Ce texte a été écrit dans le cadre du cours Écriture de fiction I (roman), donné à l’Université Laval par Pierre-Luc Landry à l’automne 2012.

Comme le posent Gérard Genette et Tzvetan Todorov dans la Théorie des genres, « [la] question des genres littéraires [fut] pendant des siècles – d’Aristote à Hegel – l’objet central de la poétique » (Genette et Todorov, 1986 : 7). Pendant – et depuis – ce temps, aucune réponse n’a su demeurer absolue. Au contraire, les hypothèses ont extrêmement varié : des genres sont apparus, certains se sont mélangés et d’autres ont disparu un temps avant de réapparaître en force. Parfois, comme dans Don Quichotte, ce sont des postures ironiques ou parodiques qui sont venues brouiller le jeu. Ce – trop bref – essai tentera justement de donner un aperçu des potentiels du genre et de ses transgressions. Nous étudierons la situation de trois romans très différents – quoique tous associés au roman policier – afin de caractériser leurs écarts respectifs par rapport aux normes classiques du genre : L’Inconnu du Nord-Expressde Patricia Highsmith, Les Gommesd’Alain Robbe-Grillet et Meurtres à blancde Yolande Villemaire. Respectivement parus en 1950, 1953 et 1974, ils développent chacun une manière de faire qui redéfinit le canevas de base du genre policier.

Avant d’entamer notre approche des œuvres, définissons d’abord les concepts de notre étude. Le genre, d’abord, est « [conçu] comme norme de lecture, on peut dire [qu’il] est un ensemble de normes, de règles du jeu qui renseignent le lecteur [ou l’écrivain] sur la façon dont il devra comprendre [écrire] un texte supposé relever du genre en question » (Dieter Stempel, 1986 : 25). Cette définition sert de moteur d’écriture – souvent inconscient – à tout romancier et, plus particulièrement, au romancier du genre policier; elle définit une série de normes selon lesquelles il fait évoluer une intrigue et des personnages. Ce faisant, il rend son écriture recevable, en adéquation avec l’horizon d’attente d’un genre donné, souvent très codifié comme dans le cas du roman policier. En dehors de ces frontières, l’auteur doit se questionner sur les structures romanesques et les dispositifs fictionnels qu’il met en place; en apparence, il s’agit d’un no man’s land théorique. Quant au roman policier en tant que genre fixé par l’histoire littéraire, en tant qu’ensemble de règles, il s’agit d’une

fiction qui met en scène une enquête criminelle portant sur un ou des assassinats et dont le récit se fonde sur une narration régressive : l’enquête doit reconstituer l’histoire de ce qui s’est passé, à quoi ni  l’enquêteur ni le lecteur n’ont assisté. La structure en repose sur quatre fonctions : la victime, l’enquêteur, le suspect et le coupable. (Rosier et Bleton, 1996 : 552)

C’est donc à partir de cette définition synthétique, en laissant de côté les concepts de sous-genres policiers (le roman d’espionnage, le roman noir, etc.) ainsi que les genres policiers hybrides plus ou moins définis (le roman d’espionnage d’anticipation, le roman policier historique, etc.), que nous analyserons les écarts génériques de nos trois exemples.

Dans L’Inconnu du Nord-Express, le plus « policier » des romans de notre étude, les quatre fonctions de la définition du roman policier classique sont présentes : un enquêteur poursuit bel et bien deux hommes, Guy Haines et Samuel Bruno, chacun étant suspecté d’être coupable du meurtre d’une victime. La préface du roman, signée par Alfred Hitchcock, confirme d’ailleurs l’orientation générique de sa réception critique : c’est par le grand maître du suspense que le roman a été adapté pour le cinéma. Toutefois, plusieurs éléments modifient le canevas de base du genre : le meurtre comploté depuis si longtemps n’arrive qu’après plusieurs dizaines de pages (en cela, la narration n’est pas régressive, mais chronologique) et c’est par la vision des deux meurtriers que la narration omnisciente permet au lecteur d’accéder à l’histoire (cette inversion de l’enquêteur au criminel est typique du roman noir). Le crime est carrément dévoilé plutôt que dissimulé : ce n’est donc pas là que se situe l’intrigue, mais plutôt dans la psychologie des deux personnages principaux, liés par une alliance criminelle sordide et qui apparaissent au lecteur tour à tour sympathiques puis exécrables. En quoi L’Inconnu du Nord-Express est-il intéressant du point de vue de la création littéraire? Nous nous limiterons à trois aspects : la nouveauté du motif (chacun tue pour le compte de l’autre, sans raison apparente : le crime parfait); l’utilisation du concept du double, du Doppelgänger, qui oppose et relie constamment Bruno et Haines et qui devient un véritable procédé formel; enfin, la narration elliptique, grâce à laquelle le récit avance par bonds, en sautant comme un vinyle rainuré, dévoilant en quelque sorte ses rouages romanesques. Malgré tout, L’Inconnu du Nord-Express ne révolutionne pas le genre du roman policier; tout au plus, il y ajoute de nouvelles variations.

Pour Les Gommes, notre vision est tout autre. Les caractéristiques propres à l’intrigue policière y apparaissent rapidement modifiées, voire parodiées : un enquêteur bas de gamme tourne en rond dans une ville circulaire, le mort n’est pas mort et c’est l’enquêteur qui le tue à la fin du roman – par pure contingence. Nous pouvons avancer que, comme dans les autres romans de Robbe-Grillet, c’est plutôt le réalisme qui est suspecté et que l’auteur y joue un rôle double : celui de l’enquêteur obsessionnel-compulsif du réel et celui du coupable qui attaque constamment l’objet de son enquête, la réalité, la victime – jusqu’au meurtre. Ce refus du « faire-vrai » se caractérise par la rupture de la linéarité événementielle ainsi que par l’absence de psychologie détaillée des personnages et de leurs motivations. Pour ce faire, l’auteur met en place un ensemble de procédés formels : architecture circulaire de la ville sans nom et interchangeable; longues descriptions de la précarité de son environnement (« eau visqueuse », bâtiments en ruine, ciel lourd et gris, etc.), analepses et scènes répétées. Pour toutes ces raisons, nous pouvons donc avancer que Les Gommes représente un anti-roman policier dans lequel Robbe-Grillet revendique la liberté totale de l’écriture et la mort du réalisme. Le cadastre policier servirait alors comme point de départ formel d’une nouvelle expérimentation dont les bases sont les ruines du monde de l’après-guerre. En disloquant les exigences du genre, Robbe-Grillet a su établir une prise de conscience du monde au sein même de l’écriture, qui, comme le monde en ruines de l’après-guerre, se fragmente formellement et se refuse à donner un « sens » clair à son œuvre.

Quant à notre seul roman québécois, Meurtres à blanc de Yolande Villemaire, qui s’inscrit dans l’héritage formaliste des Nouveaux Romanciers, force est de constater que, dès la première page, le roman s’annonce iconoclaste. Dans son journal, la narratrice note : « J’écris. Point. » (Villemaire, 1986 : 11) Certes, elle est une agente secrète (la fonction actualisée de l’enquêteur dans le roman d’espionnage) poursuivie par des forces secrètes (à la fois enquêteurs et suspects), mais, aussi invraisemblable que cela puisse paraître, elle est aussi l’auteure de l’histoire ludique d’une « vague Caroline » au Maroc. Nous nous retrouvons alors devant trois genres : celui du journal intime, celui du roman policier et celui du manuscrit enchâssé de ladite Caroline, écrit dans la tradition picaresque. Pour définir ce roman, il semble donc approprié d’employer le terme multigénérique. Le travail d’écriture de Villemaire est en effet pluriel : chaque partie fonctionne avec ses propres normes en apparence hermétique. Toutefois, plus le roman dévoile des pistes, plus elles s’assombrissent. Les indices donnés avec parcimonie sont aussitôt repris, ce qui déboussole le lecteur, qui doit prendre des notes pour tout saisir. La narration devient indécidable, son autorité discutable et les niveaux narratologiques se contaminent, ce que Genette nomme « métalepse », comme transgression délibérée du seuil d’enchâssement (Genette, 2004). La notion de réalisme s’évapore et le pacte de lecture-détective, propre au roman policier (le lecteur cherche des pistes avec l’enquêteur), est rompu par ce qu’on pourrait alors nommer l’écriture-criminelle (l’auteur détruit les pistes que cherche le lecteur).

Comme chez Robbe-Grillet, l’écriture de Villemaire n’imite plus le canon littéraire, mais le recrée à sa manière afin de créer une forme nouvelle. C’est un refus clair de la répétition infinie des stéréotypes usés. Or, nous sommes en droit de nous poser la question suivante : jusqu’où l’écriture moderne transgressive, dans le roman policier comme dans le genre romanesque en général, peut-elle aller? Un énoncé de Normand de Bellefeuille pourrait nous éclairer : « Ce qui académise notre écriture […] l’institutionnalise à son tour au point d’en faire une nouvelle norme à transgresser » (2001 : 28). Serait-ce dire que dans l’art romanesque, l’écriture transgressive, la déconstruction, la fragmentation, par exemple – ce qui l’académise – ne l’est que temporairement, jusqu’à ce qu’elle soit transgressée elle-même? Cette question ressemble drôlement à une tautologie. Et si nous ajoutions ceci : à moins que le postmodernisme ne rompe complètement avec le système moderne de ruptures. Mais alors, ce serait avouer le postmodernisme comme un univers des possibles où tout est permis – ce qui équivaudrait à un raccourci intellectuel effarant. La question mérite – cela, du moins, est certain – d’être étudiée plus longuement.

Bibliographie

DE BELLEFEUILLE, Normand, Lancers légers, Montréal, Éditions du Noroît, 2001.

DUPONT, Éric, La logeuse, Montréal, Marchand de feuilles, 2004.

GENETTE, Gérard et Tzvetan TODOROV, « Préface », dans GENETTE, Gérard et Tzvetan TODOROV [dir.], Théorie des genres,  Paris, Éditions du Seuil, 1986, p. 7.

GENETTE, Gérard, Palimpsestes. La littérature au second degré, Paris, Seuil, coll. « Poétique », 1982.

GENETTE, Gérard, Métalepse, Paris, Seuil, coll. « Poétique », 2004.

HIGHSMITH, Patricia, L’Inconnu du Nord-Express, Paris, Calmann-Lévy, coll. « Le Livre de Poche », 1951.

JAUSS, Hans Robert, « L’histoire de la littérature : un défi à la théorie littéraire », Pour une esthétique de la réception, Paris, Gallimard, coll. « TEL », 1978, p. 23-88.

LEGENDRE, Joël, Ma biographie gourmande, Montréal, Éditions de la Semaine, 2010.

ROBBE-GRILLET, Alain, Les gommes, Paris, Éditions de Minuit, 2012 [1953].

SORIANO, Michèle, « Hybrides : genres et rapports de genre », dans EZQUERRO, Milagros, L’hybride / Lo híbrido. Cultures et littératures hispano-américaines, Paris, Indigo & Côté-femmes, coll. « les ateliers su SAL », 2005, p. 48-59.

TREMBLAY, Nicolas, Une estafette chez Artaud. Autogenèse littéraire, Montréal, Lévesque Éditeur, coll. « Réverbération », 2012.

VILLEMAIRE, Yolande, Meurtres à blanc, Montréal, Éditions Les Herbes rouges, coll. « Typo roman », 1986.

VULTUR, Ioana « La réception de la Recherche : une question de genre ? », dans Poétique, nº 142 (2005), repris dans DIETER  STEMPEL, Wolf « Aspects génériques de la réception », dans GENETTE, Gérard et Tzvetan TODOROV [dir.], Théorie des genres,  Théorie des genres,  Paris, Éditions du Seuil, 1986.