ces références sont très utiles pour dresser un portrait général de la représentation du suicide dans la littérature, mais ne servent pas le propos lorsqu’il s’agit de la voix du survivant, cette nouvelle voix qui s’élève depuis quelques années qui n’avait pas de place dans les œuvres précédentes.

La voix du survivant, bien que plus récente, peut se retrouver dans des récits de survivances d’après-guerre, des récits antiségrégationnistes ou encore des récits de survivants de génocides. Ces voix, n’appartiennent pas seulement à des proches de personnes décédés par suicide. Le Groupe de recherche sur les récits de survivances (GRERÉS), dirigé par la professeure Christiane Kègle, s’intéresse à ces voix liées par des drames communs, la plupart du temps des génocides. De plus, aux Presses de l’Université Laval (PUL), une collection, « Mémoire et survivance », est dédiée à l’étude et à la préservation des récits de témoignage. Cette collection réunit des textes relatifs aux expériences extrêmes vécues par des communautés d’hommes, de femmes et d’enfants par temps de guerre, de chaos politique, de génocide ou de régime totalitaire.

Ces récits « font souvent appel au témoignage » (GRERÉS, 2016), ce qui les situe en marge de la fiction narrative.

D’autre part, Barbara Havercroft, professeure et chercheuse à l’Université de Toronto, a comme champ de recherche le récit autobiographique dans la littérature féminine contemporaine. Elle s’intéresse à la prose des femmes et a publié plusieurs articles sur l’écriture du deuil, pour ne citer que ce thème. Dans un de ceux-ci, elle met en lumière les traces de la perte, qui se trouvent notamment dans l’œuvre de Denise Desautels : Les traces vivantes de la perte : la poétique du deuil chez Denise Desautels et Laure Adler (Havercroft, 2010 : 79 à 95). Madame Desautels, auteure prolifique et poétesse, prend la parole dans son œuvre magistrale pour exprimer le deuil de son père, de sa mère, de son amie. Ces récits autobiographiques abordent le deuil et vivent à travers lui. Cependant, l’étude de Havercroft, puisqu’elle analyse un corpus féminin n’a pas pu se pencher sur l’œuvre de Gagnon.

J’ajouterais, avant de conclure cette partie, que l’intérêt de ce sujet de recherche-création réside tout d’abord dans le fait qu’il n’a pas, à ma connaissance, été exploré. Bien que le thème du suicide ait été très présent dans la littérature, les études qui abordent le sujet sont rares. De plus, comme la parole du survivant est une approche récente, il n’y a pas d’études qui s’y consacrent, du moins selon l’angle que j’envisage, soit celui de la voix du proche d’une personne qui a mis fin à ses jours. Je terminerai en faisant le pont sur la partie création de mon mémoire en présentant, tout d’abord le côté plus matériel de mon roman, puis terminerai avec la réflexion que je porte sur mon écriture ainsi qu’un aperçu des défis devant lesquels je me retrouve.

Projet de création

Il s’agit d’un roman entre 130 et 160 pages dont la thématique est celle du suicide abordé avec l’œil du survivant. C’est une narration au je avec de multiples voix ainsi qu’une forte oralité. Chaque personnage prend tour à tour la parole et livre sa réalité. Le titre provisoire est Fracassée.

  1. Forme et structure

Le roman est composé de chapitres alternés racontant chacun un épisode de la vie des personnages. La longueur de chacun d’eux est tributaire de la tranche de vie qu’ils relatent. Dans ces épisodes, les protagonistes prennent la parole alternativement, au je, dans le but de raconter leur réalité. Il y a quatre voix principales et quatre secondaires. Des allers-retours dans le temps permettent de ficeler l’histoire qui les réunit.

  1. Intrigue

L’univers du Stock-car est très présent dans l’œuvre et permet, déjà, de découper les personnalités de ceux qui y évoluent. On retrouve Mathilde et Mathias qui sont cousine et cousin, du moins c’est ce qu’on leur a dit. Ils sont également meilleurs amis, bien que Mathias soit fou amoureux de sa cousine. Il apprendra plus tard qu’elle est en fait sa sœur jumelle, ce qui le mènera à sa perte. L’histoire débute au jour fatidique où Mathias met fin à ses jours. Le roman s’ouvre sur cette journée qui est décrite par chacun des personnages et où chacun raconte son déroulement sans toutefois dévoiler au lecteur ce qui s’est passé. Celui-ci se doute qu’un drame est survenu, mais ne peut l’identifier. La scène suivante prend place avant la naissance des jumeaux, au moment où Gisèle apprend à son père qu’elle est enceinte. S’en suivent le déménagement forcé, l’exil et la reconstruction.

Chacun des habitants évolue, grandit au fil des pages et divulgue une partie de sa réalité, de ses défis. Tous ont leur voix propre et tous s’expriment tour à tour, ce qui permet au lecteur de les apprivoiser individuellement. La forme du roman chorale consent à cette appropriation, nécessaire pour bien peser la vérité de chacun des personnages. Cette mise en place amène le lecteur à palper l’importance de l’évolution de chacun. Le choix de ne pas utiliser un seul narrateur laisse la possibilité de ne pas interférer avec l’expression de chacun des personnages.

  1. Enjeux de la création

Pour cette présentation de la réflexion sur ma pratique d’écriture, j’utiliserai une note plus personnelle, intimiste et moins rigoureuse que celle de la recherche. Vous y découvrirez, un peu plus d’oralité, d’intuition et de franchise.

Débutons abruptement avec la génèse de cette aventure. Lorsque j’ai dû me poser et réfléchir sur les enjeux de ma pratique d’écriture, je ne trouvais rien d’intéressant, évidemment. Puis, j’ai poursuivi la réflexion et m’est revenue en tête l’ampleur du travail que j’avais accompli depuis mon inscription à la maîtrise. Là, j’ai dû m’asseoir et débroussailler le tout pour demeurer cohérente. Vous dire que quand j’y ai été admise, j’avais en main un début de roman, que pour le bien de la cause je nommerai Premier jet, un thème fort, le suicide et la voix du survivant, non discutable.

J’ai suivi les étapes du parcours, fait les séminaires obligatoires et poursuivi mon écriture, mais j’avais toujours en tête le même questionnement : jusqu’où pouvais-je aller dans mon écriture? J’étais très consciente que les thèmes choisis, le suicide et la voix du survivant, allait m’emmener à revivre des émotions et des prises de conscience, mais je ne voulais surtout pas en changer. Honnêtement, je me questionnais sur la réception, d’une part et sur la limite que je devais m’imposer dans ma pratique d’écrivaine. Est-ce que je décris la scène où mon personnage principal s’enlève la vie? Est-ce que je m’approche d’une forme psychologisante? Est-ce que je tombe dans la pédagogie et l’enseignement? Est-ce que le but de mon ouvrage est de mettre en garde ou s’il est plutôt ludique? Après avoir discuté avec mon directeur, Alain Beaulieu, j’ai décidé de ne rien cacher, il m’a dit lorsque j’exprimais certains de mes nombreux doutes :

— C’est ton sujet, porte-le et sois en fière.

Je crois que c’est le premier cadeau qu’il m’a fait. J’ai suivi son conseil, mais ça n’a pas dissipé tous mes doutes. J’ai poursuivi mon travail avec Premier jet, mais en cours de route j’ai perdu toute mon inspiration et tout mon plaisir d’écrire. Je me suis longuement questionné, évidemment, et j’ai même douté de mon projet d’écriture. Tout y est passé : est-ce que c’est mon sujet, est-ce que j’ai du talent, est-ce que je suis au bon endroit? Bref, je me suis retrouvée devant un mur blanc, ce qui m’a mené finalement à repenser complètement mon roman. Je me sentais prisonnière de la forme narrative, je ne trouvais plus aucune tournure de phrase qui me plaisait et faire avancer mon intrigue devenait impossible.

C’est donc au milieu de mon parcours que j’ai dû recommencer l’écriture à zéro. Détrompez-vous, ce ne fut pas le pire moment de mon périple créatif mais, avec le recul, le plus pertinent et le plus intéressant. Ce passage à vide m’a permis de comprendre que je décrivais mon histoire dans Premier jet. J’étais rendue à bout de souffle avec celle-ci tout simplement parce que j’avais réussi à m’en libérer. J’avais omis de le mentionner, mais il est bien évident que si j’écris sur le suicide, j’ai probablement un petit quelque chose qui me lie à ce sujet. Donc, oui, je suis une survivante! Une survivante parce que deux de mes proches sont passés à l’acte, d’une part, et d’autre part, j’ai déjà, moi-même pris le téléphone pour appeler S.O.S. suicide. Ceci avoué, revenons à mon écriture. Quand j’ai entrepris de travailler sur Premier jet, j’avais besoin de me vider de ce que j’avais vécu, d’exprimer ma propre colère et je voulais qu’on entende ce qu’une survivante pouvait dire.

Un autre constat devant lequel je me suis alors retrouvée est que oui, j’avais le goût d’écrire ma douleur et mon incapacité à faire mon deuil du drame que j’ai vécu, mais       que je portais la responsabilité de devoir partager mon expérience. Ultimement, je me suis retrouvé avec un questionnement pudique. Et une interrogation me taraudait depuis le début de mon projet : est-ce que j’ai le droit d’écrire tout ça? Est-ce que j’ai la permission d’exposer la vie de ces gens qui ne sont plus? La famille, leur regard, j’en fais quoi? Oui, c’est pertinent dans mon processus de deuil qui m’est personnel, mais est-ce que j’ai le droit d’inclure ma vision et ce que moi j’en pense de ces personnes-là? J’ai élucidé ces doutes sans m’en rendre compte lorsque j’ai choisi d’écrire de la fiction et que je me suis distanciée de ma réalité. Tout ça s’est fait presque à mon insu, mais quand mon écriture s’est tarie et que j’ai dû me repositionner, j’ai versé tout doucement dans la fiction. Évidemment, celle-ci est teintée de mon bagage personnel, mais n’est plus aussi lourde à porter.

Dans mon passage à vide, j’ai croisé une bonne amie établie en tant qu’écrivaine, Sylvie Nicolas, qui m’a écoutée et qui m’a présenté la formule du roman chorale. Elle connaissait mon écriture et m’a proposé de donner la voix à plusieurs personnages différents qui chacun à leur tour exprimeraient comment ils percevaient ce qui se passait. Cette forme me permettrait d’une part de m’éloigner de mon propre deuil et d’autre part de le faire vivre par plusieurs personnages. J’explorerais ainsi plusieurs voix qui prendraient la parole à la suite du décès d’un proche et rendraient par le fait même ce deuil moins intime et moins secret. De cette manière, j’accorderais à tous les types de lecteurs de s’y trouver. Je ne serais plus emprisonnée dans le seul carcan d’une vision et je me sortirais du pétrin dans lequel j’étais, où la forme prédominait sur le fond.

J’ai proposé quelques pages à monsieur Beaulieu qui m’a dit :

— Oui madame, c’est parti!

J’ai alors compris que, dégagée de tout le fla fla narratif, je permettais à chacune des voix de s’exprimer librement et faisait ce que j’étais le mieux capable de faire : je discutais d’émotions, de vécus et de sentiments. En fait, mon principal défi a été de donner de la crédibilité à toutes les voix qui se faisaient entendre et de les laisser expliquer, selon leur désir, sur ce qu’elles avaient vécu, et ce, en essayant de ne pas les juger. J’ai laissé et je laisse mes personnages me mener où ils veulent et je ne tente plus de les diriger au regard de mes propres expériences. Je suis une observatrice qui a le privilège d’être leur confidente et ce rôle me sied à merveille.

Un autre défi auquel je dois faire face est celui, je le mentionnais plus tôt, de la limite que je m’impose. Je terminerai avec cette réflexion et insisterai sur le fait que je suis bien décidé à ne m’en imposer aucune. J’ai même en tête, très clairement, la scène du suicide de Mathias. Je veux que le lecteur soit en mesure de comprendre tout ce qui se passe pour lui au moment où il fait ce choix, sans toutefois tenter d’excuser son geste. Mon principal souci sera de rendre tout ça crédible et authentique. Évidemment, je n’ai pas résolu tous mes doutes, heureusement, mais mon écriture a évolué et par la fictionalisation, je réussis à livrer un témoignage qui, bien qu’ayant une grande part de vérité, n’a rien de trop personnel.


Bibliographie

Œuvre à l’étude

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Thèse de doctorat ou mémoire de maîtrise

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