Hiver. Basse-ville de Québec.

Janvier gris. L’année dernière s’est littéralement terminée dans le brouillard. Le 31 décembre, sur le pont de Québec, on roulait dans un nuage inquiétant qui effaçait les autres véhicules et donnait l’impression d’être seul au monde. L’hiver semble figé depuis, morne, humide et indolent. Je me surprends à espérer des jours de froid mordant baignés de lumière vive, avec des ciels bleus comme la mer et un soleil jaune aveuglant amplifié par la neige parfaitement blanche. Des jours où il faut marcher vite et droit au but, quand la neige crisse sous les pas et la morsure du froid réveille.

Fred, heureusement, me rappelle quand il faut manger, marcher et le gratter derrière les oreilles. L’essentiel.

Je n’ai pas beaucoup de travail. Quelques contrats de révision de textes, une charge de cours à l’université, un cours de yoga. Je ne vois pas beaucoup de monde non plus : chacun s’est un peu replié sur soi, depuis la pandémie, et comme il ne neige pas beaucoup et qu’il y a peu à pelleter, je croise rarement mes voisins. Fred et moi profitons des jours où les côtes ne sont pas trop glacées pour monter en haute-ville jusque sur les plaines d’Abraham. Derrière le musée des beaux-arts, au bord du cap Diamant, les arbres nus dévoilent le fleuve couvert de glaces. C’est un paysage qui change constamment – les couleurs, la forme des glaces, les textures.

Alors que nous revenons en passant par le jardin Jeanne-D’Arc, une femme aux cheveux argentés s’approche en me saluant de la main. Je ne la reconnais pas. Elle dit qu’elle nous voit passer souvent, de sa fenêtre, qu’elle a déjà eu un chien qui ressemblait à Fred, qu’elle voulait me parler depuis longtemps. Je n’ai pas spécialement envie de socialiser, mais je décide de faire un effort. Je souris, j’écoute. C’est tout ce qu’elle souhaite.

Elle s’appelle Béatrice. Elle me parle de son chien. Il était très doux avec les enfants, aimait le fromage. Il est mort d’un cancer à l’âge de douze ans. Un lymphome lymphoblastique diagnostiqué au stade 4. Elle me montre une photo qu’elle garde dans son portefeuille. Elle a raison, son chien pourrait être le jumeau de Fred. Maintenant, elle vit dans une résidence et n’a pas le droit d’avoir d’animaux. Elle n’aurait plus la force de soulever un gros chien de toute façon. Là où elle vit, les gens sont vieux. Elle ne voit plus beaucoup de jeunes, sauf lorsqu’elle sort pour faire ses courses. Elle achètera tout à l’heure du fromage et des chocolats aux Halles, sur la rue Cartier. Le fromager lui a fait découvrir le Pizy, un fromage de Lanaudière qu’elle adore. Elle veut connaître mon nom.

Béatrice retire son gant pour tapoter la grosse tête laineuse de Fred, qui répond en lui léchant la main. Je finis par m’attendrir. Quand Fred commence à s’impatienter, je la remercie pour la conversation. Elle me souhaite une bonne année. J’ai une impression de déjà-vu. Comme si je m’étais regardée dans un miroir.